L’Achagar Soondarajen Maistry : « Il y a plus de drogués à l’extérieur qu’à l’intérieur des prisons mauriciennes ! »

Notre invité de ce dimanche est l’Achagar Soondarajen Maistry, qui exerce à Stanley, Rose-Hill. Dans l’interview qui suit, il répond à nos questions sur la religion et la politique, qu’il ne faut pas mélanger. Il dit surtout son inquiétude sur la détérioration du climat social et l’ampleur du trafic de la drogue à Maurice.

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Nous allons commencer cette interview en parlant de religion et de politique. Comment êtes-vous devenu un Achagar, c’est-à-dire un prêtre tamoul ?
— J’ai voulu le devenir très jeune, vers l’âge de 5 ans, alors que j’accompagnais ma mère au temple. Il faut dire qu’en général, ce sont les femmes qui pratiquent plus les rites religieux et culturels et les transmettent à leurs enfants. C’est à l’adolescence que j’ai senti que j’avais la vocation et j’ai commencé à étudier pour devenir prêtre avec des prêtres locaux, les anciens ayant une énorme expérience, mais aussi avec des prêtres venus de l’Inde pour vérifier le niveau de l’enseignement. C’est dur, il y avait beaucoup à apprendre, à comprendre et à retenir, mais je suis heureux d’avoir persévéré et j’ai commencé à exercer dès l’âge de 19 ans et, depuis, je continue.

On dit que dans toutes les religions, les prêtres ne disent pas tout, ne révèlent pas tout des textes religieux aux fidèles, afin que ces derniers aient toujours besoin d’eux et de leur pouvoir.
— Il faudrait aussi dire que comprendre les textes demande de la réflexion, des études et du temps, ce que tout le monde n’a pas ou n’est pas disposé à donner. Il y a aussi des choses, des connaissances qui font partie de celles qu’un prêtre doit avoir pour les partager en les expliquant aux dévots. Vous savez, on n’a jamais fini d’étudier et d’augmenter ses connaissances dans la vie. C’est pareil dans la religion. On continue à apprendre, à découvrir, à se perfectionner, à mieux maîtriser les rituels pour pouvoir les expliquer, les faire comprendre. Car c’est aussi ça notre mission de prêtre : partager ce que nous avons appris avec les autres.

Nous vivons dans un siècle où la religion n’a plus l’importance qu’elle avait autrefois au profit du matérialisme. Est-ce aussi le cas à Maurice dans la religion que vous pratiquez ?
— C’est vrai qu’on a l’impression que le matérialisme domine, que les gens sont plus intéressés par les biens matériels que le spirituel. On oublie, en fait, que notre seule richesse est la spiritualité à travers la religion qui nous canalise dans la bonne direction. Beaucoup de jeunes sont attirés par la vie moderne et ses facilités, et s’éloignent de la religion. Mais heureusement que leurs familles, leurs mères surtout, continuent à suivre les rites et parviennent à amener leurs enfants à continuer à fréquenter les temples et à pratiquer les rites.

Dans le passé, un prêtre – toutes religions confondues – avait une importance dans la société : il était écouté, respecté. Est-ce que c’est encore le cas aujourd’hui ?
— Ce n’est plus tout à fait la même chose. Mais se faire écouter et respecter dépend de l’homme de religion, de la manière dont il la pratique, de la manière dont il utilise sa parole.

On dit que certains prêtres, toutes religions confondues, utilisent la religion pour faire de la politique, comme certains politiques utilisent la religion pour essayer de remporter les élections.
— Je ne fais pas partie de ceux-là. Je suis un prêtre, donc apolitique, comme tout homme de religion doit l’être. Je connais des politiciens, certains viennent dans mon temple, nous prions ensemble, ils sont traités comme n’importe quel dévot, participent aux prières, mais ne sont pas invités à prendre la parole dans les cérémonies. Il ne faut pas mélanger les choses : la politique en est une, la religion une autre : ce sont deux domaines différents qu’il ne faut pas mélanger. Je ne trouve pas normal qu’un politicien soit invité à prendre la parole dans un lieu de culte, lors d’un rituel.

Vous savez, sans doute, mieux que moi que certains religieux donnent des consignes, de mots d’ordre pour les élections.
— Beaucoup, pour ne pas dire la grande majorité des politiciens, essayent de se servir des réseaux de communication et d’influence des prêtres. Certains acceptent, peut-être, de jouer à ce jeu. Ce n’est pas mon cas. Ma position sur cette question est claire et connue à tel point qu’on ne me fait jamais ce genre de demande.

