Michel de Spéville : « La situation est extrêmement difficile, mais pas désespérée »

Nous vous proposons cette semaine une interview de Michel de Spéville, pionnier dans le domaine de l’alimentation en général et de la production locale des produits avicoles en particulier. Dans les années 1960, alors que Maurice prend la voie de l’indépendance, Michel de Spéville, comptable de formation, réfléchit à un nouveau concept économique qui le passionne : l’autosuffisance alimentaire. Il fait un pari sur l’avenir en investissant dans l’alimentation locale, plus particulièrement la production de poulet. Cinquante plus tard, FAIL, aujourd’hui Eclosia, est devenu l’un des principaux groupes industriels du pays qui a diversifié ses activités et le point de vue de son fondateur, souvent en avance sur son temps, est très recherché. Nous sommes allés demander à Michel de Spéville de partager avec nous son analyse de la crise provoquée par la pandémie de coronavirus, et les leçons et solutions qu’il en a tirées. Précision : confinement oblige, cette interview a été réalisée par internet, ce qui explique son format inhabituel et l’absence de relances à partir des réponses de l’interviewé.

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l Que ressentez-vous pour avoir été wise before the event sur la question de l’autosuffisance alimentaire ?

Le mot wise est peut-être un peu fort, mais il faut bien constater que le pays est aujourd’hui autosuffisant en produits avicoles — poulet sous toutes ses formes, canard, pintade, œuf — et que ces produits se sont progressivement substitués aux viandes importées. Ce qui a été positif pour les Mauriciens, car la consommation de protéine animale a ainsi pu augmenter pour tous. Il faut aussi constater les développements importants au niveau des produits laitiers, de la production d’aliments pour le bétail, de la farine sous toutes ses formes avec des produits frais et des stockages importants de matières premières. À noter aussi que quelque 20 000 tonnes de farine sont exportées et environ 30 000 tonnes de sous-produits destinés à l’aliment du bétail sont produites et consommées pour l’élevage local et l’exportation. Cela dit, la nécessité d’augmenter la production alimentaire est une évidence, mais elle a pris du temps à se faire valoir. Avec la crise que nous vivons actuellement, je suis confiant qu’un nouveau souffle émergera, avec une énergie et un leadership citoyen fort et convaincant. L’autosuffisance alimentaire doit rester un but à atteindre mais, en attendant, c’est la sécurité alimentaire qui doit être une priorité.

l Quelle est votre analyse de la situation économique actuelle du pays avec le confinement provoqué par la pandémie ?

La situation économique était déjà avant le Covid-19, pour dire le moins, troublante, avec une balance commerciale déficitaire, le coût des produits importés dépassant largement la valeur ajoutée des exportations. Suite à l’évolution de la situation sur ces trois derniers mois, il n’est pas exagéré de qualifier la situation économique du pays d’extrêmement difficile. Mais cela ne veut pas dire que la situation est désespérée. Pour surmonter les difficultés, il faut cependant une cohésion de décisions, et un leadership fort pour rassembler et créer la confiance. Le pays a connu dans le passé des périodes difficiles et s’en est relevé en fédérant les forces vives et en étant guidé par le bon sens. C’est l’occasion de revoir la manière dont on fait les choses pour rebondir, avec la collaboration de tous et de chacun.

l Comment envisagez-vous l’après-confinement du point de vue économique et social ?

Il est bien difficile d’avoir une opinion tranchée sur l’après-confinement aussi bien au niveau économique que social. Il est clair que le social dépendra en grande partie de l’économie, car si les entreprises s’affaiblissent au point de réduire drastiquement l’emploi, il y aura des milliers de citoyens sans emploi ne pouvant faire face à leurs obligations de vie, comme le remboursement de dettes de logement, d’éducation déjà engagée pour leurs enfants et la consommation réduite à tous les niveaux, ce qui, à son tour, impactera sérieusement les entreprises productrices. Les répercussions sociales ne sont sûrement pas sous-estimées par les autorités, car des décisions importantes devront être prises dans les semaines et mois à venir pour éviter la catastrophe.

Il est essentiel de redonner toute son importance à ce que signifie « produire localement » et accompagner ce mouvement adéquatement. Car il ne s’agira pas de produire localement à n’importe quel prix, le focus devra être sur la qualité, la santé, la bonne gouvernance et l’environnement, avec une vigilance sur les pesticides.

Quelles sont les mesures/décisions à prendre en priorité pour faire face à la crise économique ?

Il est clair qu’il faut protéger l’emploi. La question fondamentale est d’empêcher l’enlisement de l’économie et de trouver les moyens d’accompagner les entreprises en situation financière insoutenable résultant de la crise liée au Covid-19, tout en renforçant la confiance des opérateurs, des créanciers, des bailleurs de fonds et du personnel employé, collaborateurs des entreprises. Les entreprises ont besoin d’un plan de relance sur le moyen terme. Des secteurs tels que le tourisme et l’hôtellerie requièrent des mesures importantes et urgentes pour survivre et éviter la catastrophe.

l Faut-il craindre, comme le redoutent certains observateurs économiques, des licenciements massifs ?

Je pense avoir déjà répondu à cette question.

l Est-ce que Maurice pourrait se sortir de cette situation économique inédite sans trop de dégâts ?

Il y aura des dégâts mais il faudra tout mettre en œuvre pour réduire leur ampleur et leur durée. Tout dépendra des décisions prises, de l’adhésion à ces décisions et du leadership engagé avec conviction. La participation des autorités politiques, du secteur privé, des opérateurs, grands et petits, mais aussi l’engagement des citoyens dans un climat de confiance, de compréhension et de justice sociale, est nécessaire.

l Avons-nous l’énergie et la force morale nécessaires pour tout mettre en œuvre pour nous sortir de cette situation ?

Sans aucun doute, oui ! L’île Maurice est un pays d’exception plein de ressources et de bon sens. Je crois en sa capacité de réagir positivement et de réussir.

l Quelle est votre vision du monde d’après le confinement ? 

L’expérience que nous vivons est extrêmement éprouvante, mais nous conservons un esprit positif. Les problèmes sont des moteurs de solutions, mais les solutions doivent être guidées par le bon sens. Le monde a besoin de changement pour assurer l’épanouissement et le bonheur du plus grand nombre avec la dignité, la solidarité et l’engagement comme socle de la réussite. Les projets en germe doivent bouger plus vite avec une collaboration dynamique entre les différents acteurs au niveau national.

l Que faut-il penser du crash d’Air Mauritius : une chute prévisible ou une occasion de redémarrer sur de nouvelles bases ?

Je ne pense pas que la chute soit une grande surprise et l’espoir de redémarrer sur de nouvelles bases doit être la solution. Je ne pense pas cependant que l’entreprise nationalisée soit la bonne voie. Par contre, j’aime à croire plutôt en une structure corporate ouverte au public citoyen qui souhaiterait investir dans la compagnie nationale, avec une gestion pointue et un focus sur les opérations, le marketing et les finances. L’aviation est un secteur essentiel et délicat, et il faut à tout prix éviter les risques de conflits d’intérêts.

l L’économiste Pierre Dinan proposait, dans la dernière édition de Week-End, la création d’un comité national et la constitution d’un gouvernement d’unité nationale pour trouver les solutions à l’après-confinement. Votre opinion sur cette proposition ?

Il est évident que cette crise d’envergure jamais vécue doit dépasser les clivages politiques et qu’il faut un consensus pour sortir de cette situation. C’est l’occasion de rassembler les forces vives du pays dans un élan engagé de solidarité nationale.

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