Me Sanjay Bhuckory, SC : « La reprise devrait s’orienter vers la priorisation de certains procès »

Renvois de procès, affaires urgentes logées par voie électronique, « live hearing » dans des situations exceptionnelles… Autant de réalités faisant partie du quotidien du judiciaire depuis le confinement. La reprise après le « déconfinement » risque du coup d’être un véritable casse-tête pour les tribunaux. Me Sanjay Bhuckory, Senior Counsel, fait le point sur la situation actuelle et estime qu’au vu des retombées de cette crise, qui perdure, il est clair qu’il y aura une accumulation de procès en suspens. « C’est la raison pour laquelle la reprise devrait s’orienter vers la priorisation de certains types de procès, qui ne peuvent pas souffrir d’attendre dans un Etat démocratique », dit-il.

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Un aperçu de votre quotidien en ce temps de confinement…

Je respecte scrupuleusement ma routine d’avant afin de gérer sainement mon mental. Je me lève tôt, je fais mes exercices, je prends mon petit-déjeuner et je m’attelle au travail à partir de 8h30. Je fais une brève pause pour le déjeuner et je reprends le travail et la lecture jusqu’à 16h30. Là, je raccroche et je partage un thé en famille. Puis je nage pendant une demi-heure et je fais du jardinage. On fait la cuisine en famille et on dîne tôt. Je fais encore plus attention à ce que je mange en ce moment, afin d’alléger le corps et l’esprit. Contrairement à ce que j’avais initialement imaginé, je regarde à peine la télévision. Par contre, je me suis remis à l’écriture et à la poésie. Je m’adonne aussi aux mots croisés et au Scrabble en ligne. Pour garder contact avec mes proches, je me connecte par vidéo Chat avec le clan familial, et deux groupes d’amis, dont des anciens camarades du Collège Royal, qui sont éparpillés à travers le monde. Je me couche à 22h30, après avoir écouté de la musique apaisante et fait le point sur ma folle journée. Je sens déjà qu’après le confinement, cette vie intensément paisible et sereine manquera au « monsieur pantoufle » que je suis devenu !

Y a-t-il de nombreuses sollicitations pour des hommes de loi en cette période ? Comme pour des arrestations, non-respect du couvre-feu, motions de remise en liberté…

Il y en avait surtout au tout début, quand il y a eu une bataille rangée entre la police et les contrevenants du couvre-feu. Certains policiers se sont laissés aller à un excès de zèle inacceptable, et ce faisant, ils ont terni l’image de l’ensemble de la force policière, qui, je dois dire, a abattu une tâche monumentale durant cette période de crise nationale. Il semblerait que la situation s’est depuis apaisée, car la police a compris qu’il ne sert à rien d’appliquer la méthode musclée. Il y a donc moins de sollicitations, car les gens ont aussi compris qu’aucun écart ne sera toléré, et ce dans l’intérêt commun de tout un chacun. Pourvu, bien sûr, que le droit du prévenu soit scrupuleusement respecté. Il est donc nécessaire que les avocats soient vigilants afin de prévenir les abus de policiers sous prétexte du couvre-feu.

Comment font les hommes de loi pour rencontrer leurs clients en l’absence de Work Access Permit ?

Dans un premier temps, les avocats étaient censés soumettre une demande au commissaire de police pour l’obtention d’un Work Access Permit. Ce processus était lourd et lent, et l’avocat se voyait privé d’accès à son client au moment le plus crucial, c’est-à-dire au moment de son arrestation. J’avais dénoncé publiquement cet état des choses, car le droit d’accès du prévenu à son avocat est un droit fondamental dans notre Constitution, et ne peut être sujet aux aléas administratifs de la police. Un corollaire de ce droit est celui de l’avocat à pouvoir circuler librement afin d’être aux côtés de son client aussitôt l’interpellation de ce dernier. Le Bar Council s’est penché sur cette question et a émis un communiqué pour indiquer l’établissement d’un nouveau protocole, selon lequel l’avocat désireux d’assister un client devrait préalablement faire une demande auprès de l’officier en charge du poste de police où est détenu le prévenu. Il incombera à ce dernier d’émettre un « mémo » permettant à l’avocat de se déplacer au poste de police. J’espère fermement que la police fera diligence et que les brebis galeuses ne vont pas, fidèles à leur fâcheuse habitude, jouer au chat et à la souris avec les avocats. Ceci dit, la meilleure solution, à mon avis, aurait été de faire confiance aux avocats et de les laisser se déplacer aussitôt leurs services retenus. Il s’avère qu’il y a très peu d’arrestations et très peu d’avocats concernés, ce qui simplifie énormément la tâche de vérification. Je vois mal un avocat aller se balader par les temps qui courent et mentir à un policier qui le contrôle – alors que cela pourrait être contre-vérifié par un simple appel téléphonique.

