JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD: « Les partis politiques traditionnels, c’est la peau du vieux monde qui s’en va »

L’éditorialiste du Nouvel Observateur, l’essayiste et éditeur Jean-Claude Guillebaud, a bien voulu partager certaines analyses sur l’actualité française et européenne avec Le Mauricien lors de sa venue à Maurice le mois dernier pour quelques conférences. Avec vivacité et humour, il livre ici une rafraîchissante vision du monde et des voies qui permettent de sortir du marasme et autorisent à espérer le… commencement d’un monde, de nouvelles formes de modernité.
Vous parliez, dans votre essai “Le commencement d’un monde”, d’une culture européenne surdéterminée par le mondialisme marchand. En même temps vous avancez une vision somme toute positive. Est-ce ce mondialisme marchand qui affame à travers le monde et a mis la Grèce à genoux ?
Absolument. L’actualité m’a donné raison depuis avec l’impact de ce néo-libéralisme surgi de l’effondrement du communisme. Le capitalisme européen, protecteur et relativement discipliné qu’on appelait l’économie sociale de marché, ce capitalisme a été remplacé au début des années 90 par une sorte d’alien, un monstre né de l’absence d’adversaire. Sans concurrent, il s’est dogmatisé, et il est passé au néo-libéralisme largement inspiré des États-Unis. Pendant des années, j’ai écrit que ce système devenait fou. La preuve en a été faite en septembre 2008 avec la fameuse crise bancaire américaine qui a ensuite été diffusée dans toute l’Europe.
Tout le monde a dit à ce moment-là que cette économie internationale financiarisée, détachée du réel, détachée même de l’entreprise et de la “concrétude” des choses, cette économie uniquement axée sur la spéculation était une machine de guerre infernale. Même notre président de la République qui vient d’être battu l’avait dit ! Quatre ans après, on s’aperçoit qu’on n’a pas fait grand-chose, et que nous sommes de nouveau dans une situation terrible. L’Europe est en train de sombrer. J’espère que les choses vont changer car nous sommes dans une logique qui fait payer au peuple les folies qui ont été commises en dehors d’eux, par les grandes directions financières.
Insinuez-vous que le changement de gouvernement en France va infléchir cette fuite en avant ?
Le retour de la gauche au pouvoir, surtout d’une gauche modérée en France, est tout de même porteur d’espérance. Il y a cinq ou six mois, quand François Hollande disait qu’il ne fallait pas entrer dans la logique d’austérité générale que prônait Madame Merkel, tout le monde le traitait de fou, de naïf, de rêveur. La droite l’a brocardé en disant que le traité était signé et qu’il ne s’agissait pas de le renégocier. Et il a suffi qu’il soit élu pour que les choses se renversent, et que l’Allemagne elle-même se trouve isolée. On comprend l’obsession économe des Allemands, le fait qu’ils en aient marre de payer pour ceux qu’ils appellent “les cigales”. Ils ont en tête le souvenir des années qui ont précédé l’arrivée d’Hitler au pouvoir avec une inflation gigantesque et un dérèglement de l’économie largement dû au Traité de Versailles, puis les dommages de guerre qu’ils ont dû payer, etc.
Mais ce souci d’imposer à toute l’Europe une austérité qui a pour première conséquence de bloquer l’économie et la croissance, se retournera contre eux puisqu’ils font une grande partie de leur commerce avec l’Europe ! Et si les pays qui l’entourent s’appauvrissent, l’Allemagne elle-même entrera en récession. D’ailleurs, les chiffres de la croissance prévue ont commencé à baisser aussi dans ce pays. La situation est inquiétante à cause de cette espèce de course de vitesse entre la question de la dette et la colère des peuples. Les sociétés humaines sont capables de faire des sacrifices très importants, mais à une seule condition : qu’il y ait un sentiment de justice dans cette société et que ces sacrifices soient équitablement répartis. Nous sortons d’une période de vingt ans au cours de laquelle les inégalités sociales se sont aggravées dans des proportions inimaginables. Le sentiment persistant d’injustice sociale et d’abandon fait que les demandes d’économie passent très mal. Du coup, en France comme dans tous les pays, nous avons une montée des extrêmes, à gauche ou à droite.
Comment analysez-vous la progression du vote extrémiste en France qu’on vient de constater aux élections présidentielles ?
