Un responsable au secondaire : « La réforme n’a rien changé en profondeur dans le système »

Notre invité de ce dimanche n’a pas de visage, ni de nom. C’est un responsable au niveau du secondaire qui, pour des raisons évidentes, s’exprime anonymement sur la reforme de l’Éducation et la situation dans les collèges d’État.

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Peut-on dire que le secteur de l’Éducation mauricien est malade ou vit actuellement un malaise ?
— On peut dire les deux ! C’est une situation qui existe depuis des années et qui est en train de s’aggraver au point de devenir dramatique. Il existe un manque criant d’effectifs et de ressources humaines, partant des directeurs des zones aux caretakers dans l’Éducation. Au niveau des directeurs des quatre zones qui regroupent les écoles et les collèges du gouvernement, il n’y a actuellement que deux directeurs. Les autres sont tous des remplaçants, des acting directors. Au niveau des caretakers, quand il y a un manque dans le primaire, on prend quelques uns dans le secondaire pour qu’il y ait un minimum de personnel qui assure le nettoyage des collèges. À tous les échelons du ministère, les employés sont en train de débattre pour faire fonctionner, tant bien que mal, le système.

Comment en est-on arrivé à ce stade de dégradation alarmante du système ?
— C’est d’abord un manque de recrutement du personnel à tous les niveaux. À un moment, on a fait des recrutements, mais pas autant qu’il le fallait. On n’a pas remplacé ceux qui sont partis à la retraite par des enseignants, mais par des supply teachers. Un enseignant permanent est recruté par la PSC et bénéficie d’une série d’avantages attachés au poste : congé, assurance, pension… Un supply teacher est recruté pour une période déterminée, généralement une année, et ne bénéficie pas des conditions de l’employé permanent. C’est pour faire des économies qu’on recrute des supply teachers à la place d’enseignants permanents. Car à chaque fois qu’un chef d’établissement réclame des enseignants, on lui envoie des supply teachers « parce que le ministère manque de fonds. » Mais le budget du ministère augmente tous les ans et le gouvernement s’en glorifie. Où va l’argent si on n’a pas assez de fonds pour employer les enseignants qui manquent ? C’est un manque de prévision qu’on a peine à comprendre. Il y a des enseignantes qui doivent prendre des maternity leaves, d’autres des congés maladie. Il faut faire provision pour ces cas et veiller à ce qu’il y ait suffisamment des remplaçants pour que les établissements continuent à fonctionner. Or, il semble qu’il n’y ait aucune planification à ce niveau. Non seulement il n’y a pas de provision pour remplacer les enseignants en congé, mais il n’y a pas suffisamment de supply teachers. Par ailleurs, le supply teacher est toujours à la recherche d’un emploi permanent et s’il l’obtient, il démissionne sur le champ et l’établissement se retrouve avec un enseignant en moins. La direction reçoit alors l’instruction de se débrouiller pour que les classes aient lieu en attendant un autre supply teacher. Il faut faire des changements d’emploi du temps, modifier les classes pour que les élèves continuent de suivre le programme avec des enseignants en moins. Du matin au soir, il faut rafistoler, parer au plus pressé, improviser, trouver des solutions pour que, malgré tout, l’élève continue à étudier.

Mais dans tout ce rafistolage, quand est-ce qu’on s’occupe de pédagogie, de ce que l’élève est supposé apprendre ?
— C’est au responsable de s’organiser, comme il peut pour que les cours continuent. Il demande à un enseignant de faire le travail de deux, de dépanner et, dépendant de la bonne volonté des uns et des autres, on y parvient tant bien que mal. Mais certains enseignants peuvent refuser, dire qu’ils n’ont pas de temps, qu’ils ont déjà leur lot de travail.

Il y a un manque d’enseignants depuis des années, dites-vous. Mais au ministère, il n’y a pas des chefs, des planificateurs qui évaluent les ressources et déterminent combien d’enseignants il faut pour le nombre de classes, d’élèves et de matières proposées dans les écoles et collèges du pays ?
— Le problème c’est que, pendant un bon bout de temps, toutes les énergies du ministère étaient mobilisées pour la priorité des priorités : la réforme.

Justement : est-ce que la réforme a amélioré le fonctionnement du système d’éducation publique à Maurice ?
— Non, parce que la réforme n’a rien changé en profondeur dans le système. La réforme n’a fait que changer quelques appellations dans le système. C’est ainsi que les stars collèges sont devenues des académies destinées aux élites.

