Shirin Aumeeruddy-Cziffra : « Aujourd’hui aucune loi ne peut impliquer une discrimination fondée sur le sexe »

Shirin Aumeeruddy-Cziffra, légiste, militante des droits humains et ambassadrice de la campagne Rise & Shine sur les droits humains, lancée par l’Union européenne, a présenté lundi son livre, Femmes, de l’ombre à la lumière, soit à la veille de la célébration de la Journée internationale des droits des femmes. Comme le souligne l’ambassadeur de l’Union européenne, Vincent Degert, qui parrainait ce lancement, « le livre de Shirin Aumeeruddy-Cziffra donne toutes les clés de lecture pour comprendre et apprécier le chemin parcouru à Maurice afin d’identifier avec lucidité les défis qui restent à relever ».

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Pour Shirin Aumeeruddy-Cziffra, ce livre « rend hommage aux Mauriciennes qui ont tant donné pour que nous soyons ce que nous sommes aujourd’hui, mais toujours dans l’ombre, et sans beaucoup de reconnaissances » . Elle insiste sur le fait qu’aujourd’hui, « aucune loi ne peut impliquer une discrimination fondée sur le sexe ». Le livre, qui sortira en librairie le mois prochain, peut être commandé sur Bookstore.mu.

Vous avez choisi de lancer votre livre, intitulé « Femmes, de l’ombre а la lumiиre », а la veille de la célébration de la Journйe internationale de la femme. Est-ce dans le but de rendre hommage а la femme mauricienne ? Comment cette journйe vous interpelle-t-elle en 2022 ?
Je veux bien sûr rendre hommage aux Mauriciennes, qui ont tant donné pour que nous soyons ce que nous sommes aujourd’hui, mais toujours dans l’ombre, sans beaucoup de reconnaissances et, comme on le dit en anglais, taken for granted. Elles ont été mal payées pour dépailler la canne, elles ont fait les beaux jours de la zone franche manufacturière, elles sont partout… mais au bas de l’échelle. Le chômage les affecte en priorité. Elles continuent d’effectuer le travail domestique non rémunéré.

Certaines ont bien sûr pu gravir un peu les échelons, surtout dans le secteur public, où 39% de femmes occupent des postes clés, y compris au sein de la justice, où nous avons une cheffe juge, une Senior Puisne Judge et une majorité de femmes juges et magistrates. Mais dans le secteur privé, seules six ou sept femmes sont Chief Executive Officers, et elles ont très difficilement accès à la C Suite (les postes les plus importants). Non pas parce qu’elles sont moins compétentes, mais à cause d’une tradition patriarcale. Quant aux conseils d’administration (CA), 13% de femmes seulement en sont membres et 6% sont présidentes des CA.

Nous célébrons également cette semaine le 54e anniversaire de l’accession de Maurice а l’indépendance. А l’évidence, la situation de la Mauricienne aujourd’hui n’a rien а voir avec celle qui prйvalait en 1968 ? Quelle est votre apprйciation du chemin parcouru ?
Heureusement, il y a eu quelques progrès. Mais c’est encore très limité et très lent. Pourtant, grâce à l’enseignement secondaire gratuit, arraché en 1976, il y a eu davantage de filles au collège. Et en 1982, quand l’école primaire est devenue obligatoire, les parents ne pouvaient plus garder les filles à la maison pou vey zanfan.

Depuis 2004, l’éducation est obligatoire jusqu’à 16 ans. Les filles sont scolarisées et sont brillantes, mais il faut se demander pourquoi elles n’ont pas les postes les plus importants et les mieux rémunérés. Pourquoi elles ne choisissent pas les STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques). Ne vous étonnez pas si, aujourd’hui, la population diminue. La maternité n’est plus une priorité et si les incentives du ministre du Travail sont les bienvenus, ils ne pourront véritablement pas inverser cette tendance.

Pour allaiter son enfant, ce qui est un droit, on n’a toujours pas de crèches près des lieux de travail. Le Work from Home a été une aubaine imposée par le Covid. Mais il est temps de révolutionner ce domaine. On doit pouvoir concilier vie familiale et obligation professionnelle. Aux Etats-Unis, certaines entreprises ont attiré des jeunes mères de famille en installant des crèches au sein même de l’entreprise. En réalité, ces entreprises ont fait des bonds en avant.