Concernant la montée de l’extrême droite, la gauche en particulier, la droite aussi, les hommes politiques et la presse française en général devraient tout de même se reprocher deux ou trois choses. Par exemple, je ne comprends pas qu’on ait passé son temps pendant trente ans à culpabiliser les Français, à leur expliquer que la France était ringarde, qu’il fallait regarder les modèles qui marchaient mieux à l’étranger tantôt l’Allemagne, tantôt la Suède, tantôt le Danemark, tantôt l’Angleterre ! Depuis 25 ans, on leur répète qu’ils sont jacobins, qu’ils sont paresseux, qu’ils ont des structures vieillottes. On les culpabilise souvent à tort d’ailleurs, quand on leur reproche de travailler moins que les Allemands, alors qu’ils travaillent plus et sont plus productifs qu’eux. D’ailleurs, lors de la crise de 2008, on a écrit partout que le système français résistait mieux que les autres parce qu’il est plus protecteur. On n’avait pas détricoté le code du travail comme dans les autres pays. On voyait bien aussi les Anglais venir se faire soigner en France parce que le système de santé y marche mieux…
Non seulement on les a culpabilisés mais en plus, la presse de gauche y compris le journal où je travaille, leur a expliqué pendant trente ans que dans la logique européenne, la nation était finie, que l’attachement à la nation était porteur de guerre, etc. Mitterrand lui-même n’allait-il pas jusque-là ! Un jour, j’ai dit en tête-à-tête à Michel Rocard que la gauche a été folle de se désintéresser des classes populaires, de s’être polarisée sur les classes moyennes et d’avoir laissé tomber les pauvres qui devenaient de plus en plus nombreux. Étonnez-vous qu’ils se soient jetés dans les bras du Front national !
Retrouve-t-on le même phénomène dans les autres pays où l’extrême droite progresse ?
Non, chaque pays a sa logique particulière, mais il y a aussi une explication unique qui les transcende : on a répété pendant des années aux électeurs dans tous les pays d’Europe qu’on ne peut rien faire. C’est le « There is no alternative » de Madame Thatcher qu’on appelait TINA pour cela. Mitterrand et Chirac ont répété la même chose pendant plusieurs décennies. N’est-ce pas un peu fou que des hommes politiques disent pendant trois décennies : « Vous nous avez élus mais on ne peut rien faire » ? On a envie de leur demander pourquoi ils font de la politique. À cette époque, avec l’économiste français Jean-Paul Fitoussi, j’ai écrit un livre dialogué, La politique de l’impuissance. Si vous répétez aux gens qu’on ne peut rien faire à cause des marchés financiers, à cause de l’Europe, à cause de la mondialisation, vous les condamnez à ne plus aller voter, ou à voter pour des partis extrémismes car ces gens-là disent « Nous, on peut tout ».
C’est comme si l’économie ne pouvait pas être cadrée par la politique…
Absolument. J’ai fait un jour un débat pour la Revue des Deux-Mondes avec Alain Minc, qui était dans ce type de raisonnement. Il a inventé l’expression « le cercle de la raison », avec ce cercle… et ceux qui sont en dehors. Il comparait les lois de l’économie à celles de la gravitation universelle ! Je lui ai répondu que les Hommes ont dit non à ces lois en inventant l’aviation. Et qu’en politique, c’est en disant parfois non aux lois brutales du marché qu’on invente la démocratie.
Autre sujet : que pense l’ancien grand reporter que vous êtes des révolutions arabes ?
Beaucoup de bien sans être non plus idéaliste. Ça peut très bien prendre cinquante ans et alors ? Combien de temps s’est-il écoulé en France, entre le jour où nous avons guillotiné Louis XVI et celui où nous avons instauré durablement la République ? Un bon siècle !
N’avez-vous pas peur de l’arrivée au pouvoir de mouvements religieux extrémistes et qui ne sont pas ceux qu’on attendait ?
Dans Le commencement d’un monde, je parle beaucoup de la Turquie, que je suis depuis vingt ans. Je m’étais lié avec un professeur de l’université de Galatasaray. Dans les interviews passionnantes qu’elle m’a données, elle me disait notamment que Kemal Atatürk avait coupé les Turcs de leurs racines, en leur interdisant plein de choses, et qu’ils voulaient maintenant rapatrier la “turkia”, l’identité turque. On ne pourra empêcher ce mouvement, le tout étant de savoir s’il pourra se combiner avec la démocratie.
Pour l’instant, l’expérience turque marche mieux que l’expérience algérienne où il y a eu 200 000 morts parce qu’on n’a pas voulu intégrer les islamistes dans la vie politique. C’est très probablement ce qui se passera en Tunisie avec des hauts et des bas comme en Turquie. En Égypte, la donne est différente car l’armée est au pouvoir. Je suis assez optimiste en ce qui concerne l’Iran. Vous verrez que la société civile pourra triompher comme en Chine ou au Vietnam. À chaque fois que je retourne dans ces pays, je m’aperçois que les sociétés civiles y sont beaucoup plus dynamiques et inventives que les partis politiques. Les partis politiques traditionnels, c’est la peau du vieux monde qui s’en va.
