Si, pour nous, le thé est synonyme de pause au bureau ou d’un instant convivial à la maison, pour Asvin Bokhoree, Chief Executive Officer du Groupe Chartreuse depuis 23 ans, le thé est une passion qu’il cultive au quotidien. Diplômé comme ingénieur aéronautique de l’Université de Glasgow en Écosse, il revient à Maurice en 1996, se préparant pour son départ au Canada. Son père Kressoon Bokhoree, qui se lance à l’époque dans la culture du thé, le convainc de rester au pays et de l’aider à développer le secteur théier local. 28 ans plus tard, l’usine compte 170 employés, réalise un chiffre d’affaires de Rs 260 millions et fait partie des Top 100 Companies de Maurice. Avec le temps, la compagnie familiale, devenue le Groupe Chartreuse avec quelque 800 personnes travaillant pour son compte, a diversifié ses activités et se fraye également un chemin dans le commerce, avec outre les supermarchés SaveMart, les opérations de distribution, à travers Chartrade Ltd. Une histoire familiale devenue une success story.
De père en fils, de la plantation à l’usine
Le protagoniste de cette aventure familiale est, dans un premier temps, Kressoon Bokhoree. En 1954, il est employé à l’usine Chartreuse par les Anglais. Il a 13 ans. En 1961, il achète son premier terrain d’à peine un demi-arpent sur lequel il débute sa propre culture de thé. Lorsque le gouvernement mauricien évoque le souhait de cesser d’investir dans le secteur théier, Kressoon Bokhoree n’a qu’un seul but : continuer à le faire vivre. Dans les années 1990, sa culture de thé s’étend à près de 100 arpents et c’est alors qu’il décide de construire son usine à Nouvelle France. Quant au nom de l’usine, pour Kressoon Bokhooree, le breuvage du thé était instantanément associé au nom de cette usine anglaise, là où il avait tout appris. C’est donc tout naturellement qu’il a fait renaître La Chartreuse. Son fils ainé, Asvin Bokhoree se joint à lui par la suite et deviendra à son tour le protagoniste de l’histoire, notamment en tant que CEO.
« Ce choix de carrière, je ne le regrette pas, parski mo’nn resi fer so leker kontan. Ensuite, en tant que fils de planteur, cet environnement m’était déjà familier. J’ai été aussi témoin de l’évolution du marché du thé. En effet, à l’époque le thé noir était produit dans de nombreux pays mais pas à Maurice, alors que la demande était présente. En m’engageant à mon tour, j’aspirais à rendre le thé mauricien comparable à ceux de l’étranger. Pour cela, il fallait à tout prix offrir quelque chose de différent aux Mauriciens, s’adapter aux nouveaux palais, aux nouvelles tendances et à leur nouveau style de vie. C’est ainsi qu’a commencé l’aventure ! Elle n’a pas été facile, il fallait gagner la confiance des planteurs, et je me rappelle que les habitants disaient « Ki pe konstrir la, enn poulaye ? » Aujourd’hui, je suis très fier du chemin accompli qui est le résultat d’un travail de dur labeur et d’un peu de chance du destin ».
Plus jeune usine de thé de l’île
Se faire une place sur le marché local du thé, là où d’autres règnent déjà en grands maîtres n’est pas aisé. Toutefois, en 1999, un nouveau chapitre s’ouvre pour les Bokhoree puisque La Chartreuse Tea Manufacturing Co. Ltd démarre la commercialisation de ses produits. Elle est aujourd’hui leader dans le secteur théier avec 48% de part de marché, propose 60 arômes différents de thé noir tels que la vanille, le gingembre, la bergamote ou encore l’élaïti (cardamome moulue), sans oublier le thé vert et les infusions, représentant, entre autres, la marque Royal Herbs. De plus, l’exportation vers des pays comme la France et la Chine contribue à son succès jusqu’à être demandé par la diaspora mauricienne. Pour comprendre comment ce thé si plébiscité est fabriqué, nous avons fait un saut à l’usine.
Montée Lapeyre, Nouvelle France, des feuilles de Camellia sinensis à perte de vue. 104 arpents de plantations de thé, 500 à 600 planteurs de la région qui collaborent et 42 employés qui s’affairent à la récolte. Une fois cueillies, les feuilles de thé sont pesées et, alors, démarre un long périple… D’abord étalées de manière uniforme sur un tapis, elles sèchent. Puis, elles font face au CTC, Cut, Turn and Curl, technique dont l’usine de Chartreuse est la seule à utiliser à Maurice. Au sortir des machines, les feuilles sont devenues des granulés. Ensuite, vient la fermentation naturelle, étape de l’oxydation. À cet instant, chaque paramètre tel que la température de l’air ambiante doit être minutieusement ajustée pour favoriser l’obtention d’un thé de qualité. C’est alors que les granulés changent de couleur, du vert au marron, et deviennent du thé noir, dégageant peu à peu des arômes, parfums si réconfortants que nous ralentissons la visite…
Quant au thé vert, il conserve sa teinte car il ne passe pas par l’étape de la fermentation. Le périple des granulés se poursuit dans un four où la chaleur avoisine les 220 à 230 degrés Celsius. Une fois séché, le thé est tamisé et trié automatiquement selon le granulé (grosseur). Cette différence de grosseur est dû aux diverses façons de consommer le thé, en vrac pour les plus gros et en sachet pour les plus fins. Quant aux fibres, extraites du thé, elles sont utilisées pour le compost dans les plantations. Enfin, le périple s’achève et laisse place à l’étape de la dégustation d’échantillon, non pas par le grand public mais par M. Shiva Appalsasawmy, Manager des Opérations à l’usine. « Mo bwar 30 à 40 tas dite par zour ! » s’exclame-t-il. Après avoir goûté, c’est lui qui donne le feu vert pour la commercialisation. Il ajoute que « bizin swiv tou bann paramet a la-let, parski bon kalite fey pa sifizan pou bon kalite dite. » Ainsi s’achève notre visite, et s’il y a bien une chose que tous n’ont cessé de répéter, c’est qu’à La Chatreuse, « nou na pa fer lapay dite, nou fer bon dite de kalite. »
4 secteurs unis pour le meilleur…
À la base de ce projet, la volonté de se réinventer et de proposer toujours plus de services de qualité. Au sein du groupe, à chaque entité son secteur et sa marque de fabrique. Le premier secteur, celui de la production, est assuré par Chartreuse Tea Manufacturing Co. Ltd qui fabrique le thé.