On estime toujours que les femmes sont sous-reprйsentйes en nombre au Parlement ?
La parité politique laisse à désirer. En 1976, nous étions trois femmes sur 70, donc 4,3%. Aujourd’hui, cette proportion est de 20% et il n’y a que trois femmes ministres sur 22 ou 24. Alors que nous constituons 50,6% de la population. C’est le Rwanda qui a le plus de femmes ministres, avec 48,6%. Les Seychelles sont en troisième position derrière l’Afrique du Sud, avec 45,5%. Nous sommes à la 104e place au niveau mondial. Pourtant, tous les partis politiques sont en faveur de l’entrée de plus de femmes en politique. Il y a donc encore du chemin à faire pour passer du discours à la réalité.

L’introduction d’une forme de quota n’aiderait-elle pas а augmenter le nombre de femmes engagйes en politique ?
Les femmes sont engagées en politique. Elles excellent dans le porte-à-porte, dans tous les travaux de l’ombre en tant que militantes infatigables. Mais il faut les encourager à être candidates et leur donner des tickets électoraux, car elles cherchent une investiture des partis, qui sont tous, sauf deux exceptions, dirigés par des hommes. Et il y a d’autres critères qui semblent plus importants.

Il est certain qu’un quota est indispensable, comme cela a déjà été fait pour les élections régionales. En 2011, la loi a été amendée pour obliger les partis politiques à présenter un tiers de candidats de chaque sexe dans chaque circonscription. Les résultats ont été probants.

La nouvelle génération de femmes est-elle consciente des efforts effectuйs par les parlementaires comme Vidula Nababsingh, Sheila Bappoo et vous-mкme, ainsi que d’autres militantes comme Lindsey Collen, pour amйliorer les conditions des femmes dans le pays ?
Non, et c’est pour cela que j’en parle. Mon livre a une perspective historique. Je rends hommage à toutes celles, toutes sensibilités confondues, qui ont lutté pour obtenir des changements importants en faveur des femmes. J’ai un chapitre entier sur le rôle des Ong au plan international et local.

Mais aujourd’hui, est-ce que les députées sont solidaires ?
Je lance un appel aux jeunes politiciennes pour qu’elles fassent preuve de solidarité sur ces questions fondamentales. Je parle du Parliamentary Gender Caucus, qui a permis de faire des études intéressantes sur la question du genre. C’est l’ancienne Speaker Maya Hanoomanjee qui avait lancé ce regroupement de plusieurs députées de tous les bords. C’est la seule manière d’avancer. Les guéguerres entre les députées doivent cesser au Parlement. C’est puéril. La ministre gagnerait à consulter tout le monde pour faire du Gender Equality Bill un monument qui restera dans l’histoire. C’est mieux que de céder au moment des débats, comme cela a été le cas avec le Children’s Bill.

J’apporte ma contribution à ce sujet dans mon livre-bilan et je regrette qu’elle n’ait pas pu venir pour le lancement. Peut-être le lira-t-elle quand même, car elle apprendra combien je vois le verre à moitié rempli et combien je défends le ministère qu’elle occupe. Ministère que j’ai créé en 1982 et que ma successeur, Sheila Bappoo, n’a pas renié, mais a au contraire continué à développer sur les bases solides déjà posées.

Quels ont été а votre avis les changements les plus marquants apportйs concernant les droits des femmes dans le pays ?
Sans conteste, d’abord la réforme du Code Napoléon, qui a fondamentalement changé l’équilibre des pouvoirs au sein de la famille. Il faut savoir qu’en 1808, la femme était une mineure qui vivait sous le joug de son mari. Maintenant, elle a les mêmes droits pour gérer les biens de la communauté, et les mêmes droits par rapport aux enfants.
Ensuite, il y a eu des changements conséquents pour obtenir le divorce avec, enfin, l’introduction du divorce par consentement mutuel. La Children’s Act est venue parfaire tout le droit concernant les femmes et les enfants. Après, l’amendement de 1995 à la Constitution, qui a ajouté le terme sexe à l’article 16(3), où est définie la discrimination. Aujourd’hui, aucune loi ne peut impliquer une discrimination fondée sur le sexe.

Et du point de la violence ?
La situation est dramatique et un féminicide vient noircir cette Journée de la femme. Faut-il donc inclure le crime de féminicide dans le code pénal, comme il existe celui de l’infanticide ? La Protection from Domestic Violence Act a été modifiée plusieurs fois, mais il est clair que le problème n’est pas seulement d’ordre juridique. Je pense aussi à l’amendement apporté au code pénal pour permettre l’avortement, qui a été un progrès, mais qu’il faut peaufiner sur ce problème et d’autres encore, que j’énumère dans mon livre.

