50 ans d’Indépendance — Menwar : « Ki pou selebre kan dimounn?”

  • Les propos de cet artiste sur le front social dérange plus d’un

Menwar, dit Lelou, ou Stéphano Honoré pour l’Etat Civil, est d’ordinaire avare de paroles. Il préfère laisser parler sa musique, les sons des instruments et des boîtes à musique qu’il confectionne lui-même. Médium plus éloquent pour se dire, voie pour laquelle il a opté depuis voilà plus d’une cinquantaine d’années ! Mais quand il décide de parler, l’auteur des fameux Sizann et Pop Lekonomi, auréolé de distinctions internationales et qui se produit sur les scènes des quatre coins du monde, ne s’embarrasse pas de mots. Les maux de son époque, ce griot globe-trotter en a immortalisé dans ses chansons. À la veille des 50 ans d’indépendance, l’enfant de Cassis soulève des questions pertinentes…

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« Ki pou selebre ? Ki ve dir lindependans kan, en 2018, ankor ena dimounn pe dormi deor, vant vid ! Kan ena zanfan touzour pa pe al lekol, pa pe gagn manze lakaz ? Samem ki nou pou selebre ? Fami ki pena manze, pena lakaz ? » Menwar ne ménage pas ses mots. L’homme n’est pas en colère, mais « triste pour mon pays ». « 50 ans, c’est à la fois vieux et encore jeune. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de progrès. Certainement, il y a eu des développements d’infrastructures majeurs. Me kote leker, dimounn ankor ariere… »
Son constat vitriol, Menwar concède qu’il peut sembler brutal, « mais il faut dire la vérité. Sans cela, nous serons tous logés à la même enseigne : des hypocrites ! » Pour lui, de toute manière, « l’indépendance, en 1968, c’était surtout une stratégie politique. Des mots, un concept. Un argument sur papier pour changer de décor… » Stéphano Honoré avait « 13 ans quand le quadricolore flotta pour la première fois, ce 12 mars 68, au Champ-de-Mars. Oui, j’étais encore gamin. Et surtout un gamin pas du tout gâté par la vie… »
Benjamin d’une fratrie de 8 enfants, il n’a jamais mis les pieds dans une école : son père, “débardeur”, et sa mère, bonne à tout faire, n’en avaient pas les moyens. Mais ce Mauricien pur souche qui s’est exilé temporairement à l’île de la Réunion est toutefois très proche de ce qui se passe dans son pays.

Et de renchérir : « De quelle indépendance parle-t-on quand, économiquement, ce sont toujours les grandes puissances, le gros capital, la Banque mondiale, le FMI et consorts, qui font toujours la pluie et le beau temps ? Ce sont eux qui décident si les prix vont prendre l’ascenseur ou chuter. Alors qu’on ne vienne pas nous dire que nous sommes indépendants ! Si nous l’étions vraiment, nous serions autosuffisants et nous n’aurions pas à dépendre autant des autres. »

L’amertume de Menwar se traduit aussi dans son constat : « Nous sommes en 2018, et notre nation est vieille de 50 ans, soit. Mais qu’avons-nous accompli en ce demi-siècle dont on peut se targuer ? » Comme “trophée”, cet artiste qui se produit sur des scènes internationales aux quatre coins du globe — Suisse, Canada, Hollande, Réunion en passant par les pays africains et sur des scènes prestigieuses européennes — rappelle qu’« aujourd’hui encore, il y a des familles entières qui dorment à la belle étoile. Qui ne mangent pas à leur faim. Des gosses qui ne mettront jamais les pieds à l’école… »
Pour notre interlocuteur, « le jour où on se réveillera, on découvrira une île Maurice bien nettoyée et propre, bien entretenue, où les gens se comportent comme des humains, aidant leur prochain, sans cette sempiternelle arrogance de certains, et où la richesse sera équitablement distribuée, ce jour-là je dirais “Banané !” Ça, ce sera l’indépendance ».
Menwar n’est nullement antipatriotique, bien au contraire. « Je suis né à Cassis, j’y suis resté, j’ai grandi auprès de ma maman. Li ti travay lakaz dimounn pou soigne moi. » Et c’est lui qui est resté auprès de sa mère, jusqu’à ses 24 ans, jusqu’à ce que la vie les sépare… « Ou kone ki ete res ek ou mama ziska sa laz la ? Zordi 5 an, 6 an, zanfan ena zot prop lasam… De mon temps, ce n’était pas facile. On vivait dans une toute petite bicoque. Mais je n’ai jamais manqué de rien. Ça, c’est grâce à ma mère, qui était une brave femme ».

Cette expérience aura forgé le caractère de notre homme. Stéphano Honoré se livre toujours avec un calme olympien, un sourire discret, parfois timide, parfois cynique, comme pour souligner « les inepties d’une vie dite moderne et évoluée ». « Ils parlent, aujourd’hui, de « logement décent ». Que doit-on comprendre ? Que jusque-là, c’étaient dans des logements « indécents » que les gens étaient parqués ? » Et de continuer : « C’est une triste vérité, en plus. Hormis les maisons qui ont été construites post le cyclone Carol, les autres formules adoptées par les différents gouvernements qui se sont succédé ont vite révélé leurs faiblesses. »

Bagarres raciales

Menwar n’a jamais mis les pieds dans une école : « Je le regrette certainement, mais je n’en ai jamais voulu à ma mère. J’ai longuement réfléchi sur la chose. Linn fer plis ki bizin pou moi ! Elle m’a nourri, m’a donné un toit. Elle m’a élevé. Si elle n’avait pas été là, à veiller sur moi, tout en travaillant durement, peut-être que je n’aurais pas été là aujourd’hui. »