Quand on postule que l’occident a été rayonnant pendant quatre cents ans, n’est-on pas en train de confondre rayonnement et domination ?
Je n’emploie moi-même jamais ce terme. J’explique que pendant quatre siècles, après avoir rattrapé son retard de manière stupéfiante, l’occident a bénéficié de quatre supériorités. La supériorité militaire qui a permis à l’Europe de coloniser le monde entier. La deuxième supériorité était le développement économique. La troisième est technologique alors qu’elle aurait dû naître en Chine qui était bien plus avancée sur ces questions. Ce pays a inventé l’imprimerie huit siècles avant nous ! La quatrième enfin était l’hégémonie intellectuelle. Les concepts universels qui ont assez largement remodelé le monde, sont nés en occident. Cette parenthèse de quatre siècles se ferme, maintenant que nous entrons dans une autre séquence historique.
Quels vont être les modèles dans ce “nouveau monde” auquel vous pensez ? Seront-ils disséminés, vont-ils changer de nature ou sera-t-on dans un jeu comparable où par exemple la Chine et l’Inde, dont vous citez les intellectuels, deviennent dominants ?
On n’est jamais à l’abri d’une domination ou d’un phénomène impérial où par exemple, la Chine remplacerait les États-Unis. On n’est jamais à l’abri d’une troisième guerre mondiale, ou d’une catastrophe nucléaire mais il me paraît plus plausible de raisonner en termes de négociation, d’échange, plutôt que de “choc”. C’est ce que j’appelle la “modernité métisse”, en sous-titre de mon livre. Il ne s’agit pas d’une société métisse, puisqu’un pays peut très bien être dans la modernité métisse sans être lui-même métissé, comme l’est par exemple le Japon.
Ces termes recouvrent le fait que les cultures européenne et américaine ne sont plus propriétaires du brevet “modernité”. D’autres chemins se dessinent ailleurs : d’autres approches des droits humains comme par exemple cette charte africaine des droits de l’homme rédigée au début des années 80, qui est magnifique. Les Africains y disent qu’ils sont prêts à accepter l’individualisme européen qui n’est pas présent dans leur culture qui est plutôt communautaire. Ils prennent donc en Europe le concept de liberté individuelle et ils le complètent par celui de solidarité que les Européens ont oublié chez eux. À nous qui avons transformé la liberté individuelle en individualisme, les Africains proposent cette nouvelle approche. Voilà un exemple d’enrichissement mutuel.
Beaucoup de pages dans ce livre sont consacrées au rôle capital des diasporas à travers le monde, et à ce que j’appelle les “hommes-ponts” ou les “hommes-passerelles”. Le prix Nobel d’économie Amartya Sen, par exemple, est un pont entre les cultures occidentale et indienne. Dans ses trois derniers livres, il interroge la tradition indienne en utilisant les concepts puisés dans la culture européenne. Il fait une relecture non coloniale des traditions indiennes en ressuscitant des choses très vivaces que le colonialisme avait gommées. Par exemple, on est en train d’exhumer, de réinvestir la tradition scientifique, mathématique et rationaliste indienne, ce qui explique largement le succès de ce pays dans certains domaines, comme l’informatique.
Autre évolution intellectuelle remarquable aux États-Unis : de grands universitaires sino-américains ont fait naître le “néo-confucianisme”. Si on lisait Confucius aujourd’hui tel qu’il était, les jeunes Chinois ne l’accepteraient pas, à cause du caractère autoritaire, hiérarchique et inégalitaire de son système de pensée. En revanche, ils se passionnent pour le “néo-confucianisme” qui vient d’Amérique par la bouche et la plume de Sino-Américains. On pourrait multiplier les exemples avec des Afro-américains, et bien d’autres. Tous sont porteurs d’avenir !
Que peut-on espérer de l’Europe aujourd’hui ? L’intitulé d’une de vos conférences à Maurice était “L’occident est-il voué au déclin ?”…
Je m’inscris en faux contre cette idée du déclin de l’occident qui a été émise par Oswald Spengler à la fin de la première guerre mondiale, et qui a été d’une certaine manière le tombeau de l’Europe et elle ne s’est d’ailleurs pas remise de cette folie… Mais parler de déclin de l’occident consisterait à le confondre avec les notions de domination. C’est la fin de la domination sans partage de l’occident mais certainement pas son déclin. Les gens ne se rendent pas compte à quel point le monde est largement occidentalisé, et à quel point cette culture a remodelé les sociétés de fond en comble.