Quid des visites à la prison ?

Selon le présent protocole, qui fait suite aux séquelles de certains abus mis à jour durant les travaux de la Commission d’enquête sur la drogue, un avocat doit donner un préavis de 48 heures aux autorités pénitentiaires avant de pouvoir rendre visite à son client en prison. Je trouve cela aberrant, car dans le passé il n’y avait pas lieu de prendre rendez-vous. On n’avait qu’à se pointer durant les heures ouvrables et on avait accès à son client. Je souhaite fermement un retour à l’ancien système, car ce n’est pas à cause d’abus de certains des nôtres que l’ensemble de la profession, et surtout les détenus, devraient en faire les frais.

Comment se passe la communication entre le barreau et le judiciaire durant le « lockdown » ?

Très bien, selon les parties concernées. On a tous été pris de court par l’arrêt soudain et brutal du pays. C’est sans précédent. Néanmoins, le chef Juge, Eddy Balancy, et son équipe se sont démenés sans relâche afin d’offrir un service continu au justiciable. Dans une interview accordée à un quotidien, il explique avoir mis en place un système pour traiter les affaires urgentes, car c’est de ça qu’on parle, les affaires courantes ayant toutes été mises en veilleuse. Selon ce système, les motions de remise en liberté devant la Bail and Remand Court sont gérées de sorte de permettre aux avocats de plaider par visioconférence. Quant aux affaires urgentes en Cour suprême, elles sont également diligentées par voie électronique et de visioconférence. La coïncidence veut que j’aie plaidé par visioconférence dans une affaire devant deux juges, dont le chef juge. C’était une grande première juridique, et je peux vous affirmer que, technologiquement, l’expérience a été fort concluante. Le système de « télétravail » est désormais une réalité de notre paysage légal.

Y a-t-il des consultations avec le barreau par rapport à la reprise ?

Chaque chose en son temps ! Attendons d’abord de voir la lumière au bout de ce tunnel inconnu et incertain. Il y aura certes eu un chamboulement du système et un engouement des affaires en attente. Je n’ai aucun doute que le chef juge entamera les consultations nécessaires avec les parties concernées au moment opportun afin de s’assurer du soutien et de la collaboration de tous les corps de métier indistinctement, dont les juges, les magistrats, les avocats, du privé comme du public, les avoués, les huissiers, et le personnel judiciaire. On est tous dans le même bateau et on doit s’entraider pour arriver à bon port.

Les tribunaux étant déjà submergés avec de nombreux renvois, quelle sera la situation selon vous à la reprise ?

Il faudra d’abord faire un état des lieux, qui sera certes alarmant. Mais je suis confiant qu’avec la bonne volonté de la profession dans son ensemble, on pourra remonter la pente et rétablir la normalité. Le barreau apportera certes son soutien indéfectible au judiciaire afin d’œuvrer vers une transition souple vers la normale. Le justiciable ne comprendra pas nécessairement qu’il lui faudra attendre encore et encore. Il nous faut à tout prix éviter une crise sociale. D’où l’importance du judiciaire de communiquer avec toutes les parties prenantes afin de les conscientiser quant à la nécessité de prendre leur mal en patience. Le barreau sera une courroie essentielle dans cet exercice de communication. Tout compte fait, il y aura quand même un côté positif à ce confinement : c’est que les juges et les magistrats pourront se consacrer à la rédaction de leurs jugements demeurés en suspens. Ce sera déjà ça de gagné.

