AGRICULTURE—LETCHIS: Chronique d’une catastrophe annoncée

Contrairement à l’an passé, où il y avait abondance, la récolte de letchis cette année, prévue dans quelques semaines, s’annonce catastrophique, selon des planteurs s’occupant de grands vergers dans le nord et l’est du pays. Le changement climatique expliquerait, selon eux, la faible floraison, soit moins de 10% cette année. Au vu de cette situation, le prix de ce fruit, dont raffolent les Mauriciens en fin d’année, devrait osciller entre Rs 5 et Rs 10 l’unité. De quoi donner le vertige. « À voir la floraison morose cette année, ça ne vaut pas la peine de surveiller les plantations », estime d’ailleurs Rajen Hemoo, qui cultive environ 80 plants à Caboche-Congomah depuis des années sur une superficie de deux arpents.
« Changement climatique. » Tels sont les deux mots qui viennent à l’esprit de Rajen Hemoo pour expliquer cette mauvaise floraison de letchis cette année. Selon lui, les effets du dérèglement climatique se font davantage sentir dans l’agriculture d’année en année. La récolte de l’année dernière était cependant bonne, estime-t-il cependant. Mais cette année, son constat est sans appel : sur un total de 80 arbres dans son verger, seuls deux ou trois sont en floraison. « La floraison des letchis survient dès septembre pour qu’on puisse récolter les fruits à partir de novembre. Mais cette année, à un mois de la récolte, il n’y a pas de fleurs. Je pense que c’est dû au changement climatique. Nous avons eu un climat instable, un mélange de chaud et de froid. On n’a pas senti un vrai hiver car il a fait chaud tout le long de l’année. Puis il y a eu de grosses pluies, qui sont très rares dans notre région. Les températures instables ne favorisent pas la floraison », affirme notre interlocuteur. Une situation contre laquelle il se sent impuissant, « même si nous, planteurs, essayons de combattre le réchauffement planétaire en plantant des arbres ».
Même son de cloche chez Mohunlall Roghooah, qui cultive environ 110 plants de letchis à Mare-d’Australia, et dont seulement 10 à 15% d’entre eux sont en floraison, et ce contrairement à l’année dernière, où la récolte « avait été bonne ». Selon lui, le gouvernement « devrait penser à compenser les planteurs de letchis » pour le manque à gagner. « Pas de floraison, pas de compensation, pas d’assurance. J’ai une carte de planteurs mais elle me sert à quoi ? » se demande-t-il, avant de rappeler que les éleveurs ont obtenu une compensation après que leurs animaux aient été attaqués par la fièvre aphteuse, tout comme les pêcheurs en raison du mauvais temps. « Notre verger est notre gagne-pain », ajoute-t-il.
Chauves-souris et voleurs
Mais le changement climatique n’est pas le seul responsable, selon les planteurs. Autre problème : les chauves-souris, lesquelles sont la cause de beaucoup de soucis pour les planteurs de letchis. Avec l’arrivée de l’été, et faute de nourriture dans les forêts et les montagnes, ces animaux se rapprochent en effet des régions résidentielles, où se trouvent les grands vergers, notamment de letchis. « Elles causent beaucoup de dégâts aux plantations et ravagent même des vergers entiers. Il y en a trop dans notre pays. Il faut réduire leur nombre. Qui plus est, les arbres sont si hauts que nous n’arrivons pas à installer de filets de protection. Beaucoup de planteurs sont découragés car quelquefois la moitié de la production est détruite par ces animaux », estime Rajen Hemoo.
Mohunlall Roghooah trouve pour sa part « louable » l’initiative du gouvernement d’offrir des filets de protection aux planteurs pour protéger leurs arbres des attaques des chauves-souris. Mais, s’interroge-t-il, « comment couvrir 110 arbres avec deux rouleaux de filets, soit de quoi juste couvrir dix arbres ? ».
En sus des chauves-souris, les planteurs doivent aussi compter avec les maraudeurs. Et contre ces voleurs de fruits, pas de filet de protection. Ce qui ne les empêche pas de représenter une grande nuisance pour les planteurs de letchis et autres fruits. Selon Rajen Hemoo, les vols dans le secteur agricole sont légions à travers l’île. « Les planteurs passent des nuits entières, et dans des conditions très difficiles, à surveiller leurs plantations de letchis, d’ananas et autres fruits et légumes. La plupart d’entre nous ont un âge avance mais ils risquent pourtant leur vie pour protéger leur gagne-pain. Zot bizin gardyen sinon pa pou rekolte naryen. C’est comme si nous cultivions pour les voleurs », fait-il ressortir.
Selon ces deux planteurs, les voleurs deviennent « de plus en plus violents ». Pour preuve, de nombreux cas d’agressions ont été rapportés à la police ces dernières années. Mohunlall Roghooah relate ainsi comment son épouse a été victime d’une agression l’année dernière alors qu’elle vendait des letchis au bord de la route devant son verger. « Deux voleurs l’ont attaqué avec un sabre et lui ont volé une somme d’environ Rs 15 000. Nous ne nous sentons pas en sécurité », lâche-t-il.
À 68 ans, Mohunlall Roghooah doit surveiller seul le soir son verger de 110 arbres, surtout en période de production. Il faut dire qu’il s’est endetté auprès de la banque à hauteur de Rs 200 000 pour financer la clôture de son terrain. Il a aussi fait installer des équipements d’irrigation et l’électricité… mais on lui a tout volé. Quant à son réservoir d’eau, servant à l’irrigation, il a tout simplement été volé. « Je n’arrive plus à rembourser la banque. Je l’ai même fait savoir au ministère de l’Agriculture, où on m’a répondu qu’il n’y a aucune compensation pour moi », dit-il.
La prochaine récolte s’annonçant mauvaise, Mohunlall Roghooah estime que le gouvernement « aurait dû aider les planteurs de letchis en leur offrant un “loan” à faible taux d’intérêt », et ce afin qu’ils puissent clôturer leur verger et faire installer des caméras de surveillance. « C’est nécessaire. Il faut nous offrir des facilités pour que nous puissions progresser comme les autres acteurs du secteur agricole », déclare-t-il.
Main-d’oeuvre difficile
Comme dans tous les secteurs de notre économie, celui de l’agriculture souffre aussi d’un manque de main-d’oeuvre. Sur ce point, Rajen Hemoo estime que la seule solution à ce problème est l’importation. « Chaque année, il faut élaguer et faire la taille des arbres après la récolte. Il n’y a pas de main-d’oeuvre et c’est une spécialité qui coûte très cher », indique notre interlocuteur. Rajen Hemoo avoue malgré tout que le manque de main-d’oeuvre est « une étape normale » dans la vie d’un pays. « Tous les pays sont passés par là. Nous aussi, nous sommes obligés d’en importer, sinon l’agriculture ne progressera pas. Même les Américains ont besoin de la main-d’oeuvre mexicaine. Et en Europe, on a besoin des immigrants venus des pays de l’est. La main-d’oeuvre étrangère devrait aider le pays à progresser. Il faut cependant une bonne planification et organisation pour que le travail ne vienne pas à manquer tout le long de l’année », poursuit-il.
Au vu de la situation dans nos vergers, les deux planteurs estiment que les exportations souffriront aussi cette année, ces derniers qualifiant dès lors de « pas brillant » l’avenir de la filière. « Nous aurons très peu de letchis à manger cette année et ils seront très chers. Dans le nord, c’est la catastrophe et la production est même, de mémoire de planteur, au plus bas », avance Rajen Hemoo. Les Mauriciens sont avertis…

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