Clifford Ng Kwet Chan, le ‘Wordsworth’ mauricien

Ayant eu vent de l’état de santé de Clifford Ng Kwet Chan, je décidai de lui rendre visite en sa demeure, à proximité du Jardin Balfour, pour le saluer.

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Au cours de notre conversation, de fil en aiguille, Clifford me conta dans les grandes lignes son cheminement. Il a consacré toute sa carrière au domaine éducatif et a connu un riche parcours.

Débutant comme enseignant, il fut l’une des chevilles ouvrières dans la création, puis dans la gestion du collège Alpha. Aujourd’hui, malgré son âge avancé, il lui arrive encore de publier des articles et des poèmes qu’on peut retrouver dans les colonnes de Mauritius Times.

En 1932 naquit Clifford dans le village de Da Lang Kou, en zone périphérique de la ville de Meizhou. Aujourd’hui, l’expansion urbaine galopante a fini par absorber ce village, intégré au tissu urbain. Rien ne laissait présager que le bambin issu d’