ANALYSE — Février-99 n’a pas eu lieu…

« La démocratie, c’est l’égalité des droits, mais la République, c’est l’égalité des chances. » – Jacques Chirac

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AVINAASH I. MUNOHUR
Politologue et fondateur du think-tank indépendant Mauritius Forward

Politologue

Le 21 février 1999, Joseph Réginald Topize – dit Kaya – mourait dans une cellule policière, à la suite de son arrestation pour consommation de cannabis. L’annonce du décès du chanteur fut presque immédiatement suivie par des soulèvements, qui se propagèrent dans plusieurs régions de l’île, et qui plongèrent notre pays dans un chaos qui dura plusieurs jours et qui faillit basculer dans des émeutes raciales – chose que l’on n’avait heureusement pas vue depuis celles de 1967, avant l’indépendance. Tous les Mauriciens qui ont vécu cet évènement gardent des souvenirs vivaces et impérissables de ces quelques jours qui ont vu l’État vaciller et qui ont vu à quel point la paix pouvait être fragile dans notre pays.

Pendant ces quelques jours, le pays était immobilisé et barricadé. Les affrontements entre les forces de l’ordre et les émeutiers ont fait des morts et des blessés des deux côtés. Certains symboles de la République furent profanés, signe de la colère, de l’indignation et de l’exaspération. Des biens privés furent pillés, certains individus n’hésitant pas à exploiter la situation chaotique afin d’en tirer un profit personnel. Navin Ramgoolam, Premier ministre de l’époque, était enfermé dans un silence assourdissant pendant 72 heures, se montrant incapable du courage, de la sagesse et de la tempérance requis par son office afin de préserver notre unité nationale lorsqu’elle est menacée. Il avait d’ailleurs, et à juste titre, déjà perdu les élections de 2 000 pendant ces 72 heures de silence.

Personne n’a oublié la vitesse de propagation des rumeurs et des fausses informations, qui participèrent à la production de la peur et de la psychose – et ce malgré le fait que l’accès à internet était à l’époque extrêmement limité et que les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Nous n’osons même pas imaginer ce que cet événement aurait donné aujourd’hui à l’heure où les fake news se propagent à la vitesse de l’éclair, aidées par la logique de la libre circulation de l’opinion sur les réseaux sociaux.

L’événement que fut « Février-99 » a marqué notre pays. Il a clairement posé un point de basculement entre un avant et un après dont nous sommes aujourd’hui les héritiers : un avant signifié par une société de la plantation et l’économie qui la sous-tend ; et un après qui restait à l’époque encore à advenir entièrement, et qui allait se traduire par le basculement de la société mauricienne dans une économie hautement financiarisée et dans une société de la consommation de masse.

Nous avons tous pu constater à l’époque la facilité avec laquelle les poudres semées par l’inégalité, l’injustice, l’exclusion et la précarité peuvent allumer un feu qui bascule dans l’opposition entre les communautés chez nous. Et nous avons tous constaté comment la contestation sociale peut rapidement prendre une tournure communale – par dessein politique, par maladresse ou par mésentente. Car c’est bien de cela qu’il s’agit à la base : une réaction contre la perception qu’il y a dans notre pays une stratégie d’exclusion qui ne permet pas à la mobilité sociale de fonctionner sur une base objective et non identitaire. Cette réaction appelait à une action politique : celle de la transformation de l’État dans des formes de neutralité, d’impartialité et de transparence institutionnelles ainsi qu’une demande d’inclusion de tous les Mauriciens dans les affaires nationales.

C’est la nature de toute société de produire de l’exclusion et de l’injustice, et c’est le rôle de la politique d’être un mode d’action et de rectification permettant de lutter contre les poches d’exclusion. Mais lorsque nous enfermons la politique elle-même dans la logique identitaire, alors qu’advient-il des revendications sociales et sociétales ? Sont-elles condamnées à toujours se heurter à la logique du communalisme ? Ou bien pouvons-nous trouver les moyens d’un progrès politique permettant l’expression de toutes les voix, et en particulier celles s’élevant contre l’exclusion, la précarité et l’injustice ? Il s’agit là d’une immense question à poser à tous nos politiciens car elle reste, vingt ans après 99, malheureusement toujours d’actualité.

Brahms Mahadea

En étudiant notre histoire politique récente, nous pouvons constater que la volonté d’une émancipation universelle s’est souvent heurtée à Maurice contre le mur de l’ « identity politics » – il s’agit là d’ailleurs d’un héritage de l’idéologie coloniale britannique. La conséquence directe de cette stratégie idéologique est un morcellement et une stratification sociale profondément inégalitaires car hantée par la logique de la division identitaire. Malcolm de Chazal le disait d’ailleurs mieux que quiconque, nous cultivons aussi bien la canne à sucre que les préjugés à Maurice ; et nous avons fait de la politique un instrument de négociation permanente dans la production des frontières et dans l’attribution des parcelles économiques, sociales, culturelles et politiques entre les différentes communautés.

