Umar Timol
Il contemple la mer de Gaza et se souvient de Tipasa, des rythmes nietzschéens de la libération, de l’homme qui se transcende par l’entremise de son corps, de la révolte exercée dans le décor d’une beauté que rien ne peut récuser. Il est heureux ici, comme tout homme qui connaît les hommages de la mer. Il laisse aux autres leurs divinités sombres, qui les consolent de l’absurdité de l’existence. Ici, comme à Tipasa, l’homme parvient à la démesure de ce qu’il est, non pas un achèvement, mais une promesse.
Et est-il une plus belle promesse que celle-ci : que l’on peut fouler cette terre, jonchée de sang et de rêves bafoués, et être fier, résolument fier ?
Il connaît la fierté de l’homme qui ne possède rien, mais qui sait l’essentiel.
Bientôt, il faudra s’en aller, rompre avec l’extase. Mais est-ce que la vie n’est pas ce constant exil, qui nous contraint à affronter les brutalités de la matière ? Il regarde encore une fois la mer, il hume ses voluptés, il y lave sa chair et se retourne. Il voit ce qu’aucun homme ne devrait voir. Gaza.
Nous disons être modernes, nous sommes parvenus, croyons-nous, à nous libérer de nos instincts lointains, nous avons construit des armatures solides, nous leur avons donné des noms nobles : liberté, démocratie. Mais Gaza est le tombeau de toutes nos prétentions. Dans ses ruines, dans ses cendres, règnent la pestilence du génocide, la fin de l’humain.
Que voit-il ? On ne voit, au bout du compte, que ce qu’on veut voir. Que veut-il donc voir ?
Sans doute, la quiétude de la révolte, ainsi face au ressassement du vide, on choisit le bonheur, la tâche faite et refaite chaque jour, patiemment. Il ne s’agit pas de capturer le sens, puisque ce sens n’est pas, mais d’être, d’agir, d’accomplir son devoir, aussi modeste soit-il. Comme Rieux.
Sans doute aussi parce qu’il ne pourra jamais se défaire du paradigme du maître. Il conçoit ce lieu comme un combat existentiel, deux peuples enchaînés à une tragédie dont il est impossible de démêler les fils : légitimité d’un peuple sans terre, légitimité d’un peuple qui a perdu sa terre, une tragédie qui ne peut se résoudre que dans le dialogue et la paix. Il écrit de belles phrases, ces amples phrases lyriques qui transgressent la langue, dont il a le secret, qui veulent tout dire mais qui ne disent, au bout du compte, rien.
Il ne voit pas aussi que Gaza est l’autre visage de son pays, l’Algérie, que l’un est le prolongement de l’autre, que l’un ne peut être sans l’autre. On ne s’émancipe d’une histoire destructrice qu’en la détruisant. Il n’a pas su penser l’Algérie et il n’arrive pas à penser Gaza. Gaza est semblable à tous les personnages invisibles de ses romans : on entend leurs murmures, leurs pas, leur souffle ; ils sont omniprésents mais absents, ils sont le cœur fantomatique d’une “civilisation” dont la tâche est de les anéantir.
Et il ne voit surtout pas l’essentiel, qui est la foi des Palestiniens, cette foi qui pulvérise des montagnes, mais qui est semblable à la sienne, car puisant dans une révolte radicale. Il ne leur tend pas son cœur, à ces Palestiniens, même s’il les aime et les respecte ; il ne sait pas que le plus lointain est le plus proche et que le plus proche est le plus lointain. Ces Palestiniens sont ses frères, dans la foi. Les révoltés, quels qu’ils soient, sont les véritables croyants.
Il regarde la mer de Gaza une dernière fois. .
Sait-il que cette mer est le miroir de la création à venir ?
Il s’en va. Non pas un étranger au monde, mais sa probable présence.