Mais est-ce que l’un des buts de la réforme n’était pas de mettre fin au système des élites afin que tous les écoliers et collégiens mauriciens aient droit au même type d’éducation, la meilleure qui soit, afin de mettre fin aux inégalités ?
— Ça, c’est la définition officielle, mais dans la réalité, nous sommes back to square one. À la fin de NCE avec les bons résultats obtenus, les parents ont la possibilité de faire entrer leur enfant dans une académie et ils le tranfèrent du collège régional. Le collège perd ses bons éléments qu’il a contribué à former au profit des académies qui prennent les meilleurs. Les académies ne sont que des stars colleges dont on a simplement changé le nom. Ce sont les mêmes écoles, les mêmes classes, les mêmes directeurs, les mêmes profs, la même pédagogie, le même syllabus, le même nombre de périodes. Certains établissements portent encore le nom de boys college, alors qu’il y a aujourd’hui des filles qui y étudient ! C’est comme ce collège de Port-Louis dont a parlé les journaux : un collège de garçons qui est devenu collège mixte à la rentrée. En grade 9, aux élèves qui n’ont pas réussi l’examen du NCE et qui restent dans les collèges régionaux, on donne une année supplémentaire dans le cadre du nouveau programme qu’on appelle l’extended program grade 9 plus. Ces élèves ont eu 3 ans pour se préparer à l’examen. Est-ce que cette année additionnelle leur fera apprendre et assimiler ce qu’ils n’ont pas réussi en trois ans ? Le ministère n’a pas communiqué sur les résultats des élèves de l’extended program grade 9 plus qui ont pris part aux examens. Si mes renseignements sont bons, il y a très peu de réussite aux examens de ce nouveau programme. L’école est obligatoire à Maurice jusqu’à 16 ans. Que fait-on des élèves qui n’ont pas 16 ans, n’ont pas réussi à passer l’examen du 9 plus, après l’année de prolongation ?

Vous êtes en train de dire que le système privilégiant l’élite –  contre lequel des pédagogues, des enseignants, des syndicats et des parents se sont battus pendant des années – est resté le même ?
— Autrefois, le QEC et le RCC étaient des stars schools où les élèves faisaient toutes leurs études secondaires. Aujourd’hui, les académies prennent la crème de la crème des collèges régionaux, que les « meilleurs élèves » des collèges régionaux.

Pourquoi mettez-vous le terme « meilleurs élèves » entre guillemets ?
— Tout simplement parce qu’on a baissé le niveau des pass mark d’environ 25% pour que ces élèves puissent entrer dans les académies

Par conséquent, les rumeurs qui parlaient de baisser des pass mark pour gonfler les statistiques de la réussite scolaire sont vraies ?
— C’est ce que disent les enseignants qui connaissent bien le sujet. Mais il n’y a pas que dans le système local que le niveau a été volontairement baissé. Il y a eu des articles dans la presse sur le niveau d’autres examens. Ce qui fait poser la question suivante : si les pass mark ont été sciement baissés, avec quel réel bagage éducatif les élèves de la réforme entreront sur le marché du travail ? Et là, je ne parle même pas d’études tertiaires à l’étranger. De ces étudiants mauriciens couvés par leurs parents et enseignants – et quelque part le système – et qui seront confrontés à l’étranger, à des étudiants aussi intelligents qu’eux mais avec une intelligence globale, des connaissances générales auxquelles ils n’ont pas eu accès dans le système mauricien…

Comment est-ce que ces experts en pédagogie qui travaillent à l’élaboration des stratégies et des programmes du ministère ne se rendent pas compte de la situation que vous êtes en train de décrire? Que font les inspecteurs qui sont censés faire remonter les doléances, critiques et suggestions des enseignants à leur hiérarchie pour améliorer le système ?
— Tous les enseignants le disent entre eux et ça ne peut pas ne pas être remonté aux oreilles des décideurs et des experts. Je crois que comme le personnel de l’éducation, ils craignent des représailles, des transferts punitifs. Autant que je sache, les inspecteurs font leur travail comme il le faut et font des rapports et des recommandations. Tous ceux qui sont dans l’enseignement vous le diront : ces rapports sont soumis à la hiérarchie et semblent être rangés dans un tiroir. Ils sont bloqués quelque part.

Est-il possible que la ministre, qui a été elle-même enseignante, ne soit pas au courant de la situation dont nous sommes en train de parler ? Elle ne sait pas ou elle ne veut pas savoir ?
— En tant qu’ex-enseignante, elle devrait entendre ce que disent les enseignants. Disons qu’il est compréhensible que la ministre ne peut pas tout savoir, mais ses conseillers sont là, justement, pour l’informer, faire remonter l’information. La question est qu’est-ce que ses conseillers disent et conseillent à la ministre de l’Éducation ?