Ce que nous nommons le multiculturalisme à Maurice n’est d’ailleurs rien d’autre que cette négociation permanente qui fait se mouvoir les rapports de pouvoir entre les différents segments de la société mauricienne – segments trop souvent compris comme segment identitaire. C’est en ce sens que le multiculturalisme est une stratégie de pouvoir permettant de conduire la conduite d’une population afin de la contrôler. Il s’agit là du fondement même du lieu politique à Maurice, et aucun phénomène politique – tel que la logique des dynasties, le système des castes, le rôle des socioculturels, ou encore les phénomènes d’enfermement et d’exclusion – ne peut se comprendre sans appréhender cette matrice de pouvoir qui produit la quasi-totalité de nos pratiques institutionnelles, et qui se trouve au cœur de la division sociale, de la division du travail et de la division du capital à Maurice.

La Nation mauricienne n’est ainsi pas une utopie fondée dans la possibilité d’une communauté nationale exprimant une univocité – monoculturelle et monolinguiste –, mais une pratique de la multiplicité qui trouve son équilibre et sa paix dans la reconnaissance et l’affirmation de la différence. Mais voilà, l’affirmation de la différence peut parfois mener à des situations d’exclusion et de précarité sur la base de la différence ethnique. Or, toute reconnaissance de la différence ne doit jamais être compromise mais elle ne doit également jamais devenir une entrave à l’inclusion de tous les Mauriciens dans un destin commun. Voilà tout l’équilibre complexe que doit constamment produire notre système politique. Ce destin commun, nous l’avons déjà : il s’agit de l’État et de ses institutions du welfare.

En effet, malgré nos différences religieuses ou culturelles, nous sommes une communauté nationale qui a adhéré à un contrat social qui a placé la volonté générale de la production de la mobilité sociale au cœur de l’action de l’État. Ce dernier a pour objectif premier la production de la justice et la promotion de la liberté pour tous, grâce notamment à des mécanismes de rectification des injustices de départ – l’éducation gratuite et l’accès à un système de santé universel en sont deux symboles forts. Ce serait un déni d’affirmer que ce contrat social n’a pas fonctionné – il a même très bien fonctionné à un moment ; permettant l’apparition d’une classe moyenne puissante et l’élévation du niveau de vie pour une majorité des Mauriciens. Mais il serait vain de croire qu’il fonctionne toujours aussi bien, et Février-99 est aujourd’hui devenu le symbole de ce mauvais fonctionnement et la mise en garde des conséquences d’une paralysie du système.

S’il y a d’ailleurs une leçon à tirer vingt ans après, c’est que, malgré une paix sociale retrouvée, nous n’avons fondamentalement pas réussi à relever le défi de la modernisation et de la rénovation de notre modèle social afin qu’il devienne totalement inclusif et égalitaire. Nous n’utilisons pas ici le terme « égalité » en vain. Février-99 était un soulèvement et un cri du cœur qui demandait à notre pays une conversion politique dans l’égalité, ni plus ni moins.

La lente marche de notre pays vers l’émancipation – entamée avec le marronnage, poursuivi par l’abolition de l’esclavage, les révoltes des travailleurs engagés, les négociations pour l’indépendance, ou encore les grèves estudiantines du milieu des années 1970 – va dans un sens très précis : celui de faire de la République de Maurice le modèle d’une alliance réussie entre le libéralisme économique et un multiculturalisme humaniste – se traduisant dans cette production de la justice et de la liberté pour tous. Les émeutes de février 1999 nous imposèrent que l’on rajoute une autre dimension à cette alliance : celle de l’égalité républicaine.

Ainsi, Février-99 appelait de ce fait à une rénovation de l’État, à une démocratisation de tous les étages de l’économie, à une transparence absolue des institutions publiques, à la mise en place de mécanismes objectifs et efficaces pour la promotion de la méritocratie et de l’égalité des chances et, en dernier ressort, à une transformation de la politique elle-même. Si cet évènement devait être résumé en un slogan, il pourrait être le suivant : « Justice, Liberté, Égalité ».

Seul un contrat social renouvelé et articulé autour de l’égalité, de la justice et de la liberté – traduites dans les divers domaines d’intervention de l’État, notamment ceux liés à la promotion de l’égalité des chances –  sera garant de la pérennité du projet de paix perpétuel que devrait être notre multiculturalisme. De ce point de vue, la transformation politique et sociale que Février-99 réclamait à la Nation mauricienne n’a pas encore eu lieu.

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