MARTINE LUCHMUN, journaliste indépendante et animatrice du Book Club Carpe Diem
Nathacha Appanah a décroché, hier, le Prix Femina 2025 pour son remarquable roman La Nuit au cœur. Ce prix prestigieux, décerné par un jury exclusivement féminin, lui a été remis au musée Carnavalet – Histoire de Paris, à la veille des prix Goncourt et Renaudot, et deux jours avant le Prix Médicis.
Selon la tradition des grands prix littéraires français, une autrice déjà couronnée par l’un d’eux ne peut prétendre à un autre la même année. Ainsi, ceFemina, aussi mérité soit-il, la prive du Goncourt 2025, dont le verdict tombera aujourd’hui à l’heure du déjeuner, en France.
On pourrait se demander : Nathacha Appanah a-t-elle remporté le Femina parce qu’elle est une femme (même si des auteurs ont déjà remporté le Femina, parmi, Éric Fottorino, en 2007), et parce que son roman aborde de front les féminicides et les violences faites aux femmes ?
Certains murmures évoquent une forme de discrimination positive, un choix du jury qui, consciemment ou non, laisserait la voie libre pour le Goncourt à Emmanuel Carrère ou à Laurent Mauvignier. Je ne cherche pas à juger ni à accuser, seulement à poser la question : comment les prix littéraires naviguent-ils entre mérite, représentations et stratégies ? Nathacha Appanah mérite-t-elle seulement la ‘deuxième place’ ? N’aurait-il pas été plus flamboyant qu’elle remporte le Goncourt plutôt que le Femina, voire même les deux ?
La Nuit au cœur bouleverse parce qu’il brise unlong silence. Nathacha Appanah y mêle, pour la première fois avec une telle intensité, son regard de journaliste et sa voix de femme. À partir de la deuxième partie, elle retourne sur le terrain pourenquêter sur les féminicides, sur ces vies fauchées par la violence.
Ce qu’elle raconte, alors, n’est plus seulement une série de faits, mais un retour sur ses propres blessures. Elle écrit : « C’est l’angle mort de ma vie. » Et dans cet angle mort, tout revient : la peur, la honte, la mémoire du corps, le traumatisme.
Je mesure à quel point cet acte d’écriture a dû être douloureux. Dans Une année lumière, son recueil de chroniques parues dans La Croix en 2018, elle confiait : « J’ai toujours peur que les mots m’échappent. » Cette peur, loin d’être une faiblesse, est le cœur même de son écriture : une vigilance éthique, une humilité face à la condition humaine qu’elle n’a jamais cessé de sonder.
Et dans La mémoire délavée (2023), elle écrivait encore : « Il faut enlever le vernis de chaque page, éplucher cette peau-apparat sous laquelle le récit est nu, le récit est sincère. Les absences, les grands pans d’histoire tombés dans le vide, je reste des jours au bord de ces gouffres… » Ces mots pourraient s’appliquer, de manière plus frappante, à La Nuit au cœur. Car ici, ce n’est plus la mémoire familiale qu’elle fouille, mais la sienne. Ce n’est plus la terre des ancêtres, mais celle du traumatisme personnel. Et pourtant, la même honnêteté la guide : celle de dire sans vernis, sans posture, sans spectacle.
En tant que journaliste, je me reconnais dans cette tension entre la pudeur et le besoin de dire. Nous apprenons à nous effacer, à raconter les autres, à tendre nos micros sans jamais les retourner vers nous. Et quand vient le moment d’écrire sur soi, les mots semblent nous fuir. Lorsque j’ai quitté la rédaction où je travaillais depuis des années, on m’a souvent dit : « Tu vas écrire ton histoire. » Je n’y suis pas parvenue. Parce qu’écrire sur soi, c’est affronter ce qu’on a mis des années à contenir.
C’est pourquoi je lis La Nuit au cœur avec admiration, respect et gratitude. Parce que Nathacha Appanah a trouvé la force d’écrire depuis cet endroit fragile, cet angle mort, là où la littérature rejoint la vérité.
Et si la tradition la prive du Goncourt, elle n’en sort que plus grande : sa voix porte bien au-delà des prix. Elle me semble injuste, figée, incapable de reconnaître qu’une œuvre peut, dans sa puissance, transcender les hiérarchies établies. La Nuit au cœur aurait pu, aurait dû, remporter le Goncourt ;tant ce texte s’impose comme un geste littéraire rare, profond et nécessaire. Quel dommage !
