La dictature de l’académique…

MUBARAK SOOLTANGOS

Notre pays est en passe de devenir champion du monde toutes catégories dans la production d’études et de rapports en tous genres : études de faisabilité de projets d’infrastructure, rapports sur l’environnement, sur le climat des affaires, sur la géographie de l’emploi, sur le taux prévisionnel de croissance du PIB, sur les arrivées touristiques prévues, et j’en passe. La presse écrite est friande de ce genre de rhétorique et lui donne généreusement l’hospitalité de ses colonnes. Je prends plus particulièrement comme exemple la large couverture des débats sempiternels sur le taux de croissance prévu de l’économie nationale, terrain de bataille des économistes en tous genres.

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Quand comprendra-t-on que des études non suivies non seulement d’action, mais de volonté même d’action, ne mèneront à rien, sauf à endormir la population dans l’illusion que les choses vont enfin avancer ? Pourquoi ce pays est-il plongé dans un marasme économique suffocant et inquiétant, alors que la dette publique ne cesse d’augmenter dangereusement ? Quel est le taux de productivité de ces investissements que l’endettement public et privé – sans cesse grandissant – est censé avoir financé ?

Ayant passé une vie entière à la direction des affaires dans une douzaine de secteurs d’activité avec succès, je me sens un peu autorisé à émettre mon opinion. Conséquence de notre système d’éducation que je ne commenterai pas, le pays a produit un nombre incalculable de professionnels des affaires : économistes, experts-comptables, légistes d’affaires, analystes financiers, et autres gestionnaires de fonds d’investissement. Ces professionnels à col blanc, surtout s’ils ont à leur actif une quelconque expérience de quelques années dans la sacro-sainte Europe (à faire quoi ?), sont employés à grands frais par les employeurs qui peuvent payer, et aussi l’État. Ils sont ensuite catapultés dans des postes d’analyste, de conseiller d’entreprises, de décideur de projets d’investissement, de redresseurs d’entreprises, de Relationship Managers de banque et, pire encore, de législateurs dans des organismes régulateurs des affaires et de la finance. Le problème ne réside pas dans le recrutement des professionnels, mais dans leur insertion dans le monde des affaires dans des positions de décideur sans que leurs qualifications universitaires n’aient été d’aucune façon étoffée par un frottement avec les affaires, de près ou de loin.

Mis dans des positions où on attend d’eux une contribution positive compte tenu des aptitudes qu’ils sont censés avoir, que d’autre peuvent-ils faire que de pondre des analyses purement mathématiques et théoriques que leur dictent leurs études universitaires, étoffées par ce qu’ils se sentent forcés de puiser de l’internet ? Or, nous savons tous que la formation universitaire dans le domaine des affaires, ne couvre que les grands principes fondés souvent sur des cas de figure hypothétiques. Comment s’étonner qu’ils finissent par devenir des « Report Writers » dont le monde des affaires n’a aucunement besoin ? Les entreprises luttent sans cesse pour leur survie dans des cadres concurrentiels où le capital, le prix de vente adéquat, le savoir-faire technique et les débouchés font souvent défaut et où le paysage quotidien est bourré de difficultés et d’obstacles en tous genres dont les livres de business ne font même pas mention. Alors, comment concilier les deux, rapports théoriques et besoins réels et concrets ?

C’est là la raison et la source de la pléthore de rapports et d’études que produit ce pays, secteurs public et privé confondus. En voulant amener le combat vers le terrain que les professionnels affectionnent, faute de pouvoir s’acclimater au terrain que la dure réalité des problèmes économiques demande, ils publient des tonnes de littérature sans substance, vivent en comités perpétuellement, en discutent voracement, publiquement et dans les détails et malheureusement amènent nos décideurs à prendre des décisions académiques, sans aucun fondement réaliste. Alors, nous ne devrions pas nous étonner que les actions prises par le gouvernement, les régulateurs, les banques et le secteur privé sont cosmétiques, sans prise de risque, même calculée, et surtout sans efficacité et sans lendemain. En voici quelques tristes exemples :

1. Il y a régulièrement dans la presse, des affrontements intellectuels entre les services d’études économiques des banques, le bureau des Statistiques, des économistes free-lance et le sacro-saint FMI, sur le taux de croissance présumé du PIB pour l’année à venir, que personne ne comprend. Qui, dans le secteur des affaires, se soucie de ce que sera la croissance l’an prochain ? Personne. Ce qui serait susceptible d’intéresser les gens serait plutôt comment provoquer et soutenir la croissance, quels sont les secteurs désignés par le gouvernement pour diversifier notre économie et à quelles incitations à l’investissement les investisseurs peuvent s’attendre, notamment sous forme de soutiens techniques, d’accords de commerce avec les pays tiers et des exonérations fiscales en vue de booster l’investissement. Mais qui, à Maurice, tient ce genre de discours productif ? Et on s’étonne qu’il n’y ait pas de croissance ?

