TÉMOIGNAGE: Priska, « À défaut d’argent, j’ai risqué ma vie… »

Priska (prénom fictif), âgée d’une trentaine d’années, est mère de quatre enfants. Cette habitante de Beau-Vallon a vécu il y a deux ans des moments très difficiles quand elle est tombée enceinte. « Nous avions déjà d’énormes problèmes d’argent, mais ce n’est pas tout… J’ai eu des complications de santé, notamment avec mes reins. Si je persistais à garder mon enfant, j’allais probablement perdre l’usage de mes jambes. Et le bébé pouvait présenter des handicaps. J’ai ainsi décidé d’avorter. Mais comme les coûts étaient exorbitants, j’ai risqué ma vie »
Quand Priska apprend qu’elle est enceinte, la nouvelle lui fait plaisir, à elle autant qu’à Michel, son mari. « Évidemment j’étais contente ! Qui ne l’est pas quand on apprend une telle nouvelle ! » explique la trentenaire. Après quelques semaines et ayant débuté un traitement auprès d’une gynécologue, elle apprend cependant une triste vérité. « Ayant eu quatre enfants et une santé assez fragile, une nouvelle grossesse allait sérieusement affecter mes reins déjà malades. Pire, le médecin m’a fait comprendre après quelques semaines que si j’insistais pour garder le bébé, j’allais probablement perdre l’usage de mes deux jambes à la fin de ma grossesse. » À cette mauvaise nouvelle s’ajoute une autre : le médecin lui explique que l’enfant pourrait naître avec des complications, voire des handicaps.
« Avec mon mari, Michel, on a beaucoup réfléchi », explique Priska. « On s’est rendus compte qu’avec quatre enfants sur les bras, qui vont à l’école, le loyer de la maison à payer et nos salaires mensuels qui ne totalisent pas Rs 20 000, nous n’allions pas pouvoir subvenir à nos besoins. Un enfant de plus, c’est des frais supplémentaires… »
Le couple fait alors le calcul : frais pour le traitement durant les neuf mois de grossesse, médicaments, préparatifs… Et évidemment « des frais supplémentaires à cause de mon état de santé précaire ».
Priska et Michel tombent d’accord sur le fait qu’ils ne peuvent garder l’enfant. Prendre cette décision, avance-t-elle, « n’a pas été de gaieté de coeur. J’ai toujours aimé avoir des enfants… » Mais, souligne Michel, « sa santé était en jeu. Je ne voulais pas qu’elle prenne le risque. Le médecin nous avait bien expliqué que vers le cinquième ou sixième mois, elle allait devoir rester au lit pour continuer sa grossesse. Et déjà, elle commençait à avoir des complications. Douleurs, vomissements… Nou pa ti ena lot swa… »
Cytotec au marché noir
Priska est alors à presque deux mois de sa grossesse. La jeune femme s’adresse à une amie pour lui demander de l’aide. « Je n’avais jamais eu recours à l’avortement avant. Je ne savais pas à quelle porte frapper. » L’amie en question lui conseille alors un médecin des basses Plaines Wilhems.
« Mo finn telefoner ek monn pran rendez-vous », poursuit la jeune femme. Avant de rencontrer le médecin en question, c’est à une proche du professionnel qu’elle a affaire. « Elle m’a demandé de combien de mois j’étais enceinte et des détails sur mon état de santé. » Elle fait aussi comprendre à Priska qu’elle devra débourser « Rs 10 000 cash pour s’occuper de moi. Quand elle m’a dit ce chiffre, j’ai été secouée. Nous n’avions pas une telle somme et personne vers qui nous tourner pour l’avoir. Elle m’a aussi expliqué qu’il fallait faire vite. »
Priska tente alors de négocier. « Monn dir li si pa kapav baiss pri impe… » Mais la proche du médecin est catégorique. Découragée, la jeune femme ne sait plus vers qui se tourner. « Je n’avais plus le courage d’aller frapper à d’autres portes. »
« Avec l’amie qui m’avait aidée et Michel, on a décidé de tenter quelque chose… » raconte Priska. La proche du médecin lui avait expliqué comment « prendre du Cytotec et en introduire dans le corps pour provoquer un saignement ». Le mari de la jeune femme se lance alors dans la recherche du médicament. « Nous avons payé Rs 1 200 pour huit comprimés. C’est le prix à payer au marché noir », explique Michel.