La ministre est surtout active et visible le jour de la proclamation des lauréats. Elle se promène avec la liste et ne parle que de bonnes statistiques et de bons pourcentages du système.
— On ne s’intéresse qu’au pourcentage de pass en HSC en soulignant que c’est pratiquement un record, si on compare aux statistiques des années précédentes. On oublie de dire qu’avec le Covid, les élèves ont eu une année d’études supplémentaire et, surtout, on évite de parler de la qualité de l’éducation. C’est un autre grand problème qu’on met sous le tapis.

Est-ce que comme autrefois, les Parents Teachers Associations jouent un rôle important dans l’organisation de l’école ?
— Non. Ils sont bien actifs dans certains établissements, pas dans d’autres. Le temps des kermesses et des bring and buy au bénéfice du collège fait partie d’un passé révolu ! Beaucoup de parents ont démissionné : ils n’ont pas le temps parce qu’ils travaillent, ne peuvent venir aux réunions, même pour chercher les bulletins de leurs enfants. En général, le parent a le sentiment qu’il a fait son devoir en envoyant son enfant à l’école et que le reste n’est plus de sa responsabilité. De la même manière que les élèves apprennent juste ce qu’il faut pour passer l’examen, des parents font juste ce qu’il faut pour que leurs enfants réussissent, sans plus. Mais il faut souligner une chose : les parents veulent que leurs enfants brillent sur le plan académique, même si cela n’intéresse pas leurs enfants. La mentalité d’avoir de bons résultats académiques – pour pouvoir entrer dans le gouvernement avec avantages, promotions, congés et pension – existe encore. L’école est devenue une machine qui sert juste pour passer les examens. C’est une machine qui marche mal. L’école n’est plus un lieu d’apprentissage, de découverte et d’ouverture sur le monde, au sens large du terme. Avec le système tel qu’il est, nous sommes quelque part en train de sacrifier une partie ou toute une génération d’élèves.

Mais les parents s’inquiètent de l’avenir scolaire de leurs enfants puisqu’ils leur font prendre des leçons particulières.
— Pour palier le manque des établissements dont ils sont conscients, ils se tournent vers les leçons particulières. Pour certains, c’est suffisant. Il y a une poignée de parents qui est bien active, mais la majorité ne se prononce pas, ne participe pas. Eux aussi – plus particulièrement ceux qui sont fonctionnaires – ne veulent pas manifester et s’opposer au système.

Je crois savoir que vous avez des choses à dire sur la langue créole à l’école.
— Je n’ai rien contre la langue créole, je la pratique chez moi comme tous les Mauriciens. Mais le fait d’avoir donné à cette langue créole une dimension politique a fait diminuer la pratique de l’anglais – notre langue nationale – et du français parlé dans les établissements scolaires. Les élèves ne font plus l’effort de s’exprimer en anglais et en français, comme on a pu le constater en écoutant les réactions de la majeure partie des lauréats. Notre système repose sur l’écrit, ce que beaucoup d’élèves font très bien en anglais et en français, pas à l’oral. On n’apprend pas à l’élève à réfléchir, à dialoguer, à débattre avec des arguments contradictoires, comme on le fait dans la vie. C’est ce qui explique que pas mal d’élèves sont handicapés quand il s’agit de s’exprimer dans une de ces langues. Le handicap augmentera si ces élèves, non habitués à s’exprimer en français et en anglais, doivent aller faire des études à l’étranger.

La réforme a aussi introduit une dose de mixité au secondaire…
— C’est une autre incohérence. Pendant le primaire, les écoles sont mixtes jusqu’à la PSAC. Arrivé à ce niveau, ça change et les écoles ne sont plus mixtes pendant trois ans. Arrivés à la 4e année, quand les élèves sont en pleine puberté en quête de découvertes et de sensations, ils se retrouvent dans un établissement mixte. Comment voulez-vous que l’établissement n’ait pas de problème de discipline et de comportements ? Ce débat a été lancé à l’époque et beaucoup se sont prononcés contre, avec des arguments solides, mais le ministère est passé outre parce qu’il fallait faire la réforme, pour réaliser une promesse électorale, même si tout n’était pas prêt, y compris les infrastructures. On a ouvert des académies mixtes dans des collèges de garçons où il n’y avait pas de toilettes pour les filles ! Le collège Royal de Curepipe est devenu mixte, comme le voulait la réforme, et de nouvelles matières ont été ajoutées au programme, comme des cours de cuisine. Mais le RCC n’a pas de cuisine ; par conséquent, pour la pratique, les filles doivent aller dans un autre collège !