Comment faire pour une reprise dans les meilleures conditions et que la justice soit rendue dans les meilleurs délais ?

Selon un adage bien connu : « Justice différée est justice refusée. » Ce principe, qui était déjà mis à rude épreuve avant le confinement, sera d’avantage bafoué. Au vu des retombées de cette crise qui perdure, il est clair qu’il y aura une accumulation de procès en suspens. C’est la raison pour laquelle la reprise devrait s’orienter vers la priorisation de certains types de procès, qui ne peuvent pas souffrir d’attendre dans un Etat démocratique. J’ai en tête les pétitions électorales contestant la validité des dernières élections, les procès au pénal, où les accusés sont en détention provisoire, les litiges impliquant des requérants d’un âge avancé, et bien d’autres affaires encore qui devraient être examinées au cas par cas.

Est-ce que le judiciaire est prêt à faire face à d’autres situations de ce genre ?

Le judiciaire ne diffère pas du commun des mortels. Il n’a d’autre choix que de s’adapter, sinon il périra. Tout comme devant la justice, on est tous égaux devant cette pandémie. Le judiciaire doit donc impérativement se prémunir contre d’éventuelles crises. Comment faire ? A mon humble avis, il faut déjà commencer à réfléchir sur une profonde refonte du système. On ne peut pas se permettre de retomber dans un état de quasi-paralysie, plus jamais. Le télétravail devrait devenir la règle, et non pas l’exception. Le judiciaire est composé d’hommes et de femmes qui sont aguerris à traiter et à résoudre les maux de notre société à travers les litiges qui en découlent. Ils sont en quelque sorte les garants de notre Etat de droit et du maintien de l’ordre et de la paix. Ils sont donc bien placés pour trouver des solutions à long terme, et ce avec l’apport d’experts et l’ensemble de la profession légale. Le système judiciaire est un service essentiel qui ne peut se permettre de stopper. Je leur fais confiance : « The show must go on ! »

Que pensez-vous de l’e-Court ?

L’e-Court est déjà une réalité en Cour commerciale, qui est une division de notre Cour suprême, mais uniquement en ce qu’il s’agit de la mise en état des procès, et non pas la résolution du procès lui-même. Il est plus que jamais nécessaire d’étendre le système pour que, dans la mesure du possible, les avocats puissent plaider par visioconférence. Sachez qu’il est déjà possible à un avocat de plaider un appel au Conseil privé de la Reine, de son étude à Maurice, par voie de visioconférence, alors que les juges siègent à Londres. Je suis d’avis que ce système peut convenablement être implémenté chez nous. Aussi, notre système devrait s’adapter afin de faire face à des situations exceptionnelles. Par exemple, les applications d’injonction ou de garde immédiate d’enfants devant le juge en Chambre pourraient éminemment être traitées à distance, étant donné que, contrairement aux procès classiques, où les parties et leurs témoins déposent en cour et sont contre-interrogés, les témoignages sont versés au dossier par voie d’affidavits et de documents. Il n’y a donc pas lieu que les avocats se déplacent physiquement en cour pour plaider, surtout que leurs conclusions écrites sont déjà devant le juge.

Le judiciaire pourra-t-il continuer à fonctionner de la même façon au niveau des procédures et de la bureaucratie après cette mauvaise période ?

Rien ne sera plus comme avant, car la lourde machinerie qu’est le judiciaire aura été rudement secouée. Il est plus que jamais nécessaire au judiciaire et au barreau de se ressaisir, de s’unir et de se mettre au diapason des technologies modernes pour faire face aux nouveaux défis. Je garde espoir, et j’ai foi en la résilience de notre noble profession. N’oublions pas que le barreau mauricien est vieux de 233 ans et qu’il aura, au cours de son glorieux passé, su s’adapter afin de composer avec des épidémies telles que le choléra et la peste au 19e siècle, aussi bien qu’avec deux guerres mondiales qui avaient, ensemble, duré la bagatelle de 11 ans. Lentement, mais sûrement, on se relèvera. Encore !

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