Celui de la vente, initié il y a 9 ans, est associé à la chaîne de supermarchés, Save Mart, employant plus de 600 effectifs dans 28 points de vente. Son concept The production mouvement se veut de servir le client selon ses besoins et la localisation du magasin. De ce fait, chaque supermarché ne proposera pas la même expérience, selon la région, à l’instar de celui de Mahébourg qui n’expose pas autant de poissons frais, vu que le village côtier abrite de nombreux pécheurs. La chaîne, avec aujourd’hui 28 supermarchés à travers l’île, veut aussi privilégier la proximité aussi bien avec les producteurs locaux que les consommateurs. C’est pourquoi Save Mart s’implante depuis 2013 dans la ruralité à Lallmatie, Trois Boutiques, Bon Accueil et, plus récemment, à Tranquebar avec le souhait de changer la vie de ces habitants. À noter que trois points de vente Save Mart sont également présents à Cardiff en Angleterre.
Ensuite vient le secteur de la logistique et de la distribution reposant sur Chartrade Ltd reposant sur la base du truck to shelf, soit avec des prix affichés qui restent raisonnables étant donné qu’elle vise à réduire les coûts intermédiaires en assurant elle-même les étapes de l’emballage, du stockage, du transport et de la commercialisation. De même, l’achat des produits comme le sucre, la farine ou le riz se fait directement avec le Mauritius Sugar Syndicate (MSS) et la State Trading Corporation (STC). Enfin, Chartreuse Properties & Investment Ltd se destine à la gestion de terrains, notamment ceux occupés par la chaîne Save Mart.
« Quatre secteurs en un, certes, mais ce n’est pas fini », dit le CEO du groupe, « nous espérons que le permis obtenu pour la création de Chartreuse Agency Ltd. nous permettra de grandir encore, cette fois, dans le secteur des assurances ». Avec certitude, cette histoire familiale et le développement du Groupe Chartreuse ne s’arrêtent pas là puisque qu’ils peuvent compter sur leurs jeunes. Diplômé en Business Management de l’Université de Surrey, Adarsh Bokhoree, 23 ans, le fils de Asvin Bokhoree, est actuellement business analyst au sein de la compagnie et se dit déterminé à prendre la relève. L’aîné d’Asvin Bokhoree confie : « Le marché du commerce est très compétitif, il est parfois difficile de garder les clients fidèles. Notre choix est de miser sur les bas prix tout en proposant des produits de qualité. En présentant mes premiers projets qui allaient dans ce sens, j’ai reçu un soutien conséquent. Ils ont tous cru en moi et c’est ce qui a nourri davantage ma passion pour ce métier et cet attachement à ce groupe. »
… et pour le pire
Malgré une demande de thé qui ne cesse de grimper, la production locale est décroissante. Un paradoxe qui soulève de nombreuses interrogations au sujet de l’avenir du secteur théier. Entre l’année financière 2020/2021 et 2021/2022, la production de thé a décru de 604 à 484 tonnes. Ce déficit de 600 tonnes de thé s’explique, d’une part, par l’absence de planteurs, le métier ne suscitant plus assez d’intérêt pour assurer la relève, et, d’autre part, par le changement climatique affectant énormément les récoltes. Lors de la haute saison, l’usine fonctionne à plein régime 7 jours sur 7, de 5h à 20h. Or, les changements de température, les importantes intempéries ou sécheresses inhabituelles altèrent la qualité des feuilles, source de pénurie, sachant que 5 kilos de feuilles sont nécessaires pour fabriquer 1 kilo de thé. Enfin, la hausse des prix conjoncturels n’arrange pas la situation et limite l’achat de fertilisants. Le Groupe Chartreuse l’affirme : s’il n’y a pas de changement et de prise de conscience au niveau gouvernemental, le secteur disparaitra. Néanmoins, Adarsh Bokhoree ne baisse pas les bras et soutient que « la compagnie a grandi à vitesse très importante et il y a eu beaucoup de défis, notamment lors de la période du Covid. Surmonter ces obstacles et savoir s’adapter ont fait du Groupe Chartreuse une équipe soudée comme une famille, et nous sommes prêts à en relever d’autres. »
Chartreuse Group a un bel avenir
En fin d’interview, Asvin Bokhoree a laissé échapper un petit détail qui saura certainement conquérir le cœur de Mauriciens et touristes : « Nous aimerions développer des gîtes au cœur des plantations de thé, afin de mêler service et restauration, et donner un nouveau souffle à l’industrie théière. » Il n’a pas été possible d’en savoir plus… Toutefois, la durée d’infusion d’un bon thé a été révélée. Ainsi, chers lecteurs et lectrices, sachez qu’un thé noir s’infuse 6 minutes et que pour un thé vert ou autre infusion, c’est 4 à 5 mins. À présent, plus qu’une chose à faire : al bwar enn bon dite so !