L’agréable marche que permettent les guides du Morne Heritage Trust Fund pourrait, le temps de le faire, être considérablement documentée et enrichie, grâce à son étape potentiellement la plus dense en informations et marquante par sa nature : celle du cimetière abandonné du Morne, situé à l’Embrasure. Implanté le long de la mangrove, à 100 m d’un terrain de foot, ce site archéologique a déjà révélé suffisamment de données sur la vie passée des habitants, pour qu’on y aménage une scénographie et une valorisation attrayante, harmonieuse et explicite des lieux. Krish Seetah, en charge de Mauritian archeology and cultural heritage (MACH), l’affirme sans hésiter et appelle ces initiatives de ses voeux.
En explorant l’histoire matérielle des populations, la transformation des paysages, la gestion des espaces de vie, les traces laissées par la vie quotidienne jusque dans ses ressorts les plus intimes, l’archéologie est la seule discipline qui permet de faire une introspection objective dans la vie passée des populations, qu’elles appartiennent aux couches sociales les plus modestes ou les plus huppées.
Les archives et documents que nous laisse le temps sont déjà biaisés et même censurés par le regard et l’opinion de ceux qui ont décidé de les laisser à la postérité.
Pour l’archéologue, le trésor n’est pas l’objet en or mais la stratigraphie d’un sol, une empreinte de tissus, des ossements sédimentés, un squelette bien conservé ou un objet du quotidien apparemment aussi banal qu’une pipe celte. Le cimetière de l’Embrasure, où la dernière campagne de fouille s’est achevée il y a quinze jours sous la direction de Krish Seetah, fait partie de ces lieux extraordinaires où peut littéralement être mise au jour la vie des habitants du Morne à partir des années 1830, qu’il s’agisse de noirs libres, d’esclaves ou de marrons. Les pratiques rituelles africaines dont témoignent ces tombes enfouies avec des objets déposés près des corps ainsi que les traces de sépultures et l’orientation des dépouilles, laissent penser que les personnes enterrées ici pouvaient pratiquer leurs propres rituels, ce qui n’était pas forcément le cas des esclaves généralement christianisés de force et enterrés à quelques pas de leurs maîtres.
Des objets et des dates
Une pioche retrouvée auprès des ossements d’une femme a certainement indiqué le métier auquel elle a voué sa vie, ou encore un lot de pipes anglaises auprès d’un homme le désigne comme un fumeur suffisamment constant pour avoir possédé plusieurs pipes, dont en passant la facture permet une datation assez précise. Un petit sachet enveloppant un lot de pièces, placé à la base d’un crâne, et dont les plus anciennes dataient de 1830, a permis de comprendre que cette personne avait pu gagner de l’argent par la force de son travail. Si les traces de rituels funéraires nous relient à l’Afrique et non pas à Madagascar pour ce cimetière que la tradition orale nous restitue comme Simitier Malgas, des études ADN ont d’ores et déjà permis de déterminer l’origine de six Mozambicains et deux Malgaches.
Une première étude ostéologique a donné lieu à une publication signée J. Appleby, Krish Seetah and al sous le titre « The non adult cohort from Le Morne Cemetery, Mauritius : a snap shot of early life and death after abolition ». Cet article est disponible sur le site www. stanford. edu/group/mauritianarchlgy/ avec quelques autres ainsi que les rapports des études de terrain dans une présentation générale du programme de recherche, Mauritian Archeology and Cultural Heritage (MACH) dirigé par Krish Seetah et financé par les universités de Stanford et Cambridge.
Si la campagne de 2012 a permis, comme nous le précise Krish Seetah, de trouver beaucoup d’artefacts, ça n’a pas été le cas en juillet 2013. Mais les nouvelles sections explorées par les étudiants et chercheurs en archéologie d’universités américaine et italienne ainsi que par l’ostéologue espagnol Jonathan Santana ont permis de confirmer l’idée déjà émise l’an dernier que ce cimetière est beaucoup plus grand qu’imaginé au départ et qu’il s’est probablement constitué sur plusieurs périodes et générations qui ont commencé bien avant sa première mention sur une carte qui ne remonte qu’à 1880.
Deux-cents cinquante vies
La magnétométrie a permis de deviner la présence d’environ quarante cinq structures au total mais le périmètre qui se dessine grâce aux dernières fouilles fait naître le sourire de Krish Seetah : « Nous pouvons être sûrs maintenant que nos estimations de départ étaient bien basses quand nous imaginions un petit cimetière familial. Bien sûr, ça n’a rien à voir avec le cimetière de Bois Marchand qui était le plus grand de l’océan Indien et peut-être du monde au moment où les terribles épidémies devenues endémiques de malaria décimaient la population (de 1864 à 1867). Mais nous pouvons penser que le cimetière du Morne a accueilli jusqu’à deux-cents-cinquante personnes, ce qui en fait un grand cimetière ! » Et aujourd’hui un lieu de visite et de recherche des plus précieux pour l’histoire de Maurice et de l’humanité.
Les chercheurs ont déjà été intrigués lors des trois précédentes campagnes de fouille par l’abondante présence d’ossements d’enfants et de nouveaux-nés, supérieure au nombre de squelettes adultes retrouvés, qui témoigne certes de la forte mortalité infantile habituelle à l’époque, mais aussi empirée par des conditions de vie particulièrement difficiles avec notamment des mères allaitantes malnutries. Les archéologues ont mis au jour dans un même périmètre les restes d’un bébé probablement enterré après la naissance, et d’un enfant. L’hypothèse que cette partie du cimetière ait été spécifiquement destinée aux sépultures d’enfants et de nouveaux-nés est envisagée.
Suite à la campagne de 2010 et comme l’indique l’article de l’International Journal of Osteoarcheology (2012), la présence de deux jumeaux morts-nés enterrés près d’un corps adulte a intrigué les chercheurs, d’autant plus fortement qu’il est connu que dans le sud malgache la naissance de jumeaux est considérée comme maléfique, ce qui amène généralement leur sacrifice par noyade ou en les confiant à des sorciers. Toutefois, le soin avec lequel ceux-ci semblent avoir été enterrés, puis ensuite l’étude des ossements permettent de supposer une mort naturelle.
Atteints dans leurs os !
Jonathan Santana était du voyage cette année-ci pour étudier les échantillons osseux stockés au Morne Heritage Trust Fund, ainsi que ceux mis au jour cette fois-ci, soit six enfants dont un bébé à terme et trois adultes. Lorsque nous l’avons rencontré, il observait le squelette d’un enfant en relativement mauvais état situé tout près de la mangrove, dans une zone donc particulièrement humide, où les crabes creusent de nombreuses galeries, favorisant aussi parfois le déplacement des os.
Notre interlocuteur a notamment constaté que ces ossements avaient été atteints d’ostéomyelite, une forme d’inflammation osseuse qui se développe à la faveur de certaines maladies telles que la tuberculose, la syphillis ou la lèpre et de certaines épidémies. S’il a besoin d’une datation précise pour savoir si elles sont liées à des épidémies, Jonathan Santana pense que ces inflammations pourraient trouver leur origine dans les mauvaises conditions de vie, le manque d’accès à l’eau potable, à une nourriture de qualité et à des soins adéquats en cas de maladie.
Lorsque la préservation des ossements est très mauvaise, l’ostéo-archéologue les emporte pour analyse. Particulièrement résistantes, les dents constituent en revanche une précieuse source d’échantillons d’ADN non dégradés, et une bonne indication pour déterminer l’âge des enfants et adolescents. En revanche, si le squelette est en bon état comme souvent dans ce cimetière sablonneux, des échantillons sont prélevés et la dépouille est à nouveau recouverte dès que les chercheurs lèvent le camp.
La finesse du sable respecte les ossements et leur surface, mais sa texture particulièrement meuble favorise l’enfoncement des pierres tombales qui risquent alors de briser les os ou les déplacer, compliquant de ce fait le travail de l’ostéologue et de ses collègues. Mais Jonathan est rompu à l’exercice et dès qu’il voit le moindre petit os, la plus infime de ses caractéristiques est une source de renseignements pour lui.
LE MORNE : L’histoire matérielle des premiers créoles en construction
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