2. Il y a un autre show trimestriel autour de la fixation du taux de base de la Banque centrale. Ce n’est autre qu’un artifice, un calcul d’économiste et de financier académique sans aucun effet sur l’investissement. Un détenteur de capital ne se rue pas dans un investissement à cause d’une baisse de 1%, voire 2% du taux de l’argent. Un investisseur convaincu des chances de succès de son projet ne se décourage pas à cause d’une hausse de 1% du taux d’intérêt. L’investisseur avisé et preneur de risque table sur un retour sur investissement de 15-20% par an et n’a que faire d’une fluctuation mineure du taux d’intérêt. Le taux d’intérêt ne devient un obstacle à l’investissement que quand il est prohibitif, dans les alentours de 13-15%. Par ailleurs, je n’ai jamais vu un particulier couper ses dépenses de consommation pour épargner si le taux d’intérêt augmente. Ce n’est tout simplement pas réaliste, mais c’est ce qu’on enseigne dans les livres d’économie, malheureusement. L’épargne répond à un besoin de se munir pour les temps durs, pour son après-retraite, pour financer les études de ses enfants ou simplement pour parer à l’imprévu. Le taux d’intérêt ne compte pour rien, sauf à faire la balance entre le dépôt bancaire et le marché financier (la bourse). L’investisseur a besoin d’avantages concrets, palpables, quand son projet n’est pas tué dans l’œuf par une bureaucratie étouffante produite par ces mêmes professionnels et par des exigences indécentes de certains, qui ne peuvent être évoquées en public.

3. Il y a mieux à faire par la Banque centrale, à analyser le tort causé à ce pays par la folie de la roupie forte depuis 20 ans. Notre pays a une économie faible et des « weak fundamentals » et ne peut se payer le luxe d’une roupie forte, instituée pour des besoins électoralistes. Nous ne pouvons nous payer ce luxe, quand un géant comme les USA subventionne de manière évidente ses exportateurs et que la Chine garde sa devise éternellement sous-évaluée pour accroître ses exportations. Notre industrie touristique entière est le fruit d’une politique de roupie faible dont a bénéficié dans le temps le secteur sucrier; et le pays tout entier en a profité en termes de création d’emplois et de croissance depuis 1982. Bien sûr la roupie faible sera vectrice d’inflation importée et de perte de pouvoir d’achat, mais nous avons sous la main la législation sur le salaire minima à utiliser comme levier pour rétablir la balance. On ne peut pas à la fois garder une roupie forte, espérer créer de la croissance, générer des emplois, contrôler une balance commerciale devenue inquiétante à cause de cette même roupie forte qui pousse à la consommation des choses que nous ne produisons pas. On n’est pas dans ‘Alice in wonderland ».

4. Au lieu de s’attaquer à des problèmes fondamentaux de politique monétaire, et de favoriser la croissance, la Banque centrale s’est convertie en superhéros régulateur, s’évertuant à contrôler à la culotte un système bancaire déjà discipliné et en bonne santé. Suivant les coupables américains de la crise des subprimes de 2008, elle leur a emboîté le pas dans une course effrénée vers la « savage regulation » mise en place par les autres banques centrales pour se donner bonne conscience après la « savage deregulation » d’avant 2008. Il en est résulté une sclérose de notre système bancaire par un nombre astronomique de « reporting procedures », une bureaucratie suffocante au détriment du service à la clientèle, et une aversion au risque de la part des banques jamais vue dans ce pays. Avoir un crédit dans une banque est devenu une véritable croisade. Les banques n’en sont pas moins coupables. Le secteur offshore leur rapporte une manne qui les fait dormir sur leurs deux oreilles. Ils prennent avantage de la stabilité politique de notre République, de la bonne réputation de notre centre financier, et de notre traité de non double imposition avec l’Inde pour attirer cette manne venant des investisseurs étrangers et tournent simplement le dos aux investisseurs mauriciens, parce que, semble-t-il, ils représentent des risques. Et la Bank of Mauritius et le ministère des Finances restent de marbre devant ce génocide de l’entrepreneuriat mauricien qui nous a nourris depuis l’indépendance.

Voilà où mène la dictature des professionnels, royalement payés à cause de leurs diplômes et un semblant d’expérience de quelques années dans un pays européen ou aux USA. (À quel titre, personne ne sait). Et le système tolère cet assassinat financier et économique de notre beau pays par des gens qui n’ont jamais galéré pour se faire une place dans le monde implacable des affaires, et qui se posent en donneurs de leçons, quand ils ne s’affublent pas du titre ronflant de « Consultant en Stratégie ou en investissement ». Cry, my beloved country!

* Auteur de « BUSINESS INSIDE OUT »

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