Hôpitaux débordés et burn-out des soignants : « Mo’nn fini organiz tou, si anka mo mor »

« Je vois trop de souffrance, trop de morts. Je suis en deuil permanent ! »

  • « Nous avons besoin d’aide… Faites venir des nurses étrangères »

Santa, la quarantaine, est infirmière aux soins intensifs dans un hôpital régional. Pas à l’abri de la contamination au Covid-19 sur son lieu de travail et des conséquences fatales, Santa a pris les devants. Elle a déjà organisé la vie de sa famille et donné des directives à suivre en cas de son décès. La souffrance et la mort des patients positifs au Covid-19, chaque jour, la renvoie à une réalité qui pourrait, dit-elle, être bientôt la sienne. « C’est avec la peur au ventre que je vais travailler. Tous les jours, je me dis que je ne rentrerai pas chez moi », confie l’infirmière, qui a aussi travaillé à ENT. Épuisée physiquement, mentalement et surtout accablée, dit-elle, par la détresse des malades et de leurs proches ainsi que les décès qui se succèdent, Santa est au bord de la dépression. Ses collègues, assure-t-elle, ne vont pas mieux. « Nous avons besoin d’aide. Le retour du personnel de santé en congé ne suffira pas à régler le débordement dans les hôpitaux. Faites venir des nurses étrangères », lance Santa en direction du gouvernement.

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“S’il vous plaît, dites-moi que mon père n’est pas mort, dites-le moi s’il vous plaît !” disait une jeune fille à Santa (nom modifié) au téléphone. C’était dans la soirée de mercredi dernier. Santa était de service aux soins intensifs où, dit-elle, la majorité des patients sont positifs au Covid. L’infirmière a du mal à chasser les paroles de cette jeune fille qui tournent encore en boucle dans ses pensées. C’est Santa qui a eu la lourde tâche de confirmer le décès d’un homme de 45 ans à cette jeune fille qui appelait pour prendre des nouvelles après l’admission en urgence de celui-ci.
“J’ai vu cet homme lutter contre la mort. Il s’est vraiment battu. Je l’ai vu mourir… Il avait deux enfants, comme moi… ” soupire l’infirmière, avant de garder le silence. La gorge nouée, Santa s’excuse… Les larmes lui montent aux yeux. “Je vois trop de souffrance, trop de morts. Je suis en deuil permanent !” lâche l’infirmière. Au moment où nous lui parlons, Santa se préparait pour se rendre à l’hôpital. Comme à chaque fois, quelques heures avant de quitter son domicile pour prendre son service, elle se recueille. Ce moment est sacré. De confession hindoue, elle implore la protection des Dieux et divinités. “Implorer” dans le contexte actuel est le terme à employer.

Face à l’inimaginable tragédie humaine dont elle est témoin tous les jours à cause du Covid, Santa explique qu’elle se réfugie dans la prière, son ultime recours. “J’avais l’habitude de prier avant d’aller travailler. Pas de manière systématique. Me mo ti pe fer mo lapriyer”, dit-elle, après le rituel quotidien. “Depuis que la pandémie a fait de notre vie un cauchemar et que je ne sais jamais si je vais rentrer chez moi après le travail, je prie tous les jours. Kan mo kit mo lakaz ek mo fami, mo pa kone si mo pou retourn vivan kot mwa. Pou mwa tou lezour se kouma dir dernie fwa mo pe trouv mo zanfan ek mo misie”, nous confie l’infirmière.

“Je vais travailler la peur au ventre”
La mort, la sienne, Santa y pense depuis 2020. En fait, elle y pense toutes les fois qu’elle franchit l’entrée de l’hôpital. “Je vais travailler la peur au ventre”, dit-elle. Elle sait qu’elle est exposée au virus, malgré le Personal Protective Equipment qu’elle porte et en dépit de toutes les mesures préventives et du protocole sanitaire en vigueur dans les hôpitaux. Avec le stress qu’elle endure depuis des mois, son système immunitaire devient de plus en plus vulnérable. “Nous ne sommes pas à l’abri d’une contamination. Vaccinée ou pas, le Covid peut me tuer. Comme ceux que j’ai vu souffrir et mourir sans avoir vu leur famille, la même chose peut m’arriver.”

C’est en prévision d’un départ subit à cause du Covid qu’elle a pris son courage à deux mains et a préparé un plan pour faciliter les procédures administratives à ses proches. Santa insiste que si elle a déjà prévu ses funérailles, c’est parce qu’elle est réaliste. “J’ai tout préparé ! Mo’nn fini organiz tou, si anka mo mor. J’ai expliqué à mon mari ce qu’il aura à faire pour les assurances, etc. À mes enfants, je leur ai fait comprendre avec beaucoup de sérieux que je cours des risques à cause de mon travail, que si je suis contaminée et que mon état s’aggrave, je ne reviendrai pas à la maison. Que je peux mourir. J’ai demandé à mon fils aîné de prendre soin de son petit frère si le Covid m’emportait. Ce n’est pas facile de préparer ses jeunes enfants au pire…”, confie Santa.

