De quoi Jugnauth est-il le nom ?

« La politique est la continuation de la guerre, mais par d’autres moyens. » – Michel Foucault

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« Pravind Jugnauth est un peu le Modi mauricien. » – Somduth Dulthumun

DR AVINAASH MUNOHUR
* Politologue
Research Fellow au Laboratoire de recherche sur le Changement Social et Politique Université de Paris Sorbonne Cité Politologue

Nous vivons des temps « apocalyptiques » au sens littéral du mot – c’est-à-dire des temps qui révèlent, qui dévoilent et qui font voir. Ce qu’ils dévoilent d’abord, c’est que l’effondrement financier de 2008 a ouvert une époque de ruptures politiques qui n’a fait que s’approfondir depuis. Nous sommes comme plongés à l’intérieur d’une suite de ruptures politiques, qui semble irrésistible, et qui est majoritairement pratiquée par des forces néofascistes, nationalistes, racistes et sexistes ; sans que de réelles forces capables de se constituer en une alternative crédible à ces courants puissent se cristalliser.
Pour ne citer que ceux qui sont au pouvoir, Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Netanyahou en Israël, et bien entendu Modi en Inde sont autant de symptômes de ce que la politologue américaine Wendy Brown ou encore le philosophe camerounais Achille Mbembe identifient comme un nouveau mode de fonctionnement du néolibéralisme actuel – celui d’après la crise de 2008 en tout cas – et qui se traduit dans un nouveau rapport entre violence et institutions.

Ces temps apocalyptiques nous dévoilent aussi que nous sommes entrés dans une époque où se généralisent l’indistinction et l’hybridation de l’État de droit et de l’état d’exception. Les phénomènes politiques incarnés par Trump ou par Modi ne se mesurent ainsi pas seulement à la force de leur organisation partisane, mais également – surtout même – à la capacité qu’ont ces organisations à déteindre sur l’État et ses institutions, sur les systèmes politiques et sur les dispositifs médiatiques ; et à désamorcer les mécanismes de régulation et de conjuration du potentiel de violence produite par toute collectivité sociale.
Ainsi nous est révélé que sous la façade démocratique, derrière les innovations économiques, sociales et institutionnelles, on retrouve encore et toujours la dimension constitutive du paradigme politique de la Modernité, à savoir ce que Michel Foucault avait identifié comme le lien intime entre les pratiques politiques et la dimension stratégique et tactique de la guerre dans la genèse de l’État moderne à partir du XVIIe siècle. Cette dimension du politique, qui ressemble fortement à une forme de continuation de la guerre mais par d’autres moyens, tend historiquement vers deux pôles contradictoires : le pôle nationaliste de la guerre des identités ou le pôle marxiste de la lutte des classes.

Alternatives crédibles…

L’objectif premier de la social-démocratie comme modèle de gouvernementalité a d’ailleurs été la mise en place des institutions et des pratiques socio-économiques qui permettraient à une société donnée de ne basculer vers aucun de ces deux pôles. Il est d’ailleurs extrêmement inquiétant de voir à quel point le modèle de la social-démocratie ne répond tellement plus aux problèmes socio-économiques des masses que les spectres des nationalismes d’extrême droite et des mouvements d’extrême gauche refont aujourd’hui surface comme des alternatives crédibles aux yeux d’un nombre grandissant de gens.
Il y a néanmoins une subtilité à préciser. Il est aujourd’hui facile de constater que le pôle de la guerre des identités semble se répandre et se généraliser de manière beaucoup plus efficace, alors que les partis et les mouvements de gauche ont beaucoup de mal à trouver des réponses adéquates à ce basculement. Trump, Netanyahou et Modi sont les avatars de cette tendance, tout comme Marine Le Pen en France, Matteo Salvini en Italie, et bien d’autres ailleurs dans le monde.


Ce rapport affirmé, parfois même revendiqué, entre violence et institutions – que nous pouvons nommer « brutalisme » à la suite d’Achille Mbembe – se trouve au cœur des tactiques politiques de ces mouvements nationalistes. Ces derniers ont d’ailleurs en commun tout un ensemble de dispositifs et de pratiques que nous pouvons retrouver, sous une forme ou une autre, chez chacun d’entre eux. Il serait impossible d’entrer en détail dans ces éléments, nous nous contenterons donc de simplement les énumérer. Ils se classifient en deux catégories.

