Budget 2019-20 ou la tyrannie de l’électoralisme

CATHERINE BOUDET
Doctorat en Science Politique
Masters en Politique Comparée

Un budget « sans vision », un budget « électoraliste ». Les critiques – contradictoires – fusent concernant ce Budget 2019-20, le dernier de l’Alliance Lepep avant les législatives, présenté le 10 juin. Contradictoires, car comment se concilier les faveurs de différents segments de la population (de l’électorat), dont les revendications sont motivées par des intérêts sectoriels, tout en projetant une vision d’avenir macro-économique et de renouveau national…? Voilà en toile de fond la tension interne qui constitue la contrainte presque schizophrénique d’un Budget pré-électoral.

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Comme le décrivait Jean-Claude de l’Estrac sur les ondes d’une radio privée mardi dernier : « Il semble évident que c’est un budget électoraliste et que l’objectif principal du ministre des Finances et Premier ministre c’était de faire labous dou à différentes catégories d’électeurs ki li finn sible»

Mais ce Budget avait-il le choix de ne pas être électoraliste ? Et si l’aspect électoraliste du Budget était aussi dicté « par le bas », par la pression populaire ? Car depuis le premier gouvernement de l’indépendance, le ‘feel-good factor’ du cadeau électoral est devenu une tradition et l’électorat en est venu à le considérer comme un dû. Il peut faire pencher la balance des urnes, ce qui s’est encore vérifié aux dernières législatives de 2014 avec la pension vieillesse à Rs 5 000.

Un électorat vorace

Cette importance du cadeau électoral s’inscrit dans un contexte où la population a été nourrie pendant cinquante ans de mesures clientélistes dérivées d’une idéologie du Welfare State mise à la sauce néo-patrimoniale. En système néo-patrimonial, les élites politiques pour conserver leur pouvoir s’appuient sur des réseaux de fidélité, rétribués par l’octroi de faveurs (promotions, emplois, accès préférentiel aux ressources de l’État…). Il en résulte une culture électorale où l’électeur voit son vote davantage comme une monnaie d’échange que comme un acte de citoyenneté.

Le cadeau électoral ne relève donc pas d’une simple approche électoraliste où il s’agit de flatter les votants. Le cadeau électoral relève du clientélisme, qui repose sur la distribution de faveurs en échange d’un soutien politique. L’expression d’usage « fer labous dou » à l’électorat est caractéristique de cet état de fait où l’électeur attend en retour de son vote un gain direct et personnel. On voit donc que ce n’est pas seulement l’électeur-client qui est dépendant du politicien-patron. Les gouvernants eux aussi sont devenus otages de la voracité de leur électorat.

Mesures sociales et ciblages clientélistes

La question est alors de distinguer ce qui relève du cadeau électoral et ce qui relève de mesures sociales. On peut parler de cadeaux à vocation clientéliste lorsqu’il y a octroi de cadeaux fiscaux ou financiers à destination de groupes spécifiques (clientèles électorales existantes ou potentielles) plutôt qu’en termes de niveau de vie ou de revenus effectifs. Le syndicaliste Narendranath Gopee ne s’y est pas trompé quand il s’est insurgé contre le paiement d’une somme intérimaire de Rs 1 000 aux fonctionnaires en attendant le prochain rapport du PRB, protestant que c’était les prendre « pour des mendiants ».

Une autre mesure qui relève du cadeau clientéliste, parce qu’elle repose sur le critère d’appartenance à un groupe (et non sur le niveau de revenu ou de production), c’est l’octroi aux planteurs d’un prix préférentiel de Rs 25,000 par tonne pour les 60 premières tonnes de sucre sur la récolte 2019.

Certaines mesures présentent un caractère hybride, combinant une vocation d’aide sociale catégorielle avec un ciblage de type clientéliste. C’est le cas de l’éducation tertiaire publique gratuite ou de l’augmentation de la pension vieillesse, deux annonces qui ciblent des catégories sociales transversales (jeunes, personnes âgées) mais sans prendre en compte le niveau de revenus effectif.

Organiser le consensus

Ce caractère hybride de plusieurs mesures budgétaires est indicatif d’une tentative de conciliation des impératifs électoralistes avec une ligne  d’interventionnisme accru de l’État dans la réduction de la fracture sociale. Elle était déjà amorcée dans les budgets précédents de Pravind Jugnauth avec notamment l’introduction de la Negative Income Tax.

Dans un pays marqué par le poids des identités communautaires, les mesures de ciblage en termes de groupes d’appartenance sont aussi un moyen d’organiser le consensus. Cette tendance au « consensus-building », amorcée dans les dialogues pré-budgétaires, annonçait déjà une tentative d’anticipation de la demande sociale, au sens de la traduction dans l’espace public des besoins sociétaux. Un résultat concret en est l’introduction dans le présent Budget du Portable Retirement Gratuity Fund, revendiqué par les syndicats.

À cet égard on est peut-être devant un intéressant changement de paradigme, dans un contexte où les partis politiques traditionnels restent plus préoccupés par leur compétition intra-élites et leur clientélisme pour la soutenir, que par le rôle qu’ils devraient avoir de pourvoyeurs de la demande sociale vers l’espace public. L’ouverture du dialogue social pourrait bien constituer un embryon de démocratie participative, tant réclamée par la population. Encore faut-il que celle-ci ne se méprenne pas en confondant démocratie participative avec réclamations clientélistes.

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