Eddy Cheong See (Révérend docteur) : « Le vivre-ensemble mauricien est comme les musiciens chevronnés qui jouent du jazz »

Venant de décrocher son doctorat (DMin) en dialogue interreligieux et cohésion sociale, Eddy Cheong See, membre du clergé anglican, observe qu’à Maurice, le vivre-ensemble est à l’image « des musiciens qui jouent du jazz ». Si tant est que cette « acceptation de l’autre coule de source ». Il n’écarte pas l’apparition sporadique de tensions, mais considère qu’en général, « le Mauricien veut vivre dans la paix ». Du reste, souligne-t-il, « tout ne tient qu’à ce vivre-ensemble », sans lequel « tout s’écroulerait ». Dans l’entretien qui suit, le révérend docteur témoigne de l’apport de l’immersion dans la religion de l’autre, « qui aide à retourner à la source de sa propre religion bien plus fort et équipé ».

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Vous venez de décrocher votre doctorat en dialogue interreligieux et cohésion sociale à Maurice. Parlez-nous du thème de vos recherches et de ce qui vous a mené à ce choix…

J’ai décroché mon doctorat en ministère (DMin) de l’Acts Academy of Higher Studies (Bangalore). L’étudiant fait des recherches sur une thématique pour pouvoir léguer et faire connaître ce thème à l’Église et à la société, et aussi permettre de bâtir sur ce qui a été découvert lors de ces recherches. Moi, j’ai choisi le dialogue interreligieux et la cohésion sociale par rapport à mon rôle au sein du Conseil des religions, dont je suis l’Executive Secretary. Le Conseil des religions ne peut exister sans support académique, historique et théologique. C’est important que des personnes fassent des recherches approfondies et de qualité pour mener à bien le travail du conseil, qui demande de la rigueur. Le Conseil des religions demande que les membres connaissent les mécanismes du dialogue interreligieux. Cela demande beaucoup de lectures d’ouvrages sur le dialogue interreligieux.

Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré sur ce thème ?

Il y en a plusieurs, à l’instar de Raimon Panikkar, un éminent prêtre catholique aujourd’hui décédé, qui était un gourou du dialogue interreligieux. Il y a aussi John Hick, spécialiste de la théologie du pluralisme, et Stanley Jedidiah Samartha. Ces figures ont beaucoup étudié, vécu et écrit sur l’expérience du dialogue interreligieux. Dans le monde global et pluriel dans lequel on vit, le prêtre chrétien que je suis demande une expertise des autres religions. Se pose alors la question de savoir comment un prêtre chrétien vivant dans un monde pluriel articule sa foi, sa théologie et la paix autour de lui. Jésus a dit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » Comment le prêtre chrétien fera-t-il cela sans l’apport des recherches autour de cette thématique ?

Où vos recherches vous ont-elles mené ?

Mes recherches ont montré qu’à Maurice, il y a un grand respect des religions de la part des dignitaires religieux. Et aussi qu’à Maurice, il y a cette cohésion sociale, ce vivre-ensemble, cette acceptation des autres. C’est naturel. Cela se confirme quand on parle à des étrangers. Ils vous diront que c’est comme des musiciens chevronnés qui jouent du jazz. Cela coule de source. Jonathan Ravat, qui m’a inspiré pour ce thème, a aussi écrit sur le dialogue interreligieux, mais plus d’une perspective anthropologique, alors que moi, c’est davantage par rapport au ministère pastoral. Il y a aussi le pasteur Rodney Curpanen, qui a écrit sur l’interculturalité. Nous avons choisi cette thématique nouvelle, qui prendra de l’essor dans notre île Maurice plurielle et ailleurs.

Pourquoi le dialogue interreligieux est-il une thématique nouvelle ?

C’est surtout en termes de connaissances des grandes religions. Sur ce point, j’ai eu recours à un outil très important lors de mes recherches : l’immersion. Par exemple, le diocèse anglican m’avait envoyé en Inde pour une immersion dans la culture hindoue. J’ai visité trois États : le Karnataka, l’Andhra Pradesh et le Tamil Nadu. Je me suis ainsi immergé dans la culture de l’autre. Dans ma thèse, je prône cet outil de recherche qu’est l’immersion en ajoutant un élément qui m’a beaucoup aidé, à savoir la phénoménologie. C’est un outil qui permet aux chercheurs de faire une observation critique et neutre. Un exemple : je veux étudier le monde du journalisme. Je viens à la rédaction, je m’assois pendant un mois, j’observe et j’écris en toute objectivité. Je décris ce que je vois.

La deuxième partie de ma thèse a consisté en une étude sur le Conseil des religions depuis sa création. Le projet de sensibilisation/prévention au VIH/Sida a été les prémices des actions du conseil, qui a pu réunir diverses connaissances en faisant appel à d’autres. Plusieurs groupes religieux s’étaient réunis pour sensibiliser autour de cette maladie. Nous avions comme partenaire l’Ong Pils. Donc, le corps religieux avait uni sa force avec celle d’une Ong. De plus, le cours dispensé par le conseil en collaboration avec l’Université de Maurice a amené les étudiants à avoir recours également à l’immersion en allant vivre en toute neutralité la religion de l’autre. Maintenant, le conseil démocratise ce système d’interreligieux en allant dans les villages. Un groupe interreligieux a été constitué à Grand-Baie. Bientôt, on ira à Forest-Side.

À quoi servent ces groupes ? 

