À Maurice, en 1968, j’avais 15 ans UNE VIE, UN COMBAT

CLAIRE KOENIG

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Maurice. En 1968, j’avais 15 ans. Il m’a fallu plusieurs années avant que je ne mette par écrit ce chapitre de ma vie. À vrai dire, c’est la partie que je redoutais le plus et refusais d’introduire dans ce recueil jusqu’aujourd’hui. Je me suis enfin décidé à le faire parce que je réalise que les années passent vite et que je risque de plus en plus de perdre la mémoire, voire même la vie. Or, il est d’une importance capitale que ces souvenirs ne disparaissent pas pour que les générations futures sachent et n’oublient pas ce qu’il fit cette année-là. En réalité, je ne peux vous parler de mon passé sans mentionner ce grand homme qui n’est autre que mon grand-père. Je vais donc vous raconter ce que nous vécûmes ensemble à cette époque. Le plus dur pour moi sera de retranscrire les grands événements qui marquèrent cette période de mon adolescence mais aussi un pan de l’Histoire mauricienne.

Nous étions très nombreux autour de la table de la salle à manger de Providence, la maison familiale de Phoenix, en ce 11 janvier 1968. Nous allions prendre le dessert lorsque Michel, mon père, se leva et, après avoir parlé, laissa un homme aux cheveux blanchis par l’âge s’exprimer à son tour. À la suite du discours qu’il fit, tous applaudirent et levèrent leur flûte remplie de champagne. Un court silence suivit cette effervescence, puis, d’une seule voix, tous entonnèrent : « Joyeux anniversaire Marc, joyeux anniversaire… » Pendant qu’ils chantaient, Françoise apparut, portant un énorme gâteau qui dégageait une délicieuse odeur de cannelle. Ma sœur, car c’était elle, déposa son fardeau gourmand devant moi et je contins mon envie irrépressible d’en couper une grosse tranche afin de remplir mon estomac affamé. J’étais effectivement un grand gourmand. J’avais fermé les yeux un court instant pour essayer de modérer cette envie mais mon odorat aiguisé détecta des parfums encore plus nombreux comme ceux des papayes, des mangues et des fruits de la passion qui se trouvaient sur la table. En rouvrant mes yeux, j’essayai de tromper ma faim grandissante en me concentrant sur ma joie et ma fierté. Soudain, je réalisai que j’étais en train de quitter le monde de l’enfance pour un autre nouveau et inconnu, car nous fêtions un moment unique et important de ma vie. Aujourd’hui, je venais d’avoir 15 ans.

Anthony Greenwood, Jules Koenig, Gaëtan Duval et Raymond Devienne à Lancaster House le 7 septembre 1965

J’avais découvert la politique à 14 ans et demi et, depuis, rien ne m’intéressait davantage. Le vieil homme, qui avait prononcé un merveilleux discours à mon anniversaire, n’était autre que Jules Koenig, avocat et politicien hors pair qui était non seulement le fondateur, mais aussi le leader du Parti Mauricien! C’était un travailleur actif, loyal, droit et intelligent mais aussi un homme bon, attentif à son prochain, courageux, aimant, drôle et ayant une énergie impressionnante pour une personne de 64 ans. Il était surtout fidèle à ses convictions, à sa famille et à ses patries, la France et l’île Maurice. C’était quelqu’un d’exceptionnel, et ce quelqu’un était mon grand-père.

Ce fut donc lui qui m’apprit à connaître le vaste monde politique de 1968. Grâce à cet apprentissage, j’avais compris qu’un « combat » s’était livré les années précédentes entre le PMSD et d’autres partis pour des raisons que j’ignorais. Je me rappelais alors qu’en août de l’année précédente, j’avais aperçu grand-père qui sortait de la voiture. Il m’avait dit bonjour distraitement et était allé s’enfermer dans son bureau. Quelques instants plus tard, je l’avais vu ressortir le visage assombri et attristé. Ses yeux noirs étaient très légèrement rougis et une inquiétude balayait de temps à autre son regard. Je ne m’étais pas demandé ce qui avait bien pu lui arriver jusqu’à ce samedi, où je le surpris discutant avec mon père d’« Indépendance », de « défaite » et de « festivités ». Comme au mois d’août 1967, grand-père avait de nouveau un air préoccupé et abattu. Je me mis alors en tête de découvrir ce qui se tramait car j’avais la désagréable impression que l’on m’excluait d’un événement qui allait se produire et qui semblait tous nous concerner.

