LE SYSTÈME SERVILE ET LA TRAITE : L’île Maurice et le Sénégal, le souvenir d’un lien viscéral

ALAIN JEANNOT

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L’île Maurice et le Sénégal partagent un lien étroit, voire viscéral, qui s’enracine dans ce mal que furent le système servile et la traite. Les asservis du Sénégal ayant, en effet, « malgré leur petit nombre, rendu de grands services » (1) à la construction de notre nation. Leur sang, leur sueur, leur intelligence, leur âme irriguent nos champs culturels, socio-économiques, voire même génétiques et ce, indépendamment des rangs.

Le premier homme de couleur à être élu membre correspondant de l’Académie royale des sciences de Paris, Lislet Geoffroy, Mauricien d’adoption, né à l’Ile de la Réunion en 1755, n’a-t-il pas pour mère la princesse sénégalaise, Marie Geneviève Niama ?

Cette « petite fille de Tonca Niama, roi de Galam » (2) n’avait-elle pas été réduite en esclavage par le gouverneur du Sénégal d’alors, Pierre-Félix-Barthélemy David ? Ce dernier n’avait-il pas emmené avec lui la jeune esclave au sang royal lorsqu’il fut muté à Maurice en 1746 ? La route de la pauvre adolescente n’allait-elle pas croiser celle de Jean Baptiste Geoffroy, à qui elle allait devoir son affranchissement, et ce savant enfant au sang princier sénégalais qui fait la fierté de notre île ? Il est pertinent de noter que nous devons notre emblématique Château du Réduit à ce cher ancien gouverneur du Sénégal, Pierre-Félix-Barthélemy David, qui fit ériger, dans cet espace idyllique, un lieu de retraite privilégié.

Reconstruit en 1778 et restauré en 1882, ce magnifique fleuron architectural, actuelle résidence présidentielle, allait abriter les gouverneurs français, britanniques et mauriciens successifs. Il va sans dire que le dur labeur et le savoir-faire des esclaves sénégalais ont contribué à réaliser ce projet qui fait l’honneur de notre pays.

Toutefois, il n’y a pas que la culture pour mettre un pays en valeur. Le roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, contribue depuis le 18e siècle, à mettre l’île Maurice sur la carte mondiale grâce à son succès planétaire et sa traduction dans plusieurs langues. L’œuvre a pour toile de fond le naufrage du St-Géran le 17/18 août 1744. Cette tragédie coûta la vie à 196 personnes, dont 30 esclaves embarqués à Gorée, au Sénégal. Toutes ces victimes ont contribué, à travers la mise en scène de Saint-Pierre, à faire connaître l’Isle de France et à être une source de référence pour la vie dans les colonies esclavagistes au 18e siècle.

Les noms des passagers et équipages sont connus sauf ceux des esclaves du Sénégal, qui voyageaient dans la cale de l’embarcation. Sur leurs peaux noires, ensevelies sous nos eaux, n’est-il pas l’occasion d’écrire, en ce 1er février, le nom de liberté ?
Cette liberté dont nous jouissons aujourd’hui, nous la devons aussi aux esclaves sénégalais, qui, malgré leur nombre restreint, ont su « suppléer en grande partie aux matelots, charpentiers, calfats de l’Europe et aux lascars de l’Inde » (1) à une période charnière de notre histoire : celle durant laquelle Mahé de Labourdonnais jetait les bases pour faire de notre île, la clé et l’étoile de l’océan Indien.

Ce sont des bâtisseurs, des frères à qui nous devons une fière chandelle. La toponymie de Port-Louis leur fait la part belle à travers ce quartier de Camp Yoloff, qui porte le nom d’une ethnie sénégalaise, tandis que les précieux concombres de mer évoquent cette autre ethnie du Sénégal, qui a fourni une main-d’œuvre servile, spécialement douée pour faire entrer les bateaux dans le port : « Bambaras ».

Sénégal, qui veut dire bateau, prend tout son sens en cette fête de la liberté, car le bateau évoque le voyage, la traversée, la découverte, mais il rappelle aussi ce douloureux déracinement, cette déshumanisation criminelle qu’était l’esclavage. Alors ensemble, nous dirons : « Non, plus jamais ça ! On ne nous mènera plus en bateau ! »

BIBLIOGRAPHIE

Fillot, J.M. La traite des esclaves vers les Mascareignes au VIIIe Siecle. 1974.
Rivaltz Quenette, GOSK, OBE. Plaidoyer pour Jean Baptiste Lislet Geoffroy. 2014.
Elier, Ferdinand Magon de St. L’Isle de France.s.l. : collection mascarin, 1992.
Conference sur Lislet Geoffroy. Rocknel, Enis. 2015.
Jean-Georges Prosper, Île Maurice ancienne Isle de France, Fille de la Révolution, 1989.

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