Quand les Chinois parlent de science, ils en ont appelé à la science des Jésuites du XVIIe. Quand les Japonais se prosternent devant la statue de leur empereur considéré mi-homme mi-dieu, ce modèle a été copié d’après le sacre des rois à Reims, suite à une mission en 1871 sous l’ère Meiji. Un Anglais disait à propos des Indiens, qu’ils sont les derniers Anglais vivants… Que les gens retrouvent leur culture partout dans le monde est indéniable mais la part occidentale reste décisive. Le premier chapitre de mon livre démontre définitivement la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations, cette absurdité qui a été dénoncée en 1993 par presque tous les intellectuels américains, et qui a été ressuscitée par Georges W. Bush en septembre 2011 ! Ce n’est pas un choc des civilisations mais une rencontre des civilisations qui se prépare, et elles se ressemblent de plus en plus…
Je redoute davantage l’uniformisation du monde et la crise de l’identité. Comment sauverons-nous nos différences ? Dans cette envie de sauver les différences, de se distinguer, les réflexes identitaires sont facteurs de désordre et de violence. Que ce soit dans le domaine du religieux, quand en gros quelqu’un vous dit “je suis comme ça et je t’emmerde” et dans les domaines culturels aussi, avec la xénophobie, la peur de l’autre, le repli sur soi, le “recroquevillement”. La montée de l’extrême droite en France relève aussi de ces réflexes identitaires : on ne veut pas être noyé dans le grand tout. Tout cela menace plus le monde que le prétendu choc des cultures. Celles-ci changent tellement vite !
C’est quand même bizarre que cette théorie ait resurgi à un moment donné…
J’ai examiné à la loupe ce qui s’est passé. Quand l’article d’Huntington est paru en 1993 dans la revue Foreign affairs, il a déclenché une levée de boucliers des intellectuels tellement importante que la revue a développé une réfutation de ces thèses dans un numéro suivant. Signées par des grands intellectuels de tous bords, ces réfutations étaient accablantes. Un italien a même dit que cette thèse était un clip de télévision, parce qu’elle est simpliste et que les médias aiment ça… Souvenez-vous de Ted Turner le PDG de CNN qui disait qu’à la télévision, il ne peut y avoir qu’un méchant à la fois. Cette thèse a eu un grand succès médiatique parce qu’elle était facile à comprendre.
Elle disait que les conflits de demain seraient plus dangereux que les précédents parce qu’ils seraient identitaires et notamment religieux, et non plus idéologiques, et qu’il n’y aurait donc pas de négociation possible. Il disait aussi que parmi ces sept civilisations qui allaient s’affronter, une seule était dangereuse : l’islamique. C’était un livre d’islamophobie primaire. Huntington redoutait même une alliance entre l’islam et la Chine et il invitait l’occident à se barricader. Il a fait naître ce qu’on appelle l’occidentalisme, dont GW Bush s’est servi pour “combattre le mal” ! Bien qu’elles aient été démontées, ses thèses ont continué d’être véhiculées jusqu’à l’élection de Barrack Obama. Au mois de janvier suivant son élection, j’ai vu à Montréal une interview de Joe Biden le vice-président américain qui titrait en gros : « Nous réfutons une fois pour toutes le concept du choc des civilisations ».
Vous semblez quand même voir l’Europe comme une entité en perdition ?
Ce n’est pas une Europe en déclin mais une Europe fatiguée, une Europe qui a perdu le goût de l’avenir. À chaque fois que je voyage, au retour, j’ai l’impression de revenir dans une maison de retraite. L’Europe est dans une phase d’exténuation mais ça reste le continent le plus présent du monde, prospère, riche intellectuellement. Des Américains comme Jeremy Rifkin disent que ça reste le continent de demain, qu’il faut que l’Europe se réveille et sorte de ce modèle qu’elle a essayé de construire. Le traité de Maastricht a été une sottise. Je publie un petit livre en septembre sur l’espérance, avec un chapitre sur “Qu’avons-nous fait du rêve européen ?” Si on remonte vingt ans en arrière, puis encore et encore autant, à chaque génération, c’est ma thèse : les gens trouvaient devant eux autant de raisons d’être optimistes que d’être pessimistes. J’aime beaucoup cette phrase de Goethe qui dit « le pessimiste se condamne à être spectateur. »
propos recueillis par Dominique Bellier

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