Vous parlez aussi des enfants…
Oui, quand ça concerne les femmes, directement ou indirectement. Je parle des filles, des questions liées à l’adoption, à la garde des enfants, à la sexualité entre jeunes, au trafic d’enfants et d’adultes, entre autres. Toutes ces questions nous interpellent.

Et les hommes dans tout ça ?
Je parle de la masculinité, de ce besoin imposé aux jeunes garçons de se conformer aux fausses idées sur ce que doit être un homme, du harcèlement de ceux qui, dans la cour de récréation, ne sont pas intéressés par les sports violents, de la confusion de certains entre virilité et violence.

Je parle aussi des hommes qui aident leurs épouses et partagent avec elles la charge mentale, qui les aiment sincèrement et les respectent. Je parle des hommes féministes, qui nous ont aidées dans tous nos combats. Je pense que c’est aux hommes de sensibiliser les hommes autour d’eux. Nous, ils ne pourront vraiment nous entendre.

Quels ont été le rôle des gouvernements successifs et des hommes politiques dans l’introduction de ces changements ? Est-ce qu’ils les ont accueillis facilement ?
Soyons honnêtes, tous les gouvernements ont joué un rôle positif. Chacun à son tour, ils ont pu apporter une pierre à l’édifice. Cela n’a pas toujours été facile, car des forces obscurantistes ont toujours été à l’œuvre pour empêcher les réformes et faire peur aux élu(e)s. Quelquefois, ce qui était impossible dans les années 1970 a pu se produire deux décennies plus tard. Malgré tout, les mœurs changent et l’influence des forces rétrogrades diminue. On sent que l’heure est arrivée.

Regardez la question de l’âge du mariage ! En 1980, je suis arrivée à convaincre SSR qu’il fallait le fixer à 18 ans pour les filles et les garçons. En 1982, j’ai subi de fortes pressions et on m’a dit qu’à 18 ans, une fille est trop vieille et que personne ne voudra d’elle. J’ai tenu bon, m’étant moi-même mariée à 25 ans, contrairement à ma Dadi, qui s’était mariée à 13 ans et avait eu 20 enfants.

Mais en 1984, il y a eu un retour en arrière. Aujourd’hui, heureusement, le mariage et le concubinage entre mineurs sont interdits. On ne peut plus parler d’émancipation par mariage. On a juste oublié d’amender l’Interpretation and General Clauses Act, où la définition d’enfant est restée inchangée. Cette loi doit être revue aussi, car il est inadmissible de continuer à dire que le masculin comprend le féminin et le neutre. La langue joue un rôle majeur pour perpétuer les clichés.

А quel moment a-t-on commencé а prendre conscience que les droits des femmes sont étroitement liés aux droits humains ?
Depuis que l’ONU existe, on y condamne les discriminations. La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 de même que les pactes internationaux sur les droits civils et politiques et économiques sociaux et culturels de 1966 parlent clairement de non-discrimination fondée sur le sexe. Mais c’est grâce aux conférences mondiales de 1975, 1980, 1985, et enfin de 1995, à Pékin, que le monde entier a compris la véritable portée des droits des femmes, qui sont des droits humains.

Dans mon livre, je mentionne tous les traités internationaux et régionaux ratifiés par Maurice, et j’évalue dans quelle mesure nous respectons ces engagements. Je parle aussi des Objectifs de développement durable (ODD/SDG) en relation avec chaque droit économique ou social. Je sais que le gouvernement est très impliqué dans le respect des ODD, et différents ministères sont constamment en train d’évaluer comment ces objectifs sont intégrés dans leurs stratégies et politiques. Idem pour le Gender Mainstreaming. Il faut donc persévérer.

Quels sont les secteurs dans lesquels les femmes ont le plus progressé ?
Je dirais que c’est dans les micros, petites et moyennes entreprises (MPME). Cela se développe et les femmes ont bénéficié de beaucoup de formation et d’encadrement depuis 1983, tant du côté du gouvernement que du secteur privé. Il y a d’une part le National Women Entrepreneur Council et, d’autre part, l’Association mauricienne des femmes cheffes d’entreprise, qui reçoit le soutien du haut-commissariat australien et de l’ambassade des États-Unis. De plus, la Banque de Développement propose des plans de financement spécialement conçus pour les femmes. Le Mauritius Research and Innovation Council aussi est de la partie.