On nous reproche que le dialogue interreligieux se fasse entre religieux, ce qui est bien. Comment amener le dialogue interreligieux sur le terrain ? Ces clubs interreligieux encouragent les habitants de village à dialoguer entre eux. Pendant mes recherches, j’ai fait l’expérience du dialogue interreligieux sur le terrain en parlant avec les gens dans la rue pour voir comment ils articulent leur religiosité à leur vie de tous les jours et comment ils vivent ce type de dialogue.

Vous avez parlé du vivre-ensemble comme d’une réalité qui coule de source chez nous. Lequel des deux postulats est-il le plus vrai : l’île Maurice, une société où toutes les religions se respectent et s’entendent à merveille, ou l’île Maurice où, sous l’apparente entente entre les religions, existent méfiance et incompréhension ?

Le Conseil des religions avait il y a quelque temps émis un communiqué sur la “negative peace”. Cela veut dire que quelque chose couve et peut un jour exploser. Bien sûr, j’aborde cette question dans ma thèse. J’y rappelle les émeutes de 1999 et la bagarre raciale de 1968 pour dire que, sporadiquement, Maurice a malheureusement connu des émeutes, mais nous n’avons pas connu de guerre civile. Sporadiquement, cela remonte à la surface. Mais en général, le Mauricien veut vivre dans la paix. 1968, 1999… Il y a eu un laps de temps assez long entre ces deux dates. De pays en voie de développement, Maurice est passée à pays à revenus élevés. Mais s’il n’y a pas la paix et ce respect entre les religions, tout s’écroulera. Tout dépend de ce vivre-ensemble. C’est pourquoi dans ma thèse, j’utilise le mot “nurture”. Il faut constamment nourrir cette paix.

Dans le sillage de la crise sanitaire mondiale et de la crise économique qui s’en est suivie, avec les pertes d’emplois, on note une certaine insécurité dans le pays, des gens à cran… Y a-t-il une tendance à plus de violence ?

Cela peut arriver. Mais de l’autre côté, vous avez aussi ce désir des chefs religieux de favoriser la paix. Regardez le ton qu’a adopté l’évêque de l’Église catholique. Il a appelé à l’entraide. Le diocèse de Port-Louis a lancé le concept “Tous solidaires, ensemble pour affronter la crise”. Le Wakashio a été un exemple de la solidarité de la population pour contrer la pollution marine. Le Conseil des religions a été sur le site, à Mahébourg, organiser un temps de prières et de fraternité.

Dans les moments difficiles, ce dialogue interreligieux trouve donc toute sa pertinence…

Les catastrophes naturelles transcendent les religions et font valoir la bonté des personnes de foi, mais aussi d’autres personnes, pour aider son prochain.

Le dialogue interreligieux existe-t-il à Maurice ?

Oui. Dans ma thèse, je dis qu’on est aux balbutiements de ce cheminement interreligieux.

Pourquoi ? Cela n’existait pas jusqu’ici ?

Si, mais on n’est pas encore à une étape avancée. À une étape avancée, on verrait des théologiens parler au niveau académique, théologique, tout en ayant cette immersion vers l’autre. Mais le Conseil des religions met l’accent dessus. Ce dialogue interreligieux se vit au sein du conseil.

Qu’est-ce que le dialogue interreligieux pour vous ?

C’est quand les religions se parlent. D’après les recherches, on passe d’une “polite conversation” à un “full-fledged interfaith dialogue”. Par exemple, le chrétien qui apprend à apprécier l’hindou dans son approche mythologique du divin et l’hindou qui apprend à apprécier le christianisme dans son monothéisme trinitaire, tout en sachant qu’il y a des thématiques qui ne convergeront jamais.

Comment l’individu passe à cette étape de partage de croyances religieuses dans sa conversation avec l’autre ?

Il faut qu’il y ait un apprentissage, des lectures autour de ces religions. L’apprentissage peut se faire aussi à travers les médias, un cours à l’école. L’individu doit éveiller cette curiosité religieuse. Sinon, comment apprécier l’autre si on ne cerne pas le rationnel de ce qu’il pratique ? En Inde, j’ai couché dans un temple jaïn pour faire un pèlerinage le lendemain. On m’a servi à manger gratuitement. Cela m’a marqué à vie. Sortir de la liturgie de son église pour aller dans un autre système de croyance et voir comme l’autre vit sa foi… Le lendemain, j’ai escaladé 600 marches pour aller à la rencontre du divin… Il y a de quoi être bousculé, dans le bon sens du terme.

Certaines religions ne sont-elles pas fermées à l’immersion du croyant dans une autre religion ?

Chacun vit ses expériences spirituelles dans le respect de sa personne. Vous ne pouvez empêcher une personne d’expérimenter l’autre dans sa croyance. Comment peut-on rester fermé sur sa propre croyance dans un monde global ?

Qu’apporte cette expérience de l’immersion dans l’autre religion ?

Un enrichissement personnel et un élargissement de son horizon. On devient meilleur dans sa foi. On retourne à la source de sa propre religion bien plus fort et équipé.

Comment vous y êtes-vous pris pour vos recherches ? Vous avez rencontré des chefs religieux ? Vous avez été dans des lieux de culte ?

J’ai fait des “semi-structured interviews” avec 30 chefs religieux. L’hindouisme, l’islam, le bouddhisme, le bahaïsme et le christianisme sont les cinq religions que j’ai étudiées. Cela a été trois ans et demi de passion. Jimmy Harmon a été mon directeur de thèse. Dans ces rencontres avec les chefs religieux, il y a eu un accueil et un respect qui m’ont profondément touché. Il y avait toujours ce désir de paix. Je suis allé les revoir pour les remercier. Ce sont des gens exceptionnels que Maurice a la chance d’avoir.

 

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