Dr Kamal Thakoor : « Les médecins pas à l’abri du virus partout dans le monde »

Le Dr Kamal Thakoor, anesthésiste-réanimateur – qui qui fait partie de l’équipe des médecins ayant prodigué des soins à leur ancien collègue Bruno Cheong, décédé du Covid-19 –, livre ses observations sur « ce petit virus qui a chamboulé le service hospitalier à travers le monde ». Il rappelle que les médecins exerçant dans des pays pauvres ou riches, sont « tous confrontés au risque de contamination du Covid-19. » « Aucun médecin ne peut dire avec certitude : rien ne peut m’arriver », affirme au Mauricien le praticien âgé d’une quarantaine d’années. Selon son constat, les autorités de la Santé chez nous « ont jusqu’ici bien géré » cette crise sanitaire et urge les Mauriciens à respecter la distanciation sociale et les autres mesures sanitaires pour ne pas se retrouver en Service de réanimation à l’Hôpital ENT.

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Quel est votre sentiment après le décès du Dr Bruno Cheong, qui était votre collègue dans le service public et qui, comme vous, se trouvait en première ligne dans le combat contre le virus, qui lui a coûté la vie ?

C’est difficile de perdre un collègue, de surcroît un chef de service et qui a contracté le virus dans l’exercice de ses fonctions. Cela fait mal de perdre un patient après 23 jours d’affilée de lutte. Comme pour tous les autres patients que nous avons eus au service de réanimation depuis le début, nous lui avons prodigué le maximum de soins. Il a passé 23 jours sous assistance respiratoire, mais la maladie est beaucoup plus longue. Malheureusement, les résultats ne dépendent pas que des soins prodigués, mais aussi d’autres facteurs liés au patient et à sa pathologie.

Vous êtes dans un service déterminant pour les malades atteints du Covid-19. Quels sont ceux qui atterrissent dans cette unité ?

Ce sont les cas les plus graves du Covid-19, et qui nécessitent une assistance respiratoire, qui sont envoyés au service de réanimation que le ministère a aménagé à l’hôpital ENT dans le cadre de cette pandémie. Depuis le début de la maladie, nous avons eu quelques cas très graves. Deux ont survécu mais nous avons perdu les autres, dont l’état de santé s’était détérioré.

Vous êtes parmi les « frontliners » qui prodiguent les soins aux malades du virus. Comment avez-vous réagi en apprenant votre affectation à l’ENT ?

Il faut souligner que c’est une situation inédite et qui marque la carrière d’un médecin. Le sens du devoir et d’être au service du pays a primé sur toute autre considération. Dans le service de réanimation, nous sommes en présence de gens gravement malades, et chaque jour est un nouveau défi. Il faut gérer les infrastructures, les appareils, le personnel médical et paramédical, ainsi que d’autres aspects qui sont importants pour prodiguer le traitement nécessaire. Il y a chaque jour dans ce service une équipe de cinq médecins et de sept à huit infirmiers, et nous travaillons sur une base rotative. Une bonne ambiance règne au sein de l’équipe et il faut se parler pour bien se répartir les tâches. Ce qui m’a marqué au départ, c’est l’arsenal de mesures de protection pour le personnel soignant en raison de la contagiosité du virus. Avant d’entrer en salle de réanimation, il y a tout un rituel à observer pour se protéger correctement, ce qui peut prendre cinq à sept minutes. Cet ensemble d’équipements obligatoires comprend un masque spécifique (N195), des lunettes de protection, des gants, une calotte, une « gown » et des « leggings ».

Comment avez-vous réagi en apprenant qu’un de vos collègues anesthésistes avait été contaminé ?

Cette nouvelle nous a bien sûr secoués et nous avons soutenu notre collègue dans cette épreuve. Nous nous sommes demandé si on avait fauté dans le processus de protection, afin d’y remédier et pour que les autres collègues puissent prendre davantage de précautions. Il faut savoir que par la rotation du personnel établie par le ministère, pratiquement tous les anesthésistes du service public devront à un moment donné être de service à l’ENT. Il y a eu aussi quelques cas de transmission du virus parmi le personnel médical, y compris les infirmiers.

