JUDICIAIRE : Le verre à moitié plein, à moitié vide !

Le chef juge Bernard Sik Yuen part à la retraite, mardi prochain, à la veille de ses 67 ans, en laissant la place — sauf surprise —  au Senior puisne judge, Keshoe Parsad Matadeen. En prenant ses fonctions, le 14 juin 2007 — soit il y a six ans — M. Sik Yuen avait confié dans une interview exclusive accordée àWeek-Endqu’il avait «les idées plein la tête pour créer de bonnes conditions afin de pouvoir rendre une justice de bonne facture»(voir notre édition du dimanche 17 juin 2007 ).
?Le chef juge aura-t-il réussi dans la mission qu’il s’était lui-même fixée ? A notre avis, son bilan rappelle beaucoup ces notes scolaires classiques dans lesquelles, afin de ne pas trop décourager l’élève, il était toujours écrit : «There is still room for improvement». Un peu comme le verre à moitié plein et à moitié vide…
Dans un entretien qu’il a accordé, hier, à notre confrère du Défi-Plus, le chef juge dit avoir «toujours essayé de faire de mon mieux»et «pense avoir atteint la plupart de mes objectifs». En ce qui nous concerne, un peu de nuances ne devraient faire de mal à personne. «We beg to differ»,dirait l’anglais.
On ne va pas être injuste envers Bernard Sik Yuen, lequel, nous le rappelons, aura été le 10e Mauricien à occuper le poste de No.1 du judiciaire depuis l’indépendance. Il a, effectivement, apporté quelques changements qui ont, dans une certaine mesure et dans certains cas, aidé à accélérer la dispense de la justice dans notre pays. Nous précisons bien dans certains cas car, par exemple, dans l’affaire des quelque 5000 assurés pénalisés par la cessation des activités de la défunte Rainbow Insurance, ces victimes attendent depuis dix ans que leur sort soit fixé !
Les changements positifs d’abord
En guise d’évaluation d’un bilan, il faut, en toute honnêteté d’abord, relever un à un, les changements positifs, mais il faut aussi comptabiliser les échecs. A l’item des actifs de M. Sik Yuen, il y a eu, entre autres:
— La création de la Cour de la famille dont le mérite, chaque jour, est d’abréger le plus rapidement possible la souffrance de nombreuses familles à la dérive où les conjoints ne peuvent plus se supporter. Soulagement soit en prononçant la séparation définitive par des procédures de divorce accélérées, soit en amenant, autant que faire se peut, ces conjoints à se réconcilier, bon gré mal gré, aux grands bénéfices des enfants. Cette Cour de la famille siège désormais cinq jours par semaine avec deux juges affectés en permanence comparé à un seul le vendredi comme c’était le cas auparavant.
—La mise sur pied de la Cour commerciale pour régler rapidement des contentieux compliqués entre partenaires en affaires qui, au passage, freinaient la marche de leurs entreprises au détriment de leurs employés.
— L’institution d’une Cour de médiation. Cette cour, arbitre, en principe, à l’amiable, des litiges permettant à chaque partie engagée de sauver sa mise. Même si elle souffre, à ce stade, de l’absence de visibilité totale de la part du public (ce fameux public eyecher à toute société démocratique, question de savoir comment le juge et les hommes de loi s’acquittent de leurs tâches au sein de cette instance), elle a, néanmoins, prouvé son utilité.
—Non sans secousses et contestations, certes, le chef juge est également  parvenu à faire accepter au corps légal l’informatisation, même partielle, du système judiciaire (e-judiciary). Ce qui a allégé un peu la lourdeur administrative et le recours à la paperasserie.
—Il y a eu la délocalisation à Maurice des sessions du Judicial Committee du Privy Council de la reine qui, dorénavant, épargne à des justiciables locaux peu fortunés de coûteux déplacements à Londres pour contester des décisions de la Cour suprême (ndlr: l’initiative de cette délocalisation avait été prise, toutefois, sous l’ancien chef juge Ariranga Pillay avec Rama Valayden comme Attorney General).
—M. Bernard Sik Yuen soutient «qu’un des plus beaux fleurons de la réforme du judiciaire a été la mise sur pied de l’Institute for Judicial and Legal Studies (IJLS)». Cet institut donne des cours de formation continue aux hommes de loi exerçant dans le privé, au personnel du State Law Office et aux auxiliaires de justice. Il se félicite de l’implication de bon nombre d’hommes de loi du privé, de juges et de magistrats qui se sont ainsi découvert des talents de formateurs de haut niveau.