Est-ce que vous lisez l’avenir des politiciens dans le panchan ?
— Absolument pas. Ce n’est pas dans les livres que se trouve l’avenir du politicien, mais dans la confiance qu’il arrive à obtenir des électeurs de sa circonscription.

Pourquoi est-ce que, comme dans la majeure partie des religions, il n’y a pas de femme prêtre chez les tamouls ?
— Selon nos textes sacrés, écrit il y a des siècles, les femmes ne peuvent pas être admises dans certaines parties de nos temples, comme le sont les hommes, plus précisément les prêtres. Nous continuons à suivre et à respecter la tradition. Ceci étant, et comme je vous l’ai dit, la femme joue un rôle important dans la propagation des rites et coutumes à ses enfants et donne un coup de main apprécié aux prêtres pour l’entretien des lieux de culte.

Est-ce que, selon vous, le communalisme a augmenté ou régressé, au fil des années ?
— Nous devrions plus raisonner en tant que citoyen d’un pays multiculturel qu’en tant que membre de communauté qui doit avoir so boutte. Ce qui ne veut pas dire que les droits et acquis de chaque communauté ne doivent pas être respectés. Au lieu de nous diviser, de nous enfermer, nous devons nous ouvrir et partager avec les autres nos différences qui font notre richesse et qui sont nécessaires à l’harmonie et la construction de notre nation.

Certains disent qu’au lieu de rassembler, les organisations socio-culturelles font un travail qui ne va pas dans le sens du rassemblement et de l’unité de la nation.
— Il ne faut pas généraliser. Tout dépend de ceux qui sont à la tête de ces organisations et de leurs objectifs, mais par définition ce genre d’organisation a pour mission d’amener l’unité dans la diversité au sein d‘une société multi ethnique, dont aucun Mauricien ne devrait se sentir exclu en fonction de sa communauté ou de sa religion. Malheureusement, il faut bien constater que nous n’allons pas tout à fait dans cette direction. Il faut que chacun à son niveau se mobilise pour que nous allions dans la bonne direction, au lieu de perdre du temps et de l’énergie dans de faux combats.

C’est parce que vous êtes apolitique que vous n’avez pas participé à la manifestation politique pour réclamer que le terrain de Réduit qui devait servir à la construction d’un Centre culturel tamoul ne soit pas repris par le gouvernement ?
— Permettez-moi d’abord de préciser que ce n’était pas une manifestation politique, mais une revendication culturelle. Vous devez, j’en suis sûr, connaître les détails de l’histoire de cette revendication culturelle. Je n’étais pas présent parce que j’avais, ce jour-là, un rendez-vous fixé depuis longtemps et que je ne pouvais décaler. Sinon, je participe à toutes les activités de la communauté tamoule pour défendre ses droits et ses intérêts.

Est-ce qu’on peut être apolitique dans un aussi petit pays que Maurice, où tout le monde connaît pratiquement tout le monde ?
— Oui dans la mesure où on n’a pas besoin de partager ses convictions politiques, de faire campagne pour X ou de dire pour qui voter. Moi, ce qui m’intéresse est de voir les politiciens faire le travail pour lequel ils ont été élus : c’est-à-dire se mettre au service de tous leurs mandants, pas seulement ceux de leur bord politique. Moi, je suis prêt à aider le politicien qui travaille pour le développement de l’ensemble de sa circonscription.

Est-ce que, d’après votre expérience, il y a beaucoup de politiciens qui font leur travail comme il le faut ?
— Il en existe certainement, mais il y a aussi des politiciens que l’on ne voit dans la circonscription qu’à la veille des élections pour la campagne électorale.

Je suis venu vous rencontrer parce que vous avez dit une phrase qui m’a interpellé : “Il y a beaucoup plus de drogués à Maurice à l’extérieur qu’à l’intérieur des prisons.” Expliquez-moi comment se fait-il qu’un prêtre connaisse l’univers des prisons mauriciennes ?
— Cela faut plus de 20 ans que je suis visiteur des prisons. Je fais partie de ceux qui rendent régulièrement visite aux prisonniers, tout au moins ceux qui le veulent, pour leur parler, discuter, dialoguer avec eux et pratiquer le culte religieux. S’ils le veulent. Il faut savoir qu’il existe des lieux de culte dans les prisons où chacun peut pratiquer la religion de son choix. Vous savez, il y a beaucoup de personnes qui se retrouvent en prison à cause des circonstances de la vie, de mauvais choix, qui regrettent et qui ont besoin d’être écoutées, conseillées.