J’avançais le plus doucement possible parmi les tonnes de paperasses et de livres qui s’empilaient autour et sur le bureau de mon grand-père. Je retenais mon souffle et essayais de ne pas laisser de traces de mon intrusion clandestine car je n’avais pas beaucoup de temps. Grand-père et papa, partis en réunion, ne pouvaient pas me découvrir ici, mais maman risquait de s’inquiéter. Je lui avais dit que j’allais me promener dans le jardin mais je venais de me rendre compte que nous allions bientôt dîner. Il fallait donc me dépêcher si je voulais trouver la réponse à mes questions. Je savais ce que je cherchais et me dirigeai donc vers la pile de vieux journaux au fond de la pièce. Arrivé près du tas, je cherchai ceux datant de 1967. Mes mains moites feuilletaient fébrilement les pages légèrement jaunies par le temps. L’angoisse m’étreignait la poitrine. Qu’allais-je découvrir de si terrible ? Je m’en souviens encore comme si c’était hier. Mes yeux s’étaient arrêtés sur un article du 30 mai 1967 portant sur les élections pour savoir si Maurice obtiendrait son indépendance. Le texte expliquait que le Parti Travailliste était pour et le PMSD contre. Puis je vis, dans un article du Mauricien datant du 9 août 1967, cette phrase qui me marqua profondément : « Sa défaite (Jules Koenig) les Mauriciens la portent dans leur chair. » Je ne compris que trop bien le sens de ces mots et je réalisai l’immense abattement que grand-père avait eu ce jour-là.

Nous étions en février lorsqu’il nous annonça que l’Indépendance mauricienne allait être fêtée ce 12 mars 1968 et que nous étions invités à la célébrer au Champ de Mars. Nous étions dans le petit salon et il était debout au milieu de la pièce. Pour qu’il ne se doute de rien, je feignis l’incompréhension et la surprise et lui demandai ce que ça voulait dire. Maman et Françoise insistèrent aussi pour le savoir. Alors, après un long silence, il raconta tout ce que nous avions à savoir en passant sous silence les détails qui auraient alarmé ces dames.

Une foule innombrable se tenait là. Enfants comme adultes agitaient des pavillons rouges, bleus, jaunes et verts, et un sourire illuminait leurs visages. Tous crièrent et hurlèrent leur joie lorsque le drapeau britannique descendit lentement le long du mât blanc pour faire place au nouvel étendard quadricolore de l’île. Mon papa, ma maman et ma sœur n’étaient pas venus. Je me tenais aux côtés de grand-père, droit comme un piquet. J’eus un pincement au cœur en pensant à la bataille que grand-père avait vainement menée. Il regardait la bannière dans le ciel sans nuages de cet après-midi du 12 mars 1968. À quoi pensait-il ? La rage prit un peu d’emprise sur moi. Lui qui faisait toujours tout pour le bien d’autrui, n’y avait-il pas une bonne raison pour qu’il pense que l’île n’aurait pas dû avoir son Indépendance ? Si oui, pourquoi les gens ont si peu cru en lui? « Je dois me calmer », pensais-je. Je reportais mon attention vers le Champ de Mars. Sir Seewoosagur Ramgoolam montait dans sa voiture noire, acclamé par la foule en délire. Soudain, des odeurs de samoussas, gâteaux piments et dholl puris apportées par la brise, titillèrent. Mon ventre criait famine et lorsqu’il s’agissait de ma faim mon corps ne m’appartenait plus. Tel un somnambule, je me mis à avancer vers la source de ces parfums. Mes pas me guidèrent vers une des roulottes des marchands ambulants qui avaient l’habitude de vendre le produit de leur travail dans Port-Louis. Je m’arrêtai et contemplai ces spécialités mauriciennes avec envie. Brusquement, quelqu’un me bouscula violemment et je revins d’un seul coup à la réalité. Alerté par ce rude contact, je portais très rapidement ma main à ma poche. Ma bourse avait disparu ! Voyant encore l’homme qui essayait de courir dans la foule assez compacte, je partis à sa poursuite, furieux. À peine avais-je avancé d’un pas que mon pied heurta le petit contenant vermillon que je ramassai…Vide ! L’argent et le filou s’étaient volatilisés. Tant pis!. Reprenant mon calme, je me rendis compte que je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais. J’étais perdu.

Après m’être énervé contre moi-même, je repris le contrôle de ma personne. Je devais retrouver la voiture. Grand-père avait sûrement pensé que j’avais voulu y retourner. Nous nous étions garés devant la Cathédrale Saint Louis. Mais, comment la rejoindre ? Mon incorrigible gourmandise m’avait tellement aveuglé que je ne savais pas où j’avais atterri ! Je revins sur mes pas.

« Bonzour misie ! » dis-je en m’adressant au vendeur des mets qui m’avaient hypnotisé.

« Bonzour misie ! Ki mo kapav fer pou ou? »

Je lui demandais où nous étions et il m’expliqua le chemin menant à la Cathédrale.  Je le remerciai et suivis son itinéraire. Après avoir traversé les rues très animées par les festivités, je retrouvai enfin le véhicule. Grand-père arriva peu après. Il ne me posa aucune question. Nous montâmes dans l’automobile en silence.

« Tu sais Marc, déclara-t-il soudainement pendant que nous roulions, peut-être que l’Indépendance n’est pas une si mauvaise chose pour l’île finalement. Je ne voulais pas affoler les dames la dernière fois, mais à toi je peux le dire : mon parti a perdu une bataille et cela m’a pas mal affecté. »

Il m’expliqua alors tout ce que je savais déjà. Il me confia également les doutes et craintes qu’il avait si longtemps gardés pour lui. J’étais touché qu’il s’ouvre à moi. Il avait traversé beaucoup d’épreuves.