Cependant, il faut que les femmes soient au courant de toutes ces possibilités, sans oublier les investisseurs providentiels (Business Angels), qui peuvent aider. Aujourd’hui, obtenir des crédits est plus facile, mais il faut développer des modèles qui soient respectueux de la planète et des droits humains, et qui bénéficient à la société. Les femmes doivent monter en gamme et ne plus continuer de faire de l’artisanat de base.

Il existe un courant qui estime que la qualité des femmes au Parlement est plus importante que d’avoir une masse critique… Quel est votre avis ?
Pourquoi ne remet-on jamais en question la qualité des hommes ? Il faut les deux. La masse critique permet aux femmes en général de sentir qu’elles sont représentées. C’est l’effet boule de neige. Ensuite, les femmes qui entrent au Parlement apprennent très vite. C’est aussi une école. En tout cas, il l’a été. Les sujets de préoccupation sont multiples et chaque députée peut s’intéresser à au moins une ou deux questions fondamentales. Je pense aux questions liées à la nutrition ainsi qu’à la sécurité et la souveraineté alimentaire, ou encore au fait que les femmes enceintes qui souffrent d’anémie ne vont pas à l’hôpital au début de leur grossesse.

Il y a aussi les questions liées à l’environnement et au changement climatique. Par ailleurs, les hommes et les femmes parlementaires ne peuvent rester insensibles à la violence contre les femmes et les enfants. À l’époque, même si nous étions peu nombreuses, nous faisions toujours entendre notre voix sur toutes les questions de société. Nous écrivions des amendements nous-mêmes.

Dans un document publié l’année dernière, MCB Focus considére qu’une participation féminine accrue dans le monde du travail est nécessaire pour réduire les inégalités…
Le document de 2021 de la MCB, et que je cite, nous explique qu’un plus grand nombre de femmes est nécessaire pour stimuler la croissance. C’est également ce que dit le Fonds monétaire international (FMI). Aujourd’hui, on parle de Social Governance pour les entreprises, qui doivent, entre autres, respecter la diversité, y compris celle du genre, qui est un facteur important de progrès socio-économique durable dans un pays. De plus, généralement, quand il y a beaucoup de femmes, la corruption est quasiment absente, selon les statistiques.

Quels sont les défis auxquels les femmes sont confrontées aujourd’hui ?
Leur plus grave problème reste la sécurité chez elles, et même dans d’autres lieux. La problématique de la violence conjugale est un défi pour notre société. Il est donc heureux que le gouvernement ait mis sur pied un haut comité, qui regroupe plusieurs ministères et d’autres acteurs de la société, car le problème est complexe. Il me semble que ce comité travaille de manière sérieuse sur cette question qui se pose dans tous les pays.

Cependant, au-delà de l’action et des lois, il faut prendre des mesures pour faire reculer les stéréotypes qui catégorisent les femmes et les hommes, et favorisent des relations toxiques entre eux. Les médias ont un rôle fondamental à jouer dans ce domaine pour valoriser les femmes et leurs actions, et refuser de publier des images négatives, afin d’aider à créer une société plus pacifique. Les publicitaires aussi ont intérêt à favoriser plus de respect des femmes et des hommes. Mais chacun de nous a une responsabilité en tant que parent ou éducateur pour transmettre des valeurs positives aux enfants.

Et dans le domaine social ?
Le défi de taille est celui des femmes qui souffrent de la pauvreté et vivent dans des habitations précaires. Je suis convaincue que nous avons la capacité d’aider encore plus ces mères célibataires, qui ont un revenu insuffisant, pour faire face à la vie quotidienne. Elles ne peuvent donc pas payer le dépôt demandé pour devenir propriétaire d’une petite maison.
La National Empowerment Foundation a donné environ 200 maisons aux bénéficiaires du Social Register of Mauritius sans leur faire payer de dépôt. Mais c’est encore insuffisant. Il est temps qu’on reconnaisse que la pauvreté est un état qui entraîne d’autres fléaux. On ne peut pas parler d’une île-paradis et rester insensible à ce problème.

Vous considérez que les femmes sont passйes de l’ombre а la lumière. Est-ce а dire que vous estimez que les femmes sont suffisamment visibles а tous les niveaux de la société mauricienne ?
Non, au contraire, je constate que la majorité des femmes sont toujours invisibles. Elles n’osent pas sortir de la vie domestique et communautaire. Elles font la double journée, et même la triple journée si elles sont salariées. Je les invite donc à sortir progressivement de l’ombre, à prendre confiance en elles, à ne plus subir d’oppressions, de violences, et à trouver leur juste place dans la lumière.

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