Vous n’allez pas me dire que les prisons mauriciennes sont remplies d’innocents ou de victimes !
— Certainement pas. La grosse majorité de ceux qui sont en prison sont là pour payer pour ce qu’ils ont fait, pour ne pas avoir respecté la loi du pays et ils ont été condamnés par la justice. Ils doivent payer leur dette à la société, ce qui ne veut pas dire qu’ils doivent être rejetés et qu’on ne doit pas les écouter, discuter, dialoguer avec eux, pour les préparer à être réhabilités quand ils auront purgé leur peine. Il y a parmi les prisonniers pas mal de jeunes. C’est cette écoute, ce dialogue que proposent les visiteurs des prisons, et je peux vous dire que dans certains cas, ils aident l’ex-prisonnier à retrouver sa place dans la société.

Vous dites qu’il y a beaucoup plus de drogués à l’extérieur qu’à l’intérieur des prisons mauriciennes. Et ce, malgré les saisies de cargaison de drogues et les arrestations de passeurs par la police ?
— La prison accueille les drogués et les trafiquants que la police a pu arrêter et faire condamner, mais il y a d’autres, beaucoup d’autres drogués et de trafiquants qui sont en liberté et qui continuent le trafic de plus belle. La drogue est un des principaux problèmes de notre pays et je constate qu’on arrête surtout des petits consommateurs, des petits trafiquants, mais pas les gros poissons, ceux qu’on appelle les barons, les véritables organisateurs du trafic. Si nos institutions étaient indépendantes dans leur manière de fonctionner, nous aurions définitivement de meilleurs résultats dans le combat contre les trafiquants. Et puis, il faut voir les choses en face : vous croyez que les petits trafiquants et les petits passeurs ont les moyens de s’acheter ces importantes quantités de drogue qui coûtent des dizaines de millions de roupies ? D’où pourraient-ils tirer les importantes sommes d’argent – je le répète : des dizaines de millions de roupies – pour acheter à l’étranger ces grosses cargaison de drogues ? Il faut qu’ils aient des financiers qui ont les moyens de le faire. Vous avez déjà entendu parler d’arrestations de grands marchands, de ceux qu’on surnomme les barons ?

La prison ne serait-elle pas un lieu où les trafiquants continuent à organiser leurs trafics de l’intérieur, comme le disait, dimanche dernier dans Week End, l’avocat Neelkant Dulloo ?
— Je ne peux pas répondre précisément à votre question sur l’organisation du trafic depuis les prisons. Mais je peux vous dire qu’il existe en prison des tentations pour que le prisonnier drogué continue sur la mauvaise pente, au lieu de faire l’effort de s’en sortir et ne fréquente pas les lieux de culte mis à sa disposition.

Vous pensez sérieusement que quelques séances de prières peuvent inciter un prisonnier drogué à arrêter de se droguer !?
— Il ne faut pas sous-estimer la puissance des prières. Ces séances de prières – toutes religions confondues – faites à la prison ont aidé des prisonniers à changer de manière de vivre. Mais je le reconnais, ce ne sont que quelques cas sur des milliers, des dizaines de milliers à l’échelle du pays. La drogue est un problème national parce qu’elle touche aujourd’hui toutes les couches de la société dans tout le pays. Avant, on disait que le problème de la drogue n’existait que dans quelques cités des banlieues des villes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la drogue est partout aussi bien dans les régions urbaines que dans les régions rurales, aussi bien dans les villes que dans les villages. Ce ne sont plus seulement les jeunes qui en consomment, mais également des adultes et même des femmes. C’est un fléau national qui continue à s’étendre et qui finira par engloutir le pays, si on ne prend pas les mesures nécessaires. Sinon, nous allons avoir dans chaque famille au moins un drogué.

Vous avez aussi un discours sur la détérioration de la situation sociale du pays et sur la démission de certains parents dans l’éducation de leurs enfants.
— Le climat social se détériore, comme tout le monde peut le constater. La société mauricienne est malade, on ne le dit pas assez, et on ne fait pas suffisamment pour la soigner. Les défenses de la société ne fonctionnent plus comme avant. Le support familial n’est pas aussi solide qu’avant. Beaucoup de parents oublient qu’ils sont le modèle dont leurs enfants s’inspireront pour construire leur personnalité. Le nombre de ménages désunis et de divorces augmente, ce qui fait que l’adolescent divisé entre ses deux parents ne communique plus avec eux, mais à travers son portable avec d’autres qui peuvent le pousser à prendre des mauvais chemins. Les parents sont moins attentifs à leurs enfants qu’autrefois parce que la vie a changé et que l’évolution fait qu’ils ont plus de temps pour s’occuper d’eux-mêmes, de leur position sociale, de leur promotion dans le travail, et ont beaucoup moins de temps à consacrer à leurs enfants. Mais ce temps, ils doivent le trouver, car il ne faut pas oublier qu’ils ont des responsabilités en tant que parents. Le plus important, la base, c’est l’éducation que les parents doivent donner à leurs enfants et que l’école aidera à développer. Il ne faut pas croire que la responsabilité d’éduquer un enfant revient à l’école, comme le disent certains parents, en démissionnant de leur rôle, pensant que l’école les remplacera. C’est ce genre de discours que devraient tenir les organisations socioculturelles pour aider les familles, au lieu de s’occuper de questions politiques. Par ailleurs, si les parents et les enfants communiquaient, dialoguaient entre eux, beaucoup de choses auraient pu avoir été évitées.