La première relève des stratégies de prise du pouvoir politique qui sont :
– une idéologie nationaliste et/ou raciste fondée sur des mythes qui n’ont aucune réalité historique avérée ;
– une organisation structurelle qui s’appuie sur des groupuscules organisés selon la logique des milices, et qui sont parfois armés ;
– l’identification d’un ennemi intérieur qu’il faut détruire ;
– l’utilisation des nouvelles technologies de l’information, notamment les réseaux sociaux, la démultiplication des images que les observateurs ne peuvent vérifier, l’utilisation du big data, de fake news et de deep fakes permettant une fluidification sans précédent de l’information dont les effets sont extrêmement pervers et dangereux dans la production de l’opinion publique.
La seconde catégorie relève, elle, plutôt des tactiques mises en place lorsque le pouvoir politique est acquis. Ces tactiques servent, elles, à renforcer l’assise du parti sur l’appareil d’État, ce qui produit généralement un glissement des institutions publiques dans des pratiques autoritaires. Ces tactiques sont :
– la prolifération des technologies de la surveillance, des dispositifs policiers du contrôle, et la multiplication des amendements législatifs permettant une utilisation constante de l’état d’exception et de la répression ;
– l’utilisation des moyens de l’État afin de réduire les adversaires politiques à l’invisibilité publique et médiatique ;
– un ultra-libéralisme économique faisant tabula rasa des biens communs, des impératifs écologiques et des acquis sociaux ;
– des investissements massifs dans des programmes d’armement, des projets de militarisation ou d’infrastructures ;
– l’accaparement des positions institutionnelles et constitutionnelles par des auxiliaires du pouvoir, afin de détourner ces institutions et de ne plus leur permettre de jouer leur rôle de garde-fous ;
– le brouillage de la séparation des pouvoirs dans le modèle démocratique – qui découle directement du point précédent ;
– l’institutionnalisation de politiques racistes faisant de la figure de l’ennemi intérieur un hors-la-loi ;
– l’utilisation des médias publics afin d’implémenter des stratégies de propagande au service du pouvoir ;
– la centralisation totale de l’exercice du pouvoir d’État dans les mains de quelques individus appartenant à la même clique, détruisant ainsi toute pratique contradictoire et dialectique.

Il s’agit là de points très généraux, d’abstractions même. Ces éléments dessinent un diagramme du pouvoir et il faut comprendre que chacun de ces éléments prend une forme précise dépendant du contexte dans lequel il est déployé.

Idéologie néofasciste ?

Mais ce sont là les principales caractéristiques du brutalisme politique dans lequel nous semblons glisser inexorablement. Il s’agit en fait de produire une peur et une angoisse généralisée qui permet de rassembler les masses autour de ces mouvements. Les nouvelles technologies et l’affaissement spectaculaire de la qualité critique des médias participent pleinement à la production de cette angoisse généralisée et constante qui peut mener vers des explosions de violence.
Les émeutes à New Delhi ont fait un nombre important de morts. Les divers attentats de ces dernières années en Europe, plus récemment en Allemagne, ou encore les différents mass-shootings aux États-Unis, sont autant de conséquences directes du brutalisme politique incarné par des leaders politiques comme Trump ou Modi. Le matraquage constant de mots d’ordre violents, les discours incendiaires encouragent le passage à l’acte. Et ces noms propres, « Trump » et Modi », sont inséparables de ces formes de violences et de ce brutalisme.

Ainsi, lorsque Monsieur Dulthumun nous dit que Pravind Jugnauth et Narendra Modi sont au fond un peu la même personne, nous sommes légitimement en droit de nous poser la question suivante : est-ce que Monsieur Dulthumun – l’homme qui murmurerait à l’oreille des Premiers ministres – est en train de nous dire que le chef du gouvernement serait en train d’installer une idéologie néofasciste, des dispositifs législatifs, institutionnels, politiques, sécuritaires, policiers, de la surveillance, du contrôle et de la discipline dont l’objectif est de faire apparaître les formes contemporaines du brutalisme politique à l’intérieur même de notre modèle politique multiculturel, et ceci afin de mieux asseoir un système de contrôle politique et socio-économique à tendance autoritaire ?
En d’autres termes, si le nom de Modi signifie le brutalisme politique et le glissement vers un État autoritaire, peut-on en déduire – à la suite des déclarations de Monsieur Dulthumun, président du Hindutva Movement à Maurice, il ne faut jamais cesser de le rappeler – qu’il en est de même pour le nom de Jugnauth ?

Après tout, Monsieur Dulthumun a bien affirmé haut et fort que « Pravind Jugnauth est un peu le Modi mauricien ». La question doit donc lui être posée.
Et il est légitime que nous ayons, de sa part, des éclaircissements sur tous les points mentionnés ci-dessus. Il en va de la pérennité de notre vivre-ensemble et de l’harmonie de notre modèle multiculturel.

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