Sa frayeur, dit-elle encore, s’amplifie quand elle tient des résultats négatifs de tests PCR de certains patients aux poumons extrêmement affectés. “Ils sont négatifs à leur admission et pendant leur hospitalisation. Mais leur IRM révèle quand même des poumons très infectés. À leur décès, le test PCR est positif !” L’infirmière poursuit : “Quand je vois ces patients, je me dis que si je me retrouve à leur place, je serai un fardeau pour mes collègues. Je ne veux pas leur imposer cela.” Pourtant, à plusieurs reprises, Santa s’est sentie mal, au point d’être convaincue qu’elle a été contaminée. “Qui sait ? J’étais sans doute asymptomatique”, concède-t-elle avant d’avouer : “J’avais peur de faire un test rapide, j’étais trop effrayée à l’idée d’être positive que je n’en faisais pas quand j’avais des doutes. Mais je me dopais au paracétamol, je prenais des infusions et autres médicaments pour soigner les moindres symptômes.”

“Je suis révoltée”
Pendant ses confidences, Santa laisse transparaître ses émotions pour évacuer le stress qui la suit, mais aussi sa colère. Pour cause, elle vient de lire des déclarations de Mahendra Loll, Acting Director of Nursing dans la presse. “Quand j’ai vu cet article, je ne pouvais croire mes yeux ! J’ai lu l’article intégralement à voix haute pour que mes proches entendent ce qu’il a dit. Je suis révoltée. Il est complètement à côté de la plaque, en affirmant que le manque de personnel dans les hôpitaux est artificiel. Je n’exagère pas quand je dis que la situation est catastrophique et que nous sommes en sous-effectif.

L’opinion publique nous reproche de ne pas nous occuper des malades, ce qui est faux. Est-ce qu’on sait que nous avons à peine le temps de constater le décès d’un patient que l’ambulance nous ramène une personne positive en demande de soins ?” dit-elle.
Elle poursuit : “Aux soins intensifs, neuf patients sur 10 sont positifs au Covid 19. Il est probable que l’Acting Director of Nursing ait les mains liées, qu’il ne peut dire la vérité sur la situation dans des hôpitaux. Nous avons besoin d’aide ! Actuellement, pour pallier le manque de personnel dans un département, on réduit celui dans un autre. On déshabille Saint Pierre pour habiller Saint Paul. Rappeler le personnel soignant qui est en congé ne va pas nous soulager complètement. Déjà qu’en temps normal, quand nous ne sommes pas en manque de staff, nous avons beaucoup à faire. Si les autorités décident de recruter des soignants étrangers, nous ne serons pas contre. Il faut les faire venir.”

Entre l’épuisement physique chronique et émotionnel, il y a aussi ce sentiment de culpabilité, celui de n’avoir pu sauver cette mère, épouse, fille, grand-mère ou ce père, mari, fils, grand-père… tous attendus par leurs proches. “Toutes ces personnes que nous voyons emportées par le virus et qui meurent de plus en plus jeunes avaient aussi des responsabilités chez elles… ” dit Santa. Si l’urgence c’est le soin des patients positifs, prévenir le burn-out et de mettre un psychologue à la disposition du personnel soignant ne sont pas encore à l’agenda de la Santé. “Quand est-ce que je craque ? Pratiquement tous les jours. Quand est-ce que je pleure ? Souvent”, concède Santa.

“Je ne pourrai pas tenir longtemps”
L’infirmière confie encore : “Une de nos collègues qui n’en pouvait plus disait qu’elle faisait une dépression. À part la soutenir en l’encourageant, nous ne pouvons malheureusement faire plus.” Santa explique qu’il lui arrive pendant ses pauses de prendre le téléphone et d’appeler son mari pour parler de ses angoisses, des épreuves de la journée ou de la nuit, juste pour lui dire ce qu’elle a sur le cœur. “Ena fwa kan mo rant lakaz, mo fer louvraz ki pa prese, me avek kouma dir enn laraz zis pou ki mo okip mo lespri, fer lot zafer !” raconte-t-elle.

La résurgence de la pandémie a pris le personnel hospitalier au dépourvu en lui imposant une gestion de crise qui lui échappe. Face à cette situation, Santa et certains de ses collègues remettent leur avenir dans la profession en question. “Si on continue à travailler sans répit, sans ressources additionnelles pour assurer la relève, je ne pourrai pas tenir longtemps. Je connais pas mal de soignants qui réfléchissent à leur départ. J’y songe beaucoup. Depuis le premier confinement en 2020, je n’ai plus de vie sociale. J’évite d’aller chez des proches parce que je suis un vecteur potentiel du virus. J’ai limité les câlins avec mes enfants… ” dit l’infirmière, émue.

Dans cette épreuve, la présence de ses enfants à la maison avec la fermeture des écoles est un élément positif qui lui apporte un peu de bonheur. “Parce que je les vois un peu plus souvent que lorsqu’ils allaient à l’école. Mes horaires de travail faisaient que je ne les voyais presque pas.” À son retour de l’hôpital, ses fils, attentifs au moindre signe de fatigue de leur mère, réagissent spontanément à ses besoins, confie Santa. “Si je tousse, ils vont m’apporter de l’eau chaude, du citron, du paracétamol”, explique-t-elle. Ils savent aussi que lorsque leur mère rentre après son service, ils doivent rester loin d’elle. “La première chose que je fais, c’est de me diriger à la douche, je me gargarise et je bois une boisson chaude… ” dit celle-ci. Le rituel n’a pas changé depuis mars 2020.

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