« Après tout, peut-être avais-je tort de lutter contre tout cela », conclut-il.

 – Grand-père, je suis sûr que tu avais d’excellentes raisons de croire que l’Indépendance n’était pas la solution. De toute façon, que tu penses qu’elle soit bonne ou mauvaise, je te soutiendrai quoi que tu fasses, car je sais que tu auras réfléchi au bien-être des autres en premier, donc, tu auras toujours raison à mes yeux ! Je suis fier d’avoir un grand-père comme toi.

– Merci pour ta confiance et ton amour mon garçon, me dit-il, ému, cela me va droit au cœur.

Nous étions le mardi 21 mai 1968. J’avais hâte que samedi arrive, jour convenu pour fêter les 65 ans de grand-père ! J’étais allé au collège tôt le matin et je l’avais aperçu avant de partir. Il était en pleine forme. J’avais discuté avec lui et l’avais serré dans mes bras. Je ne me doutais pas un seul instant de la tournure qu’allaient prendre les choses. Je venais de commencer le deuxième cours de la journée lorsque le surveillant entra dans la classe, me pria de prendre mes affaires et de le suivre. Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Que s’était-il passé ? On m’emmena, à mon grand soulagement, non pas chez le directeur, mais jusqu’au portail de l’école où papa m’attendait.

« Papa ?! Qu’est-ce qui se passe ? », demandais-je d’une voix un peu affolée. Il ne répondit pas. Je m’engouffrai à l’arrière de la voiture. Je n’osais pas parler. Papa ne put prononcer qu’une seule phrase de tout le trajet : « C’est ton grand-père. » Sa voix tremblait. Mon angoisse monta d’un cran et mon cœur semblait battre au ralenti. La voiture s’arrêta devant le perron. J’ouvris la portière, montai les marches à toute vitesse, courus au salon et stoppai net ma course. Maman et Françoise se soutenaient l’une et l’autre en sanglotant horriblement. Des hommes habillés de noir se tenaient à l’écart. « Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible », murmurai-je. Et là je vis, trônant au milieu de la pièce, un cercueil de bois clair. Grand-père y était allongé. Il avait un visage pâle et paisible, les yeux fermés.

« Grand-père ? …, mes larmes coulaient sans s’arrêter sur mes joues, Grand-père ! Nooonn !!! »

Je courus jusqu’au jardin, la vue brouillée, voulant partir le plus loin possible de cette horrible vision. Ce ne pouvait être vrai ! Pourquoi !? Pourquoi lui ?! Pourquoi… Impuissant, je me laissai tomber à genoux, enfouis ma figure dans l’herbe et laissai libre cours à mon chagrin. L’homme qui avait illuminé mon enfance, qui avait fait tant de choses extraordinaires pour moi, ma famille, mon pays, qui avait tout donné pour eux, ce leader, ce grand homme, ce grand-père, avait été foudroyé par une crise cardiaque le jour de ses 65 ans. Jules Koenig était mort.

Les funérailles de grand-père eurent lieu le lendemain après-midi et furent éprouvantes. Une foule immense, toutes communautés confondues, se tenait dans la cour de l’église Saint-Paul. D’innombrables hommes de loi, ministres et politiciens importants étaient présents. À la sortie de la célébration, nous nous rendîmes au cimetière Saint-Jean à pied. Des hommes du PMSD portaient son cercueil.

Il faisait nuit et des phares éclairaient le caveau et les allées de ce lieu lugubre. La bière fut mise dans le caveau que l’on referma. Tous les quatre, nous nous soutenions en écoutant distraitement les discours qui furent prononcés ce soir-là. Personne ne se résolut à quitter les lieux tout de suite car nous ne pouvions nous faire à l’idée de sa mort.

Voilà maintenant 50 ans qu’il nous a quittés. En écrivant ces souvenirs, un passé douloureux est remonté à la surface. C’est donc pour cela que j’ai très longtemps hésité à écrire cette partie de mes mémoires. Mais comme je l’ai mentionné plus haut, je me suis rendu compte de l’importance d’entretenir son image pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. J’ai aussi réalisé que sa vie était un combat perpétuel. J’ai donc rassemblé mon courage et ai saisi ma plume pour entamer le récit de ma 15e année. J’ai finalement accompli mon devoir et c’est aujourd’hui à vous de faire connaître au monde l’histoire de la personne unique qu’était mon grand-père, Jules Koenig.


Une nouvelle sous la plume de Claire Koenig (16 ans)

Claire Koenig, 16 ans, petite-nièce de Jules Koenig, avocat et politicien, écrivit une « Nouvelle » à l’occasion de l’anniversaire de la mort de ce dernier le 21 mai.

Dans cet ouvrage, prêtant sa plume au petit-fils de Jules Koenig, Marc de son prénom, elle en fait son porte-parole pour rendre hommage à son grand-oncle dont elle admire beaucoup la compétence, la droiture et la générosité.

Les événements se situent à cheval entre 1967, année des élections générales, qui allaient sceller l’indépendance de Maurice, et 1968, année de l’officialisation de ce nouveau statut, et celle aussi de la mort du tribun qu’était Jules Koenig.

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