Amédée Darga, Directeur de Straconsult Ltee : « Repenser la citoyenneté et changer de braquet économique »

Dans un entretien accordé au Mauricien, Amédée Darga passe en revue la situation à Maurice alors le pays s’apprête à sortir du confinement. « On a appris avec la Covid-19 qu’on n’est pas à l’abri », dit-il. Avant d’estimer plus loin que « la question de la responsabilité et de l’équilibre entre la liberté du citoyen et le rôle de l’État reste d’actualité ».

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Straconsult, dont vous êtes le directeur, a réalisé au début du mois un sondage pour tâter le pouls de la population durant la période de confinement. Sur la base des informations que vous avez recueillies, quel est l’état d’esprit de la population ?

Les Mauriciens ont reçu la nouvelle du coronavirus dans le pays comme une menace pas très claire au moment de l’annonce du “lockdown”, mais ils s’y sont pliés. Au fil des jours qui ont suivi et de l’annonce quotidienne du nombre de personnes affectées, puis des morts à Maurice, ainsi que l’escalade des victimes au niveau mondial, la conscience de la menace s’est amplifiée. Le confinement n’a pas fait débat. Même l’extension jusqu’au 1er juin a été considérée comme une bonne décision par 69% des répondants du sondage. Seulement 19% ont déclaré que ce n’était pas bon. L’annonce de deux nouveaux cas après 21 jours de répit a reconfirmé la menace insidieuse et imprévisible. Bref, les Mauriciens ont bien intériorisé la menace sanitaire et de vivre masqué en public !

La population a aussi pris conscience de l’impact économique du virus et du fait que les mois à venir ne seront pas roses. 91% des sondés sont clairs à l’effet que le pays vivra dans une crise économique tandis que 41% pensent que la crise durera au-delà de 2021. Enfin, 43% pensent qu’il y a risque de perte d’emplois dans leur entreprise.

Comment cette crise a-t-elle changé le comportement des uns et des autres ?
Le choc est brutal pour beaucoup, notamment pour les “millenials”, qui n’ont connu qu’une vie de facilité à dépenser, de consommation à outrance, d’emprunts faciles, d’absence de précarité de l’emploi, et même d’une certaine effronterie vis-à-vis des employeurs. Beaucoup de Mauriciens auront aussi appris tous les bienfaits et la valeur de vivre en famille. Il ne faisait pas bon vivre seul pendant deux mois de confinement.
S’il n’y a pas de doute que le Mauricien modifiera certains aspects de son mode de vie dans le court terme, comme sa consommation de plaisirs, son endettement, son épargne, il est difficile de prévoir combien le changement de comportement sera durable dans le temps. Il n’y aura plus de confinement, mais il y aura pour encore plus longtemps le coronavirus, jusqu’à ce que l’on trouve un vaccin.
On a vu avec plaisir pendant ces deux derniers mois un grand recul des palabres populistes politiques et une grande montée de professionnels contribuant avec leurs réflexions sur les tenants et aboutissants de la crise économique et de la transformation sociétale qui s’installe dans le pays. Saluons aussi la vague de volontariat, d’entraide communautaire dans les villages et les faubourgs des villes, qui ont été bien présents silencieusement pour soutenir les vieux, les isolés et les vulnérables.

Vous êtes un observateur avisé de l’économie mauricienne. Quelle est votre analyse de la situation ?
L’économie du pays est et restera en crise pour un certain temps. Les secteurs du tourisme et manufacturier dépendant du marché extérieur étaient déjà en crise structurelle et de stratégie avant la Covid-19. À cela est venu s’ajouter un très gros nuage noir de la Financial Action Task Force (FATF) et du « Black Listing » européen, qui risque fort de voir une certaine délocalisation partielle de certaines Management Companies pour des juridictions plus favorables afin de pouvoir retenir leurs clients, un retrait de certains fonds et une certaine difficulté des banques dans leurs relations, correspondant pour les transactions bancaires. Pour le tourisme, c’est un passage à vide total pour des mois, et ça va être catastrophique pour toutes les activités qui en découlent. Les entreprises hôtelières ont besoin non seulement de perfusion pour survivre, mais le secteur doit repenser sa stratégie immédiatement pour repartir sur un meilleur pied le moment venu.

Quant au secteur du Global Business et de notre position comme centre financier, le gouvernement ne doit pas seulement compter sur la diplomatie et les lois, qui sont par ailleurs considérées comme très bonnes, mais doit prendre des mesures concrètes pour renforcer les capacités des institutions régulatrices et des autres institutions chargées de l’application des lois, comme la police, pour pouvoir réellement enquêter et traquer toute activité de blanchiment, comme dans le secteur des jeux, des transactions immobilières… Avant une réorientation des dépenses des ménages, certains dans le secteur commercial vont connaître un déclin ou seuls les plus costauds pourront résister.
Mais tout n’est pas sombre, à condition que des propriétaires et chefs d’entreprise acceptent de restructurer leurs modèles opérationnels pour plus d’efficience. Beaucoup gagneraient à revoir leur modèle d’entreprise à actionnariat exclusivement familial et de prendre de nouveaux actionnaires pour recapitaliser leurs entreprises et réduire leur endettement. C’est le bon moment pour faire émerger des fonds à capitaux à risque pour investir dans des entreprises qui ont de l’avenir et une vraie ambition de croissance.
Le secteur manufacturier orienté sur le marché domestique souffrira peu. Il faudrait cependant agir vite pour les protéger du “dumping”, et pourquoi pas utiliser un certain degré de protection douanière pour le soutenir.

