ChatGPT : un Frankenstein des temps modernes?  

ALEXANDRE LARIDON, LL.M.

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Depuis sa mise en ligne, fin novembre 2022, le robot conversationnel ChatGPT fascine autant qu’il inquiète. Ce logiciel accessible gratuitement et basé sur de l’intelligence artificielle (IA) est capable de rédiger en temps record des textes en réponse à de simples questions tout comme des interrogations plus ou moins compliquées. Développé par OpenAI, une entreprise américaine, ce nouvel outil d’intelligence artificielle est devenu l’innovation majeure de l’année 2022 en atteignant en seulement cinq jours plus d’un million d’utilisateurs. Pourquoi donc autant de succès? L’une des raisons principales : le chatbot est gratuit et très facile à utiliser. Tellement facile qu’il s’est déjà répandu dans le monde éducatif, de la communication, et du droit. L’autre motif c’est son utilité ; il peut traduire des textes, écrire des articles sur des thématiques données, simuler des conversations, créer des histoires fictives, donner une opinion… Tout cela grâce à une connaissance, limitée certes pour le moment, basée sur des données intégrées. Alors que le monde connaît une évolution constante et rapide, où l’information est devenue instantanée, où les réseaux sociaux ont pris l’attrait d’un système intégrant de notre quotidien et où l’homme a besoin de savoir tout et d’avoir tout, tout de suite; l’application ChatGPT est venue rajouter une autre couche en venant donner un coup d’accélérateur à cette évolution pendant qu’un ego-libéralisme continue à s’enraciner petit à petit dans la société.

Aymeric Caron explique très bien ceci dans un entretien accordé à la chaîne RTBF. Pour l’ancien journaliste et aujourd’hui homme politique, « L’ego-libéralisme], c’est l’idée qu’aujourd’hui tout doit passer par la démonstration de soi-même: Regardez-moi ! Parce qu’aujourd’hui on a des valeurs marchandes qui sont liées au nombre de followers. Tout doit être affiché même quand c’est faux. Donc, c’est une ère de l’illusion où on vit souvent par des publics artificiels et parfois même des publics qui n’existent même pas ou qui sont achetés par des robots qui créent ce faux public.  À partir du moment où nous entrons dans cette ère où on nous incite à, ou on nous intime même, de montrer notre nombril en toutes circonstances pour avoir le droit d’exister, c’est terrifiant ! »

D’ailleurs, le constat est flagrant aujourd’hui à Maurice avec ce besoin, des jeunes surtout – dû à un manque de repères sans doute comme l’ont fait remarquer certains sociologues – d’afficher leurs quotidien et vie privée sur la toile. Pour attirer l’attention à tout prix et faire exploser le compteur des “like” et le nombre de commentaires et de “partages”, on est prêt de nos jours à tout en matière d’extravagance. Les “selfies”, ce miroir narcissique numérique, les pages Facebook où l’on affiche sa personne sous toutes les coutures et dans toutes les situations… Et ne parlons même pas de ceux et celles qui se croient être des “public figures” parce qu’ils ont plus de 100 “likes” sur un post / une photo ou des supposés influenceurs, qui se font payer – pour influencer qui exactement dirait-on; et qu’en est-il des retours sur investissement? – parce qu’ils ont 1000, 2000, 5000 “followers”.  Ce sont là  quelques-unes des manifestations les plus spectaculaires de ce “tout à l’ego” qui occupe une bonne partie du quotidien de ce que l’économiste Daniel Cohen appelle “l’homo numericus” dans une société de consommation de masse et de libéralisme triomphant.  Mais ceci est un autre débat !

Pour en revenir à l’IA façon ChatGPT, là où le danger guette et qu’il peut devenir une menace c’est par rapport à la véracité des informations qu’elle fournit. Le risque d’organiser lui-même l’accès à la connaissance avec en plus, la crainte de produire des pseudos-vérités en livrant de fausses informations est là ! Dans ses ‘21 leçons pour le XXIe siècle’, Yuval Harari décrit ce danger en évoquant ‘la disparition de notre libre arbitre’ en déléguant à l’intelligence artificielle notre capacité de décision à la machine. Pour l’historien, « Dans le monde de l’IA, le flux de data nous installe confortablement dans votre silo personnalisé, qu’il s’agisse d’un itinéraire en voiture ou d’une discussion sur Facebook. Nous devenons esclaves de notre propre bien-être, Un jour nous serons tous prisonniers des algorithmes que nous aurons nous-mêmes contribué à alimenter. Le flux des données remplacera la congrégation des individus ».