Quand vous tenez ce discours aux parents, est-ce qu’ils vous écoutent ou est-ce que ça passe au-dessus de leur tête et ils se disent que ce sont les autres qui sont concernés, pas eux ?
— C’est un discours que je tiens à chaque fois que j’en ai l’occasion. La situation est tellement grave qu’on ne peut plus faire semblant de ne pas être concerné, de se dire que ce problème ne concerne que les autres. Il faut que chacun, à son niveau, assume ses responsabilités, mais les parents ont un rôle très important pour éduquer et protéger leurs enfants. Je dois dire qu’après mes interventions dans les prières, des parents (pas beaucoup) viennent me voir pour discuter, s’informer, demander conseil. Il y a aussi des parents qui savent qu’il y a un problème avec leur enfant, mais qui n’osent pas venir discuter parce qu’ils ont honte de ce que les gens vont dire. À ceux-là, je dis ce n’est pas le regard de la société qui est important, mais l’avenir – et peut être même – LA VIE de leurs enfants. Il faut mettre la honte de côté, parler, demander conseil, partager, et chercher des solutions avec les autres. Le combat contre la drogue ne peut pas se mener tout seul, mais avec l’ensemble des forces du pays : autorités, ONG, associations, volontaires et bénévoles. Ce n’est pas le combat d’une, de plusieurs personnes ou d’une famille, mais celui de la société dans son ensemble.
Est-ce que quand vous vous rendez compte que votre discours n’est pas aussi écouté et entendu qu’il le faudrait, que la drogue continue à s’étendre dans le pays, vous n’êtes pas découragé ?
— Il n’y a pas de place pour le découragement dans ce combat qui, il faut le souligner, concerne tout le pays, toutes les communautés, toutes les tranches d’âge. Bien que je sois un homme de religion qui prêche l’espoir, avec le développement du trafic de la drogue, j’ai peur pour l’avenir de Maurice. Il ne sera pas facile de redresser la barre, de prendre le bon chemin, mais nous sommes condamnés à le faire parce qu’il n’y a pas d’autre solution. N’oubliez pas que nous sommes dans un pays où une grosse partie de la jeunesse n’aspire qu’à une chose : partir à l’étranger pour son avenir parce qu’il a l’impression que la méritocratie n’est pas toujours pratiquée ici, malgré l’Equal Opportunity Act. C’est parce qu’il pense que ses capacités et ses diplômes ne sont pas reconnus qu’il préfère aller tenter sa chance ailleurs. Mais il faut aussi se rendre compte que tous les jeunes n’ont pas les moyens d’aller se faire un avenir à l’étranger. Ceux qui sont obligés de rester sont frustrés, ce qui ajoute encore du négatif dans le climat social.
Et en même temps, des employeurs disent qu’ils n’arrivent pas à trouver des employés en nombre suffisant à Maurice et sont obligés de faire appel à de la main d’œuvre étrangère.
— C’est un autre problème. Un autre. Contrairement aux générations précédentes, celle d’aujourd’hui a eu une vie tellement facile où tout est fait pour elle qu’elle n’a pas appris l’effort du travail. Il faut redonner au jeune le goût de l’effort et du travail, ce qui passe par l’éducation que doivent lui donner ses parents, puis l’école : on revient toujours à la base, à l’éducation.
Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview qui, je l’espère, fera réfléchir et suscitera des réactions ?
— Si chacun ne s’occupe que de lui, que de son groupe, que de sa communauté, et passe son temps à réfléchir sur la division plutôt qu’à l’unité, nous n’irons nulle part. Le fait de pratiquer les rites de ma religion et de ma culture ne veut pas dire que j’ignore ou que je ne respecte pas celles des autres. C’est dans le respect des uns et des autres que nous avons commencé à construire notre nation après l’Indépendance. Il faut continuer dans cette voie. Nous avons besoin de construire, pas de diviser.

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