Abordons maintenant le problème de la discipline et de la violence en milieu scolaire.
— C’est un amalgame de tout ce dont nous avons parlé. Si le parent a démissionné et ne prend pas ses responsabilités, quand l’élève arrive à l’école, il ne comprend pas pourquoi il doit faire ce que ses parents ne lui demandent pas. Les cas de violence sont dus à ce que l’élève voit dans son environnement et qu’il vient répéter à l’école. Certains enseignants passent la moitié de leur temps de cours à discipliner les élèves, avant de pouvoir commencer la classe. Dans certains établissements difficiles, l’enseignant ne peut même pas rappeler l’élève à l’ordre. Il peut subir des menaces verbales, sa voiture peut être rayée, des parents porter plainte. Pour cela, depuis longtemps, on réclame des enseignants formés aux questions de discipline pour encadrer les élèves. On attend toujours.

Je vous écoute raconter ce qui se passe dans un collège d’État et je me pose la question suivante : comment faites-vous pour travailler dans cette situation ?
— Comme tous mes collègues, je me « débrouille ! » En ayant de bonnes relations avec mes collègues, en leur faisant comprendre que nous sommes là pour l’élève, avec les moyens dont nous disposons et, donc, il faut faire avec. Et on arrive à faire. C’est une bataille de tous les instants qui oblige a régler des problèmes qui ne relèvent pas de notre responsabilité. Nous dépensons souvent plus d’énergie à régler des problèmes d’administration et d’intendance qu’à faire notre métier d’enseignant. Dans ces conditions qui ne s’améliorent pas, il est souvent stressant d’aller travailler. C’est un peu pour cette raison que j’ai accepté de vous parler.

Il n’y a une chose que je n’arrive pas à comprendre : pourquoi est-ce que vous et vos collègues qui avez à subir cette situation, vous ne tirez pas publiquement la sonnette d’alarme ?
— D’autres l’ont fait et ils ont été victimes de représailles. Et puis, au ministère, au niveau de la prise de décision, on ne s’intéresse pas aux idées et à l’expérience sur le terrain de l’enseignant. Pour ceux qui décident, l’enseignant n’est là que pour mettre à exécution ce qui a été décidé ; souvent, sans concertation et sans dialogue. Comme ce fut le cas pour la réforme.

Je vais finir par croire que beaucoup d’enseignants sont contre cette réforme.
— Ce n’est pas vrai. Si on faisait un sondage parmi les enseignants, ceux qui travaillent dans le système, je suis sûr qu’une majorité se prononcerait pour la réforme, mais pour une vraie réforme en profondeur du système qui est dépassé par bien des aspects. Nous sommes pour une réforme bien pensée, dans le consensus, pour améliorer le système, rendre les élèves plus heureux d’apprendre, les enseignants plus heureux d’enseigner. Mais comme je vous l’ai dit, la réforme ne fait que perpétuer l’ancien système avec quelques changements de façade. La compétition existe toujours, l’élite est privilégiée et ceux qui ne peuvent pas suivre sont mis de côté. Comme avant. Nous ne sommes pas contre la réforme, mais on ne peut pas appliquer celle qui a été décidée sans planification, sans ressources humaines adéquates.

Pourquoi ne pas dire tout ça à visage découvert, dans une totale transparence ?
— La transparence n’est pas souhaitée et pratiquée à Maurice. On s’en rend compte en écoutant les réponses aux questions parlementaires sur l’Éducation. Elles sont loin de la vérité, pour ne pas dire autre chose. Il est évident que les réponses sont faites pour que personne n’ait de problèmes et des responsabilités à assumer.

J’insiste encore : pourquoi faire cette interview sous le couvert de l’anonymat, alors que ce vous dites est d’intérêt public ?
— On voit bien que vous ne connaissez pas le système. Il vaut mieux se taire pour éviter… des problèmes. Le système décourage le dialogue, la critique même constructive. Je vous l’ai répété, les fonctionnaires ont peur de représailles. On se souvient encore dans l’Éducation de ce recteur qui avait osé émettre des critiques en public. Quelques jours avant sa mise à la retraite, il a été victime d’un transfert punitif. Ceci justifie cela.

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