A partir de là, toutefois, s’arrête le côté positif du bilan du judiciaire pour l’année  qui se termine.
Les cuisants échecs du système
La qualité, essentielle, qu’un citoyen est en droit d’exiger du système judiciaire de son pays est que ce système soit, en tout point, respectable. A juste titre, à Week-End, le dimanche 17 juin 2007, M. Bernard Sik Yuen déclarait ce qui suit: «J’espère, lorsque je partirai, avoir réussi à forger le respect de l’officier de cour aux yeux des membres du public.»Le moins qu’on puisse constater, c’est que c’est raté. Bien au contraire, c’est sous son mandat qu’a été mis au jour, cette année, le scandale sans précédent dans lequel deux secrétaires de juges font l’objet d’allégations d’avoir truqué des jugements ! On attendra de voir quelle sera la conclusion de cette sale affaire et dans quelle mesure la respectabilité de la Cour suprême sera totalement remise au-dessus de tout soupçon. Mais, entre-temps, il y a lieu de déplorer que le chef juge n’aura pas, non plus, complété sa feuille de route.
On peut relever que, contrairement à l’engagement qu’il avait pris, Bernard Sik Yuen n’a pas pu créer l’Ecole de la magistrature dont il disait que c’était «nécessaire».
Il n’a pas donné suite à une proposition de la Commission Mac Kay pour que soient créés des postes de Court Care Officerspour diriger les citoyens vers les services judiciaires appropriés. A une conférence des juges tenue à Bengalore (en Inde), il avait été décidé, depuis 2006, qu’il fallait que les cours de justice retiennent les services de Public Relations Officers avec pour, entre autres fonctions, d’expliciter les jugements au public. Rien n’a été fait dans ce sens. Qui sait que, peut-être, une telle disposition aurait pu avoir éviter au pays la pénible épisode de l’affaire Soornack et la controverse qui mit le juge Bushan Domah dans une fâcheuse posture…
Même si on concède que la décision d’y remédier ne dépendait pas entièrement de lui — puisque le législateur a son mot à dire — le chef juge sortant n’aura, non plus, rien fait pour que —  45 ans après l’indépendance — le pays soit, enfin, dôté d’une Cour d’appel digne de ce nom entièrement séparée de la Cour suprême. A l’accession de Maurice à l’indépendance en 1968, il avait été prévu que, temporairement (c’est nous qui soulignons), la Cour d’appel allait fonctionner comme une division de la Cour suprême. Mais le temporaire est devenu permanent et, malgré de nombreuses critiques du Privy Council à cet effet, les citoyens sanctionnés par la Cour suprême et qui se sentent lésés doivent encore obligatoirement s’en remettre aux juges de cette même instance avec toute la mauvaise impression qu’une telle situation de vases communicants peut, légitimement, engendrer…
Une perception d’injustice 
Bernard Sik Yuen n’aura pas su, également, rassuré nombre de jeunes intéressés par la profession légale qu’ils vont pouvoir réaliser un jour leur rêve. L’effarant taux d’échecs enregistré aux examens d’avocats organisés par la Commission of Legal Education (seulement 2 candidats sur 67 passent l’épreuve) suscite de multiples interrogations. Est-ce la conséquence de certaines nominations qu’il a entérinées sur cette commission? Dans la basoche on se pose la question sur la réelle pertinence de certains nominés eu égard à leurs propres performances dans des high profile cases décriés plus d’une fois par le Privy Council…
Enfin, et c’est sans doute-là le plus gros échec personnel du chef juge; de par certaines de ses décisions, il a fini, de manière paradoxale, par créer une perception d’injustice là où il n’en fallait justement pas. Soit au sein d’une institution judiciaire auprès de laquelle le citoyen doit, justement, obligatoirement se tourner pour obtenir… justice ! L’évincement du juge Eddy Balancy du poste de no. 2 du judiciaire dans des circonstances qui n’ont jamais été justifiées entachera à jamais le mandat de M. Bernard Sik Yuen.
 
 
 

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