Mais le souvenir qui le hante, ce sont les événements autour des élections de 1967. « Nous habitions Cassis, en plein cœur des bagarres raciales… » Il se souvient surtout que « mo mama ti ene fam bien sensib. Li ti per kan loraz criye, li al kasiet… » Aussi, alors que les rumeurs gagnent du terrain, en cette période peu glorieuse de notre histoire, Menwar se souvient que sa maman « ne voulait pas que l’on reste seul, elle et moi, à Cassis. Ti tann dir zot pe vinn massacrer nou… » Elle l’entraîne alors chez une de ses filles, à Borstal. Menwar se souvient que « traverser le pont de Grande-Rivière, pour aller chez ma sœur, devint un véritable parcours du combattant ! »

Le gosse qu’il était ne comprend pas, non plus, les signes qui s’affichent autour de lui durant cette période politique des plus agitées: « C’était une virulente campagne anti-indépendance. Ils placardaient des posters des enfants du Biafra… Ces gosses africains tout squelettiques ! Tou zot lezo deor… C’était clairement pour faire peur et ne pas voter en faveur de l’indépendance. » Notre interlocuteur saisit la portée des événements autour de lui. La mouvance idéologique et politique qui caractérise l’époque ne le laisse pas indifférent.

Celui qui compose son premier morceau à 14 ans rejoint les rangs de Soley Ruz, une des toutes premières formations artistiques engagées de l’histoire de Maurice, creusetde ce qui allait petre la mauvance culturelle de l’île Maurice d’aujourd’hui. Mais il saura jongler entre les écueils politiques pour ne pas se retrouver étiqueté politiquement, par un parti ou un autre. « J’ai compris que la politique avait besoin de l’art, de la musique, en l’occurrence, pour gagner le peuple. Mais le contraire ne s’applique pas : l’art, la musique, la chanson ne font pas bon ménage avec la politique ! » Ainsi, il adopte une démarche « moins compliquée : je me produis quand l’invitation vient d’un gouvernement, pas d’un parti politique. »

Menwar reste cependant très prudent, et se révèle même critique envers les fonctionnaires : « Mon souhait, pour ces 50 ans d’indépendance, c’est qu’à partie de maintenant, chaque fonctionnaire change sa mentalité et d’approche. Parce que ce sont eux qui nous « gouvernent ». Les partis politiques vont et viennent, eux restent. Ce sont eux qui tiennent les dossiers pour le développement du pays entre leurs mains. Ce sont eux qui décident qu’ils vont faire allonger les listes d’attente, ou pas. » De fait, l’interprète de Ras dimunn prône « un changement pour une 51e année qui s’inscrive véritablement dans une logique d’indépendance. Où ces fonctionnaires auront réalisé qu’il est temps de se bouger et d’œuvrer vraiment pour que notre pays avance. J’espère vraiment qu’à partir du 13 mars 2018, il y aura un changement de mentalité important ».

L’artiste rappelle que « des millions sont gaspillés, chaque année, pour des spectacles grandioses pour marquer l’indépendance. Qui attirent une poignée de gens. Tandis que certains roulent dans des berlines et se font un million par mois, est-ce qu’aucun politique ne veut prendre cet argent et l’injecter dans la construction des maisons, nourrir des familles, les encadrer et les accompagner, plutôt ? »

Lelou ou… la “main noire” !

Sizann, que Zulu s’est approprié et a retravaillé sur son deuxième album solo, n’est pas l’unique chanson connue de Menwar. Dans les années 70/80, l’homme aura marqué toute une génération avec son Pop Lekonomi, qui devient même un hymne pour nombre d’entre nous. Menwar signe sa toute première composition, Get kuma li zoli kan ena enn mama lor later. « Mais je n’ai pas eu le temps de l’enregistrer. Un « ami », qui habitait dans le voisinage, s’est emparé de la composition et l’a enregistrée. Ce sont d’autres copains qui m’ont informé que ma chanson passait à la radio… » Menwar ne s’en offusque pas : « Sa kamarad la inn mor, seki linn fer, inn fini. »

Persévérant dans cette voie qu’il affectionne, le jeune Stéphano Honoré enregistre des 45 Tours. Puis, un jour, il intéresse un certain Marclaine Antoine qui a fait émerger plus d’un talent local… « Je me suis rendu à son studio. Il m’a fait interpréter plusieurs de mes chansons. Puis, il m’a dit qu’il me rappellerait pour m’enregistrer. » Menwar côtoie les disquaires d’alors — les labels Green Turtle, Vikings, Neptune… — qui commercialisaient les compositions des artistes. « C’est de cette façon que j’ai rencontré et connu Ti Frer », se remémore-t-il.

Artiste à fleur de peau, à la sensibilité exacerbée, Stéphano Honoré s’enregistre à la Sacem, en France : « Là, on m’a informé qu’il y avait déjà un artiste qui signait Lelou et que c’était préférable pour moi de choisir un autre pseudonyme. » L’anecdote derrière ces choix vaut le détour : « Tou dimounn ti pe apel moi Lelou. Ti mo nom gate sa. Zordi si ene dimounn apel moi Lelou kan li trouv moi, ve dir se enn kamarad d’enfans… » Menwar provient en fait de Mains Noires : « Nou ti pe zwe carom. Lot kamarad la ti sir li pe gagne, me au final, moi kinn gagne. Li ti dir : “get senn la ek so lame nwar la non !” Parce que mes mains sont très noires, des deux faces… » Aussi, ce sobriquet Mains Noires devient rapidement Menwar « quand on l’écrit phonétiquement. Et en même temps, en anglais cela veut dit “man” et “war” ; cela rejoint un peu ma personnalité, mon combat… »

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