COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LA DROGUE – DES VICTIMES : « Dénoncer les trafiquants ne résoudra pas le problème »

La Commission d’enquête sur la drogue a siégé durant deux jours cette semaine. Les 2 et 3 mars, c’était au tour du travailleur social de longue date, fondateur du Groupe A de Cassis/Lakaz A, Cadress Rungen, de déposer. Autour de lui, cinq mères de famille dont les fils et d’autres proches sont victimes de la drogue. Mais aussi deux ex-toxicomanes, l’un jeune, Renaud, et l’autre père de famille, Jean. Tous deux ont fait ressortir les « faiblesses de notre société, qui poussent et condamnent nombre de jeunes en mal de distractions à la drogue et vers d’autres fléaux ». Ces deux hommes ont surtout relevé le fait que « dénoncer ceux qui s’adonnent au trafic est une chose, mais ce n’est pas la finalité à ce problème ».
Renaud, une vingtaine d’années à peine, la silhouette élancée, l’allure vive, le regard pétillant et rempli d’espoir. Rien à voir avec l’allure type du toxicomane, dont le regard souvent vitreux et les gestes, marqués par une certaine léthargie, trahissent le manque du produit dans les veines. Et pourtant, il y a quelques mois, Renaud était encore un consommateur actif de produits tels le Brown Sugar et le Subutex, ce médicament dont l’usage est perverti par les toxicomanes mauriciens.
Le jeune homme, qui vit dans un petit village huppé de la banlieue de la capitale, sombre dans la drogue alors qu’il n’a que 17 ans. Il avoue, lors de sa déposition, que c’est le décès de ses parents, ainsi que la période de déprime et de pertes de repères qui a suivi, et surtout le manque de soutien, d’écoute et d’encadrement qui l’ont poussé à s’injecter de la drogue dans les veines. « J’ai commencé par fumer du Brown Sugar, reconnaît le jeune homme. J’ai tout essayé. » Le débit franc et posé, Renaud se raconte. « L’envie d’arrêter était toujours là, en moi, note-t-il. Mais la volonté n’y était pas. » Mais par un heureux concours de circonstances, il est amené à se joindre à un groupe de jeunes bénévoles participant à une activité de Lakaz A, appelée Week End CADO. Renaud explique : « J’ai trouvé la force qu’il me fallait, grâce à ces jeunes, et surtout les animateurs, nommément Cadress Rungen et ses bénévoles. Ils m’ont aidé durant ce week-end résidentiel à aller au bout de moi. » Résultat : « Sans traitement ni autre moyen, j’ai arrêté la drogue. Je n’ai pas suivi le traitement de la méthadone, ni pris de comprimés. C’était quelque chose que je pensais être impossible, mais je l’ai fait. » Depuis plusieurs mois, Renaud est donc “clean”.
Et quand il ne travaille pas, « je donne un coup de main à ma nouvelle famille de Lakaz A ». Mais il reste aussi actif dans son quartier. « Mo al zwenn bann kamarad ki ankor pe pike, admet-il. Je leur explique que ça ne leur fera aucun bien de continuer à se droguer, qu’ils peuvent s’en sortir. » Le jeune homme explique : « Encore une fois, c’est une question de ,?; de soutien. Quand on a des personnes qui sont dévouées comme celles de Lakaz A, on se sent en confiance et on surmonte ses propres démons. »
L’oisiveté mère des vices
Beaucoup de facteurs amènent les jeunes vers les drogues, reprend Renaud. L’un des plus saillants est le manque de distractions. « Nous, les jeunes des cités, des quartiers défavorisés, des ghettos, nous sommes pauvres. Quand nous rentrons de l’école ou du travail, il n’y a aucune distraction chez nous. Nos parents n’ont pas d’argent pour mettre la télé par satellite. Alors que nous reste-t-il ?? » Se diriger vers les centres de jeunesse, centres socials ou centres communautaires de leur localité ? « C’est une voie que j’ai essayée. Mais quand on y arrive vers 18h, c’est déjà fermé. Et si on vient à une heure où c’est ouvert, il n’y a que des chaises, une table de carrom et une télé. Il n’y a pas d’Internet ou d’autres activités avec des animateurs qui peuvent nous aider à passer le temps fructueusement. » Alors la solution, c’est le « koltar », dit-il. Il poursuit : « Nou bann zenes mizer. Nou rod lanimasion lor koltar. Si gouvernman anim koltar la, li pou bon. Nou va gagn enn lokipasion. Mais tant qu’il n’y a aucune activité, les ruelles et les sentiers de nos quartiers sont occupés par les “jockeys”, les “martins” et autres marchands de la mort. Nous n’avons pas de réelle alternative. » Et dénoncer ces derniers, relève Renaud, « ne résoudra pas non plus le problème ».
Jean, éducateur employé par une Ong et bénévole de Lakaz A, également présent jeudi après-midi à la Cour commerciale, explicite : « Dans le voisinage où on habite, chacun sait qui vend de la drogue. Mais qui ira dénoncer ces personnes ?? » Rappelant le cas d’un jeune habitant de Roche-Bois, Andy Pénélope, 28 ans, porté disparu fin 2015, ce père de famille fait remarquer : « Tout le monde a dit que ce garçon a disparu sans laisser de traces parce qu’il devait témoigner dans une affaire de trafic de drogue. Alors quand on voit de telles choses se passer, pensez-vous honnêtement que nous, pauvres anonymes, qui n’ont aucune protection policière, allons risquer notre peau ?? » Jean poursuit : « Nous, les habitants des cités et des quartiers défavorisés, n’avons aucune sécurité nulle part. Dès lors, nous sommes coincés. Nous devons la fermer. Car si les trafiquants ont des doutes sur nous et s’ils ne nous attaquent pas, ils attaqueront nos proches, nos femmes et nos enfants. Nous vivons dans la peur. »
Les deux témoins ont soutenu « comprendre que la Commission veut mettre de l’ordre, mais nous ne pouvons le faire en mettant en péril notre sécurité ». Renaud et Jean sont d’ailleurs d’avis que faire tomber des têtes ne résoudra pas le problème. « On l’a vu dans le passé : les autorités arrêtent un trafiquant, cinq autres nouveaux émergent. » Un début de solution, estiment nos deux interlocuteurs, passe par la prévention. « L’information et l’éducation sont la clé. Des activités comme celles qu’organise Lakaz A, tant pour les toxicomanes, les travailleuses du sexe, mais aussi les parents des victimes de la drogue et de la prostitution, et les jeunes qui n’ont jamais touché aux substances. C’est par le biais de telles activités, où nous sommes encadrés, écoutés, et à travers lesquelles nous sommes amenés à partager nos souffrances avec d’autres qui subissent peut-être encore plus que nous. Ces dans de telles conditions que nous pouvons remonter à la surface. » Les deux intervenants ont aussi soutenu que « sans aide, sans financement, sans soutien, des Ong comme le Groupe A de Cassis/Lakaz A ne peuvent tout faire ».

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