PORTRAIT : Henri Cohen Solal,  fondateur des « maisons heureuses »

Le Français discret, mais très efficace, qui m’avait permis de rencontrer le père Pedro est à l’origine de la venue de Henri Cohen Solal à Maurice. Après avoir suivi les enseignements de Françoise Dolto et de Henri Lacan pendant ses études de psychologie, le psychanalyste Henri Cohen Solal se lance en 1980 dans un projet ambitieux. Avec des amis spécialisés dans l’éducation, créateurs des Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC) dans les banlieues françaises, il co-fonde « Bait Ham » – la « Maison Heureuse » – en Israël pour accueillir les enfants et adolescents en difficulté, sans distinction de religion ou de nationalité. Depuis, plus d’une quarantaine de maisons heureuses ont été ouvertes dans plusieurs pays du Moyen-Orient et en France. Est-ce qu’une de ces maisons heureuses pourrait être créée à Maurice ?
Avant d’arriver à cette possible implantation, quel est le concept de cette maison ? « Avant tout, ne pas laisser un adolescent traîner les rues. Le sortir de conditions où la rue pourrait devenir lieu d’abandon, d’exclusion et de destruction de soi par excellence. Les rues de nos quartiers pauvres sont menacées par le trafic de drogue, d’alcool, de prostitution, la délinquance et la violence sous toutes ses formes. La démarche a aussi un côté fondamental : restituer au jeune une dignité qu’il risque de perdre dans son rapport à la misère, à l’exclusion, à la violence dans laquelle il a vécu. Il faut le sortir de la crainte, de la méfiance, du rejet, de l’hostilité et de la haine permanente de l’autre que l’on acquiert dans la misère. Il faut lui faire retrouver la générosité, l’ouverture vers les autres. Le faire sortir du « no future » vers quelque chose qui va permettre de le ramener à l’espérance par la cadre et le lien qu’on lui offre. C’est un mouvement de retour, de renversement. »
Mais cela est-il possible pour un jeune qui, depuis sa petite enfance, vit dans la rue, son unique univers, et pour qui la violence est la seule manière de s’exprimer, de vivre ? « Il y a toujours dans l’homme, à quel degré qu’il soit rendu, une étincelle qu’il faut savoir réveiller. Il faut la chercher pour lui permettre de s’exprimer et créer les conditions pour qu’il retrouve confiance en lui-même et en les autres. C’est un travail de conviction pour sortir l’autre de la douleur, de la souffrance, de sa désespérance. » Comment se présente une maison heureuse ? « C’est une maison ouverte où les jeunes laissés à eux-mêmes peuvent se retrouver, se rencontrer et apprendre à faire des choses ensemble. »
Est-ce une MJC, un centre de jeunesse ou un centre social, finalement ? « Nous nous sommes inspirés à l’origine des MJC créées en France pour offrir un encadrement, une formation culturelle et sportive aux jeunes. Sur cette base, nous avons cherché les réponses aux problèmes des jeunes ados, qui, avec les souffrances accumulées, peuvent avoir un comportement asocial, voire violent. » Et qui fait fonctionner cette maison ? « Nous avons pris du temps pour mettre au point le programme. La maison est gérée par quatre éducateurs, de préférence deux hommes et deux femmes, qui représentent le couple de parents qui est rarement présent, ou en tout cas efficace, dans la vie des jeunes des rues. Ce ne sont pas quatre murs mais quatre piliers, quatre êtres humains qui tiennent la maison et représentent un modèle à la fois social et familial. » Des super travailleurs sociaux en quelque sorte ? « Non, ce n’est pas suffisant. Les travailleurs sociaux font un travail extraordinaire. Mais dans le cadre de notre projet, il faut des gens qui soient formés selon un programme bien défini. Car l’éducateur est la pièce fondamentale du projet. »
« Il y a toujours dans l’homme une étincelle qu’il faut savoir réveiller. Il faut la chercher pour lui permettre de s’exprimer et créer les conditions pour qu’il retrouve confiance en lui-même et en les autres »
Selon Henri Solal Cohen, cet éducateur doit ainsi avoir « des compétences d’animation de la maison, du sport, de la musique, de la peinture, du théâtre ; toutes sortes d’activités qui réaniment le jeune, lui redonnent confiance et permettent son épanouissement ». « Il faut une très bonne capacité d’écoute, pour recevoir les jeunes en difficulté et entendre la souffrance qui est cachée derrière les violences de ces jeunes. L’éducateur doit avoir à la fois une fonction éducative, sociale et même psychosociale pour accompagner l’enfant de l’adolescence à la vie d’adulte, pendant le temps de flottement entre les deux âges. Il accompagne les adolescents du quartier, mais aussi en faisant que la maison ne soit pas stigmatisée par le quartier, qu’elle ne soit pas perçue comme étant la maison des délinquants, l’endroit où se réunissent les rejetés. Pour cela il faut également mener une action dans le quartier pour qu’il accepte la maison, pour refaire un lien entre le quartier et les jeunes, briser la position de rejet mutuel et travailler avec les autres associations. »