C’est aussi le moment où beaucoup de ces entreprises gagneraient à s’engager à vendre sur le marché africain. C’est aussi le bon moment de relancer l’agriculture et l’agro-industrie avec de jeunes entrepreneurs, et il y en a. De nouvelles opportunités s’ouvrent, comme dans la distribution et le service domestique. Enfin, il est temps de donner réalité à des activités de l’économie bleue. Idem pour le port franc. Le ministre de la Technologie devrait sans tarder commanditer une étude sur les tendances en Europe et ailleurs pour l’externalisation des fonctions de la part des entreprises, qui chercheront aussi à réduire les coûts. Cela pourrait ouvrir des perspectives pour booster notre secteur du BPO.

Quid de la montée du chômage ?
Il y aura aussi une réallocation de l’emploi par le marché. Débrouillards comme sont les Mauriciens, beaucoup de ceux qui perdront malheureusement leur emploi chercheront à en trouver dans des secteurs où, jusqu’à récemment, il y avait pénurie de main-d’œuvre locale et un emploi de travailleurs étrangers. Le ministre du Travail gagnerait à étudier la situation de près et à réduire les opportunités pour les travailleurs étrangers en faveur des Mauriciens. Il y aura beaucoup de nouvelles opportunités pour amener des investisseurs étrangers à venir chez nous. C’est juste une question de savoir les chercher.

Quoi attendre du budget ?
Surtout pas un budget « labouss dou », mais un budget qui apporte le soutien aux entreprises et aux familles, qui prennent le choc brutalement, notamment par la perte de leur emploi, mais surtout des mesures pour réellement rebooster l’économie, mobiliser l’envie d’entreprendre.

Nous avons célébré le 25 mai dernier l’Africa Day. Comment cette journée vous a-t-elle interpellé dans les circonstances actuelles ?
Une journée nuageuse, mais pas une Covid-19 catastrophe pour l’Afrique, comme beaucoup l’avait prédit. D’aucuns disent qu’il y a moins de cas rapportés que la réalité parce qu’il y a moins de tests, d’autres disent que la vague viendra. En tout cas, mes amis en Afrique sont plus sereins. Le continent africain a été le moins frappé par le virus. Mes amis m’expliquent qu’aussitôt l’annonce dans leur pays, beaucoup sont partis dans leurs villages. Et donc très moins exposés au virus importé. Des experts reconnaissent aussi que les peuples et les gouvernements africains sont tellement habitués aux épidémies qu’ils sont bien mieux préparés qu’on ne le pense. En tout cas, dans un contexte où la logistique connaît des difficultés opérationnelles et ou le “near market” devient un atout, les entreprises mauriciennes devraient se dire « Africa Now ».

La COVID-19 Act et la Quarantaine Act ont été diversement interprétées dans le pays. Qu’en pensez-vous ?
Le gouvernement ne pouvait faire autrement que puiser de la Banque de Maurice. Les recettes fiscales seront réduites en conséquence de la réduction de la création de richesses par l’activité économique, et certainement par une réduction de la consommation. Les dépenses vont exploser. Il fallait trouver les ressources financières. Autant puiser de l’intérieur. La BoM a parlé de “one off”. Cela rassure. La question est quid de la transparence pour l’utilisation de ces fonds. Strictement, aucun gouvernement ne peut encourir des dépenses qui ne soient pas approuvées par le Parlement. Espérons donc que ces dépenses figureront clairement dans le budget qui sera soumis bientôt au Parlement et que l’opposition saura jouer sérieusement son rôle lors du Committee of Supplies.
D’autre part, cependant, la création du Mauritius Investment Corporation (MIC) demande clarification. Quid du SIC ?

Je suis étonné et triste de voir que l’opposition ne soit pas venue avec un amendement formel sur le Quarantine Bill pour demander que le mot « police » soit retiré et remplacé par « Sanitary Officer » ! Sur le fond, s’il fallait certes une Covid-19 Act et une Quarantine Act, soyons lucides et sachons que nous vivons une grande période de contradictions en nous-mêmes dans notre relation entre la société et l’État. D’une part, les citoyens mauriciens sont dans la majorité dans une idéologie individualiste et certains clament à cor et à cri sur les réseaux sociaux leurs droits à la totale liberté individuelle, et d’autre part, ils veulent que toutes les responsabilités de leur vie soient assurées par l’État.

Quelles sont les principales leçons que nous pouvons tirer de cette crise ?
L’épidémie de coronavirus est aussi un test majeur pour la citoyenneté. Dans les jours qui viennent, nous devons réfléchir à l’équilibre que nous voulons avoir entre l’abandon de certaines de nos libertés les plus précieuses et un “nany state” assumant toutes nos responsabilités à notre place, et notre volonté à assumer nos responsabilités tout en donnant le droit à l’État de nous protéger sur certains aspects essentiels. Cet équilibre se définit aussi dans la mesure de la confiance du peuple dans l’État.

En tout cas, même quand on aura vaincu le coronavirus par un vaccin, il nous faudra compter avec le fait que de « nouveaux » dangereux virus apparaissent à un rythme plus rapprochés depuis les récentes décennies. On a appris avec la Covid-19 qu’on n’est pas à l’abri. La question de la responsabilité et de l’équilibre entre la liberté du citoyen et le rôle de l’État reste d’actualité.

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