Les systèmes d’IA générative pourraient non seulement entraîner des perturbations importantes sur le marché du travail et affecter 300 millions d’emplois à temps plein dans le monde, selon une étude de Goldman Sachs, mais représentent aussi un risque pour la démocratie ! Selon un article publié sur le site du Parlement européen à ce sujet, « l’IA pourrait être tenue responsable de la création des ‘chambres à écho’ sur le web, ne proposant à un individu que du contenu qui lui est agréable, au lieu de forcer la personne à confronter ses idées avec d’autres points de vue contraires. Elle est également employée dans la création des deep fakes. » Dernièrement, des images générées par IA ont fait le tour des réseaux sociaux. On a pu voir un Donald Trump en prison, le Pape François en doudoune, Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye et même Emmanuel Macron face à des policiers, pour ne citer qu’eux. Des images falsifiées et des informations détournées qui peuvent polariser l’espace public et avoir des conséquences politiques majeures. Le pire c’est qu’un système comme le ChatGPT qui donne le sentiment de comprendre les émotions humaines peut aussi provoquer des incitations néfastes sur des personnes dépressives par exemple, si vous lui posez de mauvaises questions relatives à la santé mentale alors que l’appli n’a aucun « bon sens ».

Grande révolution

Considéré comme l’un des pères fondateurs de l’intelligence artificielle, Geoffrey Hinton a même mis en garde contre les dangers de l’IA  en quittant son poste au sein du géant Google. Les avancées dans ce secteur induisent « de profonds risques pour la société et l’humanité », martèle-t-il. Que faire donc dans ce cas? L’intelligence artificielle est sans aucun doute la plus grande révolution de l’humanité. Bien plus brutale car plus rapide que la révolution industrielle, elle pourrait rebattre les cartes de l’ordre mondial avec cette course à l’innovation entre la Chine, l’Inde,  les États-Unis et l’Europe. Qui en sortira gagnant? Nul ne sait pour le moment. Mais en revanche, ce qui est certain c’est que le monde est en proie à un vide existentiel angoissant pouvant avoir des conséquences sur l’emploi, sur notre autonomie, nos actions et notre démocratie si nous ne maîtrisons pas l’IA.

Pour Kai-Fu Lee, dont son dernier ouvrage intitulé, “I.A La plus grande mutation de l’histoire” est fortement recommandé – ce dernier affirme que « L’impact de l’intelligence artificielle sur l’ensemble de nos industries, notamment la disruption massive du marché du travail, se fera sentir dans une quinzaine d’années. » Pour l’expert, « Il nous faut développer dès maintenant les infrastructures qui permettront d’atténuer la violence du choc ; une éducation et des formations adaptées afin d’éviter un chômage structurel à s’enraciner à long terme […] les autorités de régulation et les décideurs politiques doivent s’efforcer de trouver le bon équilibre en encadrant l’intelligence artificielle, protéger les données personnelles, respecter la vie privée des gens tout en encourageant l’innovation.  Il est essentiel qu’il y ait un garde-fou juridique afin de prévenir les abus, et tout aussi important d’instaurer un contrôle plus efficace des technologies déployées. »  D’ailleurs, pour information, le projet européen de régulation de l’intelligence artificielle a obtenu, jeudi 11 mai 2023, un premier aval des eurodéputés, qui ont réclamé de nouvelles interdictions et une meilleure prise en compte du phénomène ChatGPT. L’Union européenne veut être la première au monde à se doter d’un cadre juridique complet – The Artificial Intelligence Act – pour limiter les dérives de l’intelligence artificielle (IA), tout en sécurisant l’innovation.

Comme on peut le constater, cette transition est déjà en marche et l’île Maurice n’échappera pas à cette mutation. Nous avons donc devant nous une lourde responsabilité ! Celle d’empêcher l’IA et ses émules de nous brouiller nos repères ; d’éviter que l’inconscient artificiel produise des inégalités au sein de notre société si fragile, de mettre sur pied des garde-fous juridiques tout en soutenant raisonnablement l’innovation, de faire en sorte qu’on en utilise à bon escient et pour le bien de l’humanité, de protéger les vieux métiers du pays qui perpétuent d’anciens savoir-faire tout en soutenant les métiers d’avenir. Bref, toujours mettre l’humain au cœur de tout changement. Comme le dit si justement le chercheur Philippe Meirieu, « Ce robot conversationnel, avec sa capacité à fournir des réponses dans un temps record, comble le désir de savoir et tue le désir d’apprendre ». Soyons sur nos gardes…

Sources: Internet

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