Est-ce qu’il y a des hommes et des femmes qui peuvent être, tout à la fois, des pères, des mères, des soeurs, des frères, des copains, des guides et des administrateurs de centres ? Est-ce que ces perles rares dans le domaine du travail social existent ? « Il faut former les éducateurs, qui sont les piliers du programme. Ce n’est facile de trouver des adultes qui peuvent, dans le rapport avec ces jeunes, être bloqués, gênés, mal à l’aise. La première qualité : pouvoir tenir un groupe d’ados, et les meilleurs sont ceux qui ont une expérience du terrain, qui viennent eux-mêmes des quartiers difficiles, qui ont des qualités de leadership, savent prendre des responsabilités. Je forme ces adultes de sorte qu’ils aient une approche bienveillante, avec beaucoup de compétences pour permettre à l’adolescent de se reconstruire, lui proposer un chemin de vie dans son histoire. On les forme à travers un programme de base de deux ans dans lequel ils apprennent beaucoup de choses, mais surtout à analyser en permanence leurs pratiques sur le terrain, à se remettre en cause. Au bout de ces deux années, et pour les éducateurs qui le désirent, on peut trouver des passerelles avec des universités pour des licences ou des maîtrises. Mais il faut souligner que beaucoup d’éducateurs formés par nous sont allés, par la suite, ouvrir des maisons dans leurs villages et quartiers en utilisant les outils acquis avec nous. »
Est-ce que les parents ne sont pas intégrés dans le fonctionnement de ces maisons heureuses ? « Tout dépend des quartiers et des pays avec leurs cultures différentes. En Orient, quand on a réussi à convaincre le village, à obtenir la confiance des habitants, on a leur bénédiction et la maison est intégrée dans la vie du village. En Europe, ça commence par de la méfiance, ce qui nécessite une stratégie d’approche très délicate des familles, et de se battre contre le déni de la situation des enfants. En tout cas, c’est un programme qui fonctionne depuis 40 ans dans certains pays du Moyen-Orient et en Europe. Ces maisons aident à assainir socialement le quartier en occupant des jeunes qui, autrement, pourraient tomber dans la délinquance, la drogue, la prostitution et la violence. »
C’est bien de réhabiliter les jeunes, de les sortir de la rue pour les mettre sur un meilleur chemin de vie. Mais tout ça a un prix. Comment sont financées les maisons heureuses ? « En France, ce sont les municipalités qui financent la mise en place de ces maisons et certaines des activités sont soutenues par l’État. Au Proche-Orient, nous travaillons avec des États et des fondations, car il arrive que l’État n’ait pas de fonds pour ce genre de projet. J’ai longtemps bénéficié du soutien de la fondation de Rothchild, ce qui nous a évité de passer beaucoup de temps à la recherche de bailleurs de fonds. »
« Je souhaite pouvoir partager mon expérience avec ceux qui se battent pour faire sortir les jeunes de la rue et leur redonner confiance en eux-mêmes »
Est-il possible d’ouvrir une maison heureuse à Maurice ? « C’est extrêmement difficile de monter ce genre de maison dans les quartiers où les mafias – notamment celles de la drogue – sont déjà bien structurées et sont les maîtres de la rue. Elles le font en utilisant la violence, et le travail est dangereux. D’après mes informations, ce n’est pas encore le cas à Maurice, où il existerait davantage des petits groupes plutôt qu’une mafia structurée. Au cours de mon premier voyage à Maurice, il y a un an, on faisait état de 6 700 jeunes de la rue. On a essayé de réveiller les consciences et il y avait vraiment une nécessité. J’ai eu confirmation que non seulement le problème ne s’était pas franchement amélioré, mais même qu’on pouvait voir de nouvelles difficultés apparaître aujourd’hui sur le terrain, surtout au niveau de la toxicomanie. Je suis revenu en vacances à Maurice chez un ami pour écrire un texte. Comme il est dans le social, il m’a dit : « Pendant ton séjour, je vais t’organiser quelques rendez-vous ». Et dans les premières rencontres, avec des responsables de fondations et d’associations locales, j’ai trouvé un intérêt et un enthousiasme immédiat pour la mise en place de ce type de projet à Maurice. »
Est-ce également votre avis ? « Je ne souhaite pas, dans l’immédiat, venir monter une maison à Maurice parce qu’il me semble qu’il y a pas mal d’associations qui travaillent avec les enfants de rue, sur le terrain. Ce que je propose, c’est un programme de formation pour ceux qui travaillent sur le terrain, un programme qui va leur permettre de continuer avec des outils et des méthodes éprouvés. Ailleurs, je gère des associations. Ici, je me vois plus apporter un supplément de réflexion, de pratique, d’expérience sur le terrain, qui peuvent être adaptés. J’ai rencontré des gens intéressants, trouvé de la volonté, du désir, des gens qui veulent nous accompagner, mais le montage final n’est pas fait. Il existe ici un puzzle administratif qui est un peu lourd, et il faut apprendre à exister en son sein et respecter ses spécificités. Pour créer une maison à Maurice, il faut au préalable former des éducateurs, trouver une source de financement stable pour le fonctionnement d’une maison sur cinq ans. Il faut cette période de temps pour que la maison puisse fonctionner à plein rendement. En tout cas, des discussions ont été entamées, mais je ne sais pas encore quelle forme pourrait prendre ma collaboration avec l’île Maurice. Mais je souhaite pouvoir partager mon expérience avec ceux qui se battent pour faire sortir les jeunes de la rue et leur redonner confiance en eux-mêmes. »

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