Est-ce que vous vous sentez à risques en ce moment dans votre métier ?

En général, dans toutes les professions, il y a des risques dans l’exercice de son métier. En ce qu’il s’agit précisément du secteur de la santé, dans le contexte actuel, auquel personne ne s’attendait, le personnel médical, dans le monde en général, a un risque d’infection d’environ 4% à 10%. Ce risque est calculé en fonction des pays et du niveau de protection du personnel de santé, mais aussi par rapport au respect des autres règles sanitaires par la population, notamment un lavage régulier des mains avec les produits appropriés, le port de gants et la distanciation sociale. Qu’ils exercent dans un pays riche, doté d’un système de santé moderne, ou dans un pays pauvre, avec des moyens très limités, dans le service de santé, les médecins sont tous confrontés au risque de contamination du Covid-19. Aucun médecin ne peut dire avec certitude : « Rien ne peut m’arriver ! ». Mais je suis heureux dans ce que je fais et je ne regrette pas la profession que j’ai choisie. Cela dit, il est quand même primordial de prendre davantage de précautions en cette période. Même sur le lieu de travail, la distanciation sociale est très importante, y compris pour le personnel médical et paramédical, lorsqu’ils se retrouvent à plusieurs dans certains endroits, comme lors de la pause-café ou pour le déjeuner. Nous ne devons pas être à plusieurs personnes autour d’une table. Cette distanciation sociale pour le personnel de santé doit se prolonger au retour à la maison afin de protéger sa famille.

Puisque vous parlez du protocole de protection, le service de réanimation de l’ENT est-il suffisamment équipé ?

Dans le contexte de cette crise sanitaire, tout le service hospitalier ne fonctionne que pour les urgences, et il y a eu une réorganisation des différents services de santé dans tous les hôpitaux. En attendant la commande de certains équipements spécifiques de l’étranger, il y a eu un transfert de nombreux appareils des différents hôpitaux vers l’ENT. Pour l’heure, nous sommes suffisamment équipés en termes de ressources humaines et matérielles, et il a eu un renforcement des équipements de protection.

Depuis le début de cette crise sanitaire, qu’est-ce qui vous a semblé le plus marquant ?

Nous vivons quelque chose de nouveau et on se retrouve en isolation avec des patients gravement malades. J’avoue que c’est un peu stressant pour tout le monde, et personne ne dira le contraire. Mais il y a une solidarité remarquable entre le personnel médical et paramédical, et un soutien mutuel entre les médecins. Je voudrais aussi faire mention du soutien de l’association des anesthésistes de Maurice, qui a fait don de matériel de protection au service de réanimation. Nous avons beaucoup apprécié ce geste de nos confrères du public et du privé.

À quoi pensez-vous lorsque vous voyez la situation des médecins à l’étranger, faisant face chaque jour à des milliers de malades et de décès ?

En effet, la situation est beaucoup plus inquiétante ailleurs, notamment dans plusieurs pays européens, où il a fallu convertir des espaces immenses, comme des salles de conférences, en services de réanimation pour prendre en charge des malades ayant besoin d’une assistance respiratoire, parce qu’il n’y a pas suffisamment de place dans leurs hôpitaux. Heureusement que nous ne sommes pas arrivés à une telle situation à Maurice. Nous avons suffisamment de place pour accueillir un plus grand nombre de malades qui sont dans un état critique, bien j’espère que cela ne sera pas le cas.

Êtes-vous en contact avec des réseaux de médecins en ce temps de pandémie ?

Nous n’avons pas encore d’association regroupant les anesthésistes des pays du continent africain. En revanche, dans chaque pays il y a une association qui est affiliée à la World Federation Society of Anesthésistes. Nous avons régulièrement des « updates » sur la maladie par les sociétés savantes, que ce soit en Amérique, en Europe, et même en Chine, et ces communications nous donnent une visibilité de ce qui se passe à l’étranger. Ce sont des informations utiles, qui nous aident à améliorer notre pratique, d’autant que le Covid-19 est une maladie assez récente et que chaque jour, nous découvrons de nouvelles choses à son sujet.

Est-ce que la trajectoire de la maladie vous déconcerte ? Quelle est votre lecture de l’évolution du virus ?

C’est un virus qui a pris le monde entier par surprise, et tous les pays touchés par la maladie ont dû s’organiser en fonction de leurs ressources pour faire face à la situation. Avec la distanciation sociale, qui aujourd’hui est bien ancrée dans certains pays, les autorités de la santé sont arrivées à diminuer la contagiosité du virus. Mais je crains fort qu’avec la levée du confinement, les pays soient confrontés à un deuxième « peak », qu’il leur faudra mieux gérer que la première vague. Nous avons vu ce qui s’est passé à Singapour. Ce pays a enregistré plus d’un millier de nouveaux cas de contamination peu de temps après la levée du confinement, et cette situation a contraint les autorités de Singapour à remettre la population en confinement. L’idée du prolongement d’un premier confinement national a pour but d’éviter un deuxième pic afin qu’il n’y ait pas de pression sur le service hospitalier. Les autorités dans les pays où les services de santé ont été dépassés par la situation lors du premier « peak » prévoient déjà d’autres ressources matérielles dans l’éventualité où ils feraient face à une deuxième vague de cette maladie.

Quels enseignements tirez-vous de cette maladie ? Les choses vont-elles changer dans la manière dont vous pratiquerez votre métier ?

Un petit virus de rien du tout a chamboulé les activités du monde entier ainsi que le service hospitalier à travers le monde. À l’instar de beaucoup de pays, nous avons nous aussi appris à faire avec les ressources humaines et matérielles qui étaient à notre disposition au plus fort de la vague, et nous avons su prendre certaines initiatives pour répondre aux choses urgentes. Je crois bien qu’après cette maladie, nous allons devoir prendre beaucoup plus de précautions pour éviter la transmission des infections dans le service hospitalier. Cette épreuve que nous venons de traverser constitue une base de données qui nous permettra d’affronter des situations similaires dans le futur. Lorsque nous retournerons à la vie normale, il nous faudra prendre du temps pour une analyse en profondeur de cette expérience vécue dans le domaine de la santé.

Le déconfinement serait pour dans quelques jours. Comment prévenir le pays contre de nouveaux cas de contamination et un deuxième pic épidémique ?

Au niveau hospitalier, nous avons bien géré la situation jusqu’à maintenant, mais il faudrait définitivement mettre en place un système de contrôle avec un renforcement du dépistage. Il est impossible de dire exactement à quel moment on pourrait avoir un deuxième « peak » parce que cela dépend de plusieurs facteurs, notamment de l’attitude de la population par rapport au confinement, du nombre de personnes encore malades et du nombre de porteurs du virus qu’on ne connait pas car ils sont asymptomatiques. Il est un fait que le confinement n’a pas été respecté totalement, car nous avons vu, ces derniers jours, des groupes de personnes achetant leurs légumes aux coins de rue, ainsi qu’un nombre impressionnant de Mauriciens faisant la queue pour entrer dans les supermarchés. Cette situation pourrait éventuellement augmenter le nombre de cas qu’on a déjà enregistrés. Je conseillerai aux Mauriciens qui devront se rendre au travail après le déconfinement de suivre à la lettre toutes les consignes des autorités en matière de protection. Il serait mieux que les personnes qui n’ont aucune obligation de sortir restent chez elles encore quelque temps. Le virus est toujours présent et, de ce fait, la distanciation sociale et le respect des autres règles sanitaires sont valables pour tout le monde afin de ne pas se retrouver un jour en réanimation.

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