Une fois chez elle, Priska rassemble toutes ses forces « pou fer travay la, tinn fini deside sa. Pena rekiler. Se zis ki, dan sa ler la, monn kumans gayn impe traka… » Ce jour-là la trentenaire commence à prendre les comprimés dès le matin. « On m’avait dit d’en boire deux et d’en introduire deux autres dans mon corps », explique-t-elle. Au bout de six comprimés, elle commence à ressentir des malaises. « J’ai commencé à avoir de violentes douleurs aux reins. Pa ti pe kapav marse narien. Extra douler, cabosser net. Kuma dir pe accoucher mem… Gayn contraktion tou parey », se souvient-elle.
Dans ces moments-là, Priska est seule avec Michel. « Pa kapav dir personn narien ! Kuma pu fer sa. » Et les douleurs et complications qu’elle ressent lui font inévitablement peur. « J’ai eu très, très peur. Je craignais le pire… » À un moment, elle pense même se rendre à l’hôpital. « Mais je ne savais pas ce que j’allais dire une fois sur place… Nous avons préféré rester à la maison. »
Fièvre, crampes et saignement
Le même jour vers 23 heures Priska commence à saigner. Abondamment. Aux douleurs et courbatures s’ajoute une très forte fièvre qui la rend presque délirante. « Je tremblais comme une feuille. J’avais des crampes. Je n’avais aucune position confortable où je me sentais bien. »
Un autre mauvais moment attendait aussi : « Kan finn kumans saigner, monn gayn enkor pli per. Zame monn saigne kumsa. Boukou, boukou disan finn aler… » Durant les 24 à 36 heures qui ont suivi, Priska est restée alitée. « Je n’ai pas pu aller travailler le lendemain. Pendant un mois, je n’ai pas arrêté de saigner. » À tel point qu’elle pense même à un certain moment à « aller consulter un médecin car je craignais que ce soient des séquelles de la prise de médicaments ».
Priska est consciente d’avoir pris un énorme risque. « Je ne pouvais pas faire autrement. Nous n’avions pas suffisamment d’argent pour aller en clinique, ni même pour les frais du médecin. » La jeune femme fait ressortir que « ce sont les pauvres, comme nous, qui avons recours à des moyens les plus risqués. On n’a pas le choix et ce n’est certainement pas par plaisir qu’on a recours à ces moyens-là ».
Pour la trentenaire, « le projet de loi du gouvernement est une forme d’aide pour des femmes qui sont dans ma situation ». Catholique pratiquante, elle souligne aussi que « je respecte la position de l’Église et je comprends. Cependant, je leur dirais ceci : “est-ce que quand des femmes comme moi avons de tels problèmes, vous êtes là pour nous aider, nous soutenir, nous encadrer ?” Ce n’est pas le cas. J’ai frappé à cette porte mais je n’ai reçu aucune aide ! » 
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DÉPÉNALISATION DE L’AVORTEMENT Des médecins :
« Offrir le choix selon des cas spécifiques »

Des professionnels de la santé ont été sollicités pour partager leur avis médical sur le projet de loi en vue de la dépénalisation de l’avortement dans des cas spécifiques, présenté par le gouvernement il y a quelques semaines. Ces médecins, préférant garder l’anonymat, estiment que « médicalement parlant, l’on ne peut infliger aux femmes, victimes par exemple de viols, d’abus sexuels ou d’inceste, un traumatisme supplémentaire en leur imposant de garder le bébé. De même pour des filles de 14-15 ans concernées par des grossesses précoces. L’on ne peut contraindre une enfant à enfanter. Et ce, dans les circonstances que l’on sait… »
« Sur le simple aspect de la santé, on ne peut infliger à une femme déjà victime de traumas tels qu’un viol, abus sexuel ou inceste à porter un enfant non désiré. Il faut comprendre l’état d’esprit, les meurtrissures qu’elle a connues dans ces circonstances, sa psychologie », explique un médecin qui exerce dans le privé. Certes, poursuit-il, « il se peut que durant les neuf mois de grossesse, la mère développe un lien d’affection, d’amour, d’attachement avec l’enfant. Mais rien n’est acquis et rien n’est garanti».
Dans ce contexte, estime ce médecin, « je trouve totalement injuste que quand une femme recherche, auprès de nous professionnels de la santé, des soins dans de telles circonstances, nous la traitons, nous lui prescrivons des médicaments, mais au bout du compte nous lui disons “vous savez, c’est contre la loi de ne pas garder l’enfant. Alors débrouillez-vous !” C’est lui infliger doublement le traumatisme qu’elle vit déjà ! »
Un autre médecin, opérant également dans le privé, rappelle que « le serment d’Hippocrate nous commande de respecter la vie ». Se disant personnellement et professionnellement pro-life, le professionnel concède néanmoins que « dans les cas extrêmes, comme les viols, les abus, ce projet de loi peut définitivement aider ».
Cependant, relève notre interlocuteur, « ce doit être une décision mûrement réfléchie. Pas une chose qu’on décide comme ça, au pied levé. On ne peut traiter d’une question aussi délicate et importante car il s’agit de la vie, rappelons-le, avec insouciance et nonchalance ! »
La nécessité d’un débat élargi fait l’unanimité parmi les professionnels de la santé. L’autre aspect qui retient leur attention : les cas de handicaps tels qu’énoncé dans le projet de loi. « Aujourd’hui, avec les avancées technologiques, explique l’un de nos interlocuteurs, on peut, dès la sixième semaine, déceler s’il y a des formes de handicaps durant la grossesse. Jusqu’à la 28e semaine, la limite pour interrompre une grossesse, on peut mieux connaître les éventuels handicaps dont l’enfant pourrait être amené à avoir. »
Les deux médecins sont d’avis que « si l’enfant présente des complications graves comme une encéphalomyélite, où il naîtra avec divers problèmes qui nécessiteront plusieurs interventions chirurgicales, coûteuses, évidemment on ne peut que conseiller l’interruption de grossesse ». À l’un d’eux de renchérir : « L’être vivra, mais à quel prix ? Ce sera un être qui ne sera jamais normal… Doit-on accepter de subir et faire subir de telles souffrances, tant à l’enfant qu’à son entourage ? »
Cependant, estiment les deux professionnels de la santé, « dans les cas de complications comme une Trisomie 21, les données ne sont pas les mêmes ». D’où la nécessité  d’une « élaboration de ce projet de loi ».
Les médecins interrogés souhaitent aussi que « l’on arrête de parler de légalisation de l’avortement. Ce n’est pas de ça qu’il est question mais de dépénalisation dans certaines circonstances très précises.  Nous préférons ainsi le terme “interruption de grossesse”. Nous pensons que cela aiderait à dépassionner partiellement le débat et le rendre plus sain. »
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Plus de 1 000 complications chaque année
Malgré la loi de 1835 condamnant l’interruption volontaire de grossesse (IVG), de nombreuses femmes y ont recours chaque année. Même s’il n’existe pas de statistiques officielles sur le sujet, étant donné que l’IVG se pratique dans la clandestinité, on estime qu’il y a entre 8 000 et 10 000 avortements à Maurice chaque année.
Le ministère de la Santé a enregistré 1 331 cas de complications suivant un avortement pour l’année 2011. Le plus grand nombre concerne les femmes dans la tranche d’âge de 20 à 39 ans. « Dans la majorité des cas, les femmes n’ont pas perdu tout le foetus », indique le ministère, qui affiche beaucoup de prudence sur le sujet.
Dans de telles situations, les femmes saignent abondamment ou ont développé une infection, due à la présence de ce qu’on appelle, dans le jargon médical, Product Of Conception (POC). Le porte-parole ne manque pas de préciser que des complications peuvent également survenir à la suite d’une fausse couche naturelle. « Tous les cas de complications traités ne relèvent pas nécessairement d’une interruption volontaire de grossesse. »
Dépendant de la nature des complications, la patiente est traitée aux antibiotiques, reçoit une transfusion sanguine ou subit un curetage pour évacuer le POC. « Si jamais il y a perforation de l’utérus, une intervention chirurgicale s’avère nécessaire. »
Malheureusement, dans certains cas, les femmes arrivent trop tard à l’hôpital et ne peuvent être sauvées. Officiellement, entre 2000 et 2011, les services de santé publique ont enregistré quatre décès liés à un avortement. Un chiffre qui comporte toutefois certaines ambiguïtés car, les certificats de décès mentionnent dans la plupart des cas une septicémie tout simplement.
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Paroles d’infirmiers
Le personnel hospitalier est témoin du nombre de femmes conduites en urgence à l’hôpital suite à un avortement. Cependant, toutes ne le dévoilent pas au personnel hospitalier. « La plupart du temps, elles vous diront : monn glise monn tonbe », témoigne une infirmière. Mais ceux qui ont une longue expérience dans le service savent décoder les attitudes. « Même quand elles ne l’avouent pas, la détresse sur le visage de la femme, souvent accompagnée de sa maman, en dit long », ajoute Bagooaduth Kallooa, président de la Nursing Association.
Ce dernier ajoute que la plupart du temps, les femmes ont honte d’en parler. « Elles ne savent pas quoi dire ou comment le dire à un infirmier ou une infirmière. Elles ont aussi peur des représailles. »
Bagooaduth Kallooa, qui s’est prononcé en faveur de la décriminalisation de l’avortement, justifie sa position du fait que ses collègues et lui-même sont souvent témoins des drames qui se jouent sous leurs yeux. « Nous sommes profondément bouleversés lorsque nous voyons des femmes arriver au casualty dans des situations critiques ou vivre leur dernier moment sur un lit d’hôpital à cause d’un utérus perforé. »
Le président de la Nursing Association mentionne également l’aspect médico-légal de la situation. « J’ai travaillé dans une salle d’opération pendant 15 ans. Je peux témoigner que bien souvent, c’est lorsqu’il pratique un curetage que le médecin se rend compte que l’utérus de la femme est perforé. Il doit alors prendre la décision de faire une intervention chirurgicale sans son consentement. Il prend un énorme risque. »
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L’aveu de Varma
Il est souvent dit que des interruptions de grossesse sont parfois pratiquées dans les hôpitaux lorsqu’il y a des complications pouvant mettre la vie de la maman en danger. L’Attorney General, Yatin Varma, a aussi évoqué cette réalité lors de la rencontre avec le front commun pour l’avortement à son bureau lundi dernier.
Mais le ministère de la Santé est catégorique sur la question : « Il n’y a pas d’interruption de grossesse dans les hôpitaux publics. L’article 237 du code pénal l’interdit. » Toujours est-il que le ministère parle de « curetages », pratiqués sur des femmes pour des raisons « gynécologiques et obstétriques. »
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Big business
« Avez-vous du Cytotec s’il vous plaît ? » À cette question, tous les employés de pharmacie affichent un visage fermé avant de répondre par un « non » catégorique. Pourtant, le Cytotec est réputé pour être le médicament le plus utilisé pour les avortements à Maurice. Il existerait même un business parallèle de Cytotec.
En réalité, ce comprimé est prescrit pour le traitement de l’ulcère de l’estomac. Mais sa prise par une femme enceinte peut provoquer une fausse couche.
Si certaines pharmacies exigent une prescription avant d’en vendre, d’autres n’hésitent pas à le vendre au marché noir. « Dans ces conditions, le prix peut s’élever jusqu’à Rs 100 le comprimé », témoigne une jeune femme.
Sans avis médical, le Cytotec peut représenter un vrai danger pour les femmes car elles ne connaissent pas la posologie exacte. Elles ne sauront pas non plus si elles ont perdu tout le foetus. Ce qui peut mener à une infection.
Aussi dangereuse que les vieilles pratiques comme les « baleines de parasol », la prise de Cytotec peut provoquer la mort, suite à une hémorragie ou une septicémie.
L’autre business est celui des curetages pratiqués dans les cliniques privées. Derrière cette intervention d’ordre gynécologique, se cache souvent un avortement. Une telle intervention dans le privé peut coûter jusqu’à Rs 15 000 ou Rs 20 000.
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Quels enjeux pour les assurances ?
Si l’avortement est décriminalisé à Maurice, cela aura une répercussion certaine sur les assurances médicales. En France, par exemple, une IVG est prise en charge à hauteur de 80 %. À Maurice, les assureurs n’ont pas encore abordé la question. Selon Axel Pellegrin de l’Insurers Association qui s’exprime en son nom personnel, « l’approche de l’assureur variera en fonction des conditions stipulées dans le contrat établi avec l’assuré. »
Ce dernier précise que tous les plans d’assurance santé ne sont pas uniformes et qu’ils peuvent varier d’un assureur à l’autre. Mais de manière générale, M. Pellegrin est d’avis que « du moment où l’avortement est légalisé dans des conditions précises, il devient un acte médical codifié dans les lois mauriciennes. À condition toutefois que cet acte soit pratiqué sur recommandation d’un médecin, par un médecin dûment reconnu et ce, dans un environnement médicalisé. »

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