Bhavish Jugurnath : « La hausse du coût du carburant a un effet domino sur l’économie »
Shaktee Ramtohul : « L’inflation va peser lourd sur le “disposable income” des consommateurs »
La situation macroéconomique risque de devenir compliquée dans les prochains mois. Les prix grimpent sur les rayons des supermarchés, entraînés notamment par la hausse de prix des matières premières sur le marché mondial et du prix du pétrole. Avec la réouverture des économies, les cours du baril sont en train de retrouver leur niveau de 2018, après avoir plongé l’an dernier avec la pandémie. Ils pourraient atteindre USD 100 début 2022, selon les analystes internationaux. Mais sur le plan domestique, il faut aussi tenir compte de la dépréciation de la roupie. Ces facteurs représentent un danger pour l’économie à moyen terme, avec une potentielle flambée de l’inflation dans les prochains mois.
Les prix mondiaux des produits alimentaires ont fortement progressé ces derniers mois, atteignant leur niveau le plus haut depuis 2011, selon la FAO. Concernant le pétrole, la demande mondiale repart à la hausse. Alors qu’elle s’était effondrée avec la pandémie de Covid-19, celle-ci devrait dépasser les niveaux d’avant-crise d’ici la fin de 2022, d’après les prédictions de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Tous les observateurs prévoient que la demande mondiale de pétrole va dépasser les niveaux d’avant-Covid.
Après un déclin record de 8,6 millions de barils par jour (mb/j) en 2020, la demande mondiale devrait rebondir de 5,4 mb/j cette année, puis de 3,1 mb/j l’an prochain, pour s’établir à 99,5 mb/j en moyenne. Elle devrait être de 100,6 mb/j au quatrième trimestre de 2022, selon l’AIE. Quant au prix du baril de Brent, il avait chuté à USD 20 en 2020 au plus fort de la pandémie mais le 30 juillet il était à USD 75.46, soit un niveau jamais atteint depuis octobre 2018. Il devrait atteindre USD 75.82 le 6 août.
« Les principaux facteurs de hausse de prix à Maurice sont la majoration du prix du pétrole et des matières premières. Quand le prix du pétrole augmente, tous les secteurs sont affectés, dont les coûts de transport et les Business Costs. Il faut savoir que le pétrole peut représenter jusqu’à 10 à 15% des coûts totaux d’une entreprise », explique Bhavish Jugurnath, économiste et expert-comptable, rappelant au passage qu’il y a eu deux hausses de prix du carburant à Maurice, une avant le budget et l’autre après.
« La hausse du coût du carburant a un effet domino sur l’économie », dit-il. Si la tendance à la hausse des prix du baril se poursuit – c’est ce qui est prévu avec la réouverture d’une bonne partie des économies dans le monde – le prix va continuer à augmenter jusqu’à atteindre les USD 100 l’année prochaine. « Directement et indirectement, cela va faire grimper les “business costs” », dit l’économiste.
Outre la hausse de prix du pétrole et des matières premières, un autre facteur qui provoque la flambée de prix sur le marché local est la dépréciation de la roupie. « Le 28 juin, la Banque Centrale est intervenue sur le marché Forex et cela a provoqué 3 à 4% de dépréciation de la roupie. Le dollar était à Rs 39,90 et avec l’intervention de la BoM, il s’échangeait à Rs 42,95. Et cela après une dépréciation de 8% de la roupie en 2020 », souligne l’économiste.
L’autre facteur qui cause la flambée des prix des produits dans les supermarchés est que le pays doit importer presque tout ce qu’il consomme (80%). Et de préciser un point important lorsque la roupie se déprécie : « Les prix n’augmentent pas tout de suite. Ce sont les commandes qui sont faites en ce moment qui seront impactées. L’effet de la dépréciation est ressenti sept à huit semaines plus tard lorsque de nouveaux stocks entrent dans le pays », affirme Bhavish Jugurnath.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’avec la hausse de prix du baril de brut, le coût du fret a augmenté drastiquement : « Quand on discute avec les importateurs et distributeurs, ils expliquent que le tarif de fret pour un conteneur de 20 pieds – qui était de USD 970 environ – est maintenant à USD 2 700, voire même à USD 3 200 pour un conteneur en provenance de l’Inde. C’est conséquent », dit-il.
Selon Bhavish Jugurnath, avec une hausse de prix généralisée, conjuguée à la réouverture des frontières dans divers pays, le facteur déterminant dans la conjoncture pour tous les Policy Makers est bien évidemment l’inflation. Il rappelle d’ailleurs que le 30 juin, le Chief Economist de la Banque d’Angleterre avait évoqué un taux d’inflation de 2,1%, mais avec l’ouverture de l’économie, il a révisé sa prévision à 4%. « La hausse de l’inflation a un impact direct sur le taux d’intérêt car il faudra adopter une politique de resserrement monétaire pour empêcher une expansion de l’inflation », souligne-t-il.
D’ailleurs à fin juin, quatre pays avaient déjà procédé à une hausse de leur taux directeur en vue de combattre l’inflation (Brésil, Mexique, Russie, Hongrie), « et probablement que la Réserve fédérale américaine devra également augmenter son taux d’intérêt », soutient Bhavish Jugurnath. De son côté, le Fonds monétaire international a évoqué récemment cette option pour la Banque de Maurice : « Monetary policy should remain accommodative in the near term, while preparing for the normalization of monetary and exchange rate policies. »
Le dilemme des banques centrales
L’économiste prévient que le comité de politique monétaire, qui se réunira demain, devra jouer serré car une hausse du Key Repo Rate n’est pas si simple dans la conjoncture, car il faut tenir compte du fait que l’économie locale souffre encore de la crise et que les emplois sont toujours menacés sous l’effet du Covid-19. « Ce sera un dilemme pour toutes les banques centrales entre soutenir la croissance et contenir l’expansion inflationniste dans les prochains mois, car la situation macroéconomique va devenir compliquée », souligne-t-il. D’un autre côté, on ne peut se permettre de laisser filer l’inflation car l’économie en sera réaffectée et sous l’effet d’une récession. « Nous sommes déjà dans une période de récession et si l’inflation connue d’augmenter drastiquement avec la hausse des prix, la récession va s’amplifier », prévient Bhavish Jugurnath.
Il rappelle qu’avant que les prix n’augmentent, l’inflation était à 2,9% (avant juin) et avec la tendance actuelle de hausse de prix, il estime qu’on arrivera à 3,5% à 3,8% d’ici décembre (une estimation faite sans tenir compte du contrôle de prix sur sept items, comme annoncé par le gouvernement). « Probablement, si on tient compte du contrôle des prix, cela peut aider à contenir la hausse de l’inflation à 3,2%. »
Interrogé au sujet de l’introduction de l’Inflation Targeting par la Banque Centrale comme cela était évoqué il y a quelques années, Bhavish Jugurnath n’en est pas convaincu à 100%. « C’est une bonne idée mais dans le contexte mauricien, c’est surtout l’inflation importée qui est un gros problème. On peut contrôler l’inflation locale mais dans la situation actuelle on compte à 80% sur l’importation pour notre consommation, ce qui est un gros problème. Même si nous introduisons le Targeting, cela peut fonctionner mais pas à 100% car nous sommes trop affectés par l’inflation importée qui est hors de notre contrôle », dit-il.
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Lignes maritimes en cause
« L’inflation va augmenter de manière prolongée », prévient Shaktee Ramtohul
Shaktee Ramtohul, Lecturer en comptabilité/finance à Middlesex University, explique qu’outre les facteurs mentionnés qui causent une flambée des prix, Maurice fait aussi face à un énorme problème de logistique : « Géopolitiquement, Maurice n’est pas profitable pour les lignes maritimes. Aussi, notre volume d’importation n’est pas aussi conséquent que celui d’autres pays d’Afrique. C’est pour cela que les compagnies maritimes nous boudent. Quand elles viennent à Port-Louis, c’est quand elles ont déjà fait le trafic dans d’autres pays. Et les marchandises peuvent prendre deux à trois mois pour arriver chez nous, au lieu de deux à trois semaines. Et l’effet immédiat, c’est que cela fait grimper le coût du fret encore plus », fait-il comprendre.
Pour Shaktee Ramtohul, le prix des produits en rayons augmente. « Sinon les commerçants et importateurs ne pourraient pas soutenir leur business pour une longue durée. » Par ailleurs, s’il est d’accord qu’il faut soutenir les produits locaux, il soutient que « certaines matières premières doivent être importées pour fabriquer des produits locaux, donc on bascule toujours vers importation et ça fait augmenter les coûts de production ». Il déplore aussi que les supermarchés ne jouent pas le jeu car « ce sont les fabricants qui paient pour que leurs produits figurent dans les brochures de promotion des supermarchés ».
Et d’expliquer : « Les grandes surfaces prennent aussi des frais pour que les produits apparaissent en rayon. Pour financer tout cela, les fabricants locaux n’ont d’autre choix que de mettre une marge de 15% à 20% et en sus de ça il y a la marge de profit du supermarché », explique le Lecturer, qui se dit également étonné que « les supermarchés pratiquent différentes marges sur différents produits ». Et que certains produits sont vendus « avec des marges de 70% et d’autres avec 15 à 20% ».
Lui aussi prévoit une inflation en hausse dans les prochains mois. « Elle va augmenter et de manière prolongée », prévient-il. Et quels sont les dangers pour l’économie d’avoir une inflation élevée ? « Ça va peser lourd dans le budget des consommateurs et affecter leur “disposable income”. Certains produits risquent de devenir du luxe pour certains consommateurs. Et si la consommation diminue dans le pays, l’argent ne va pas circuler et nous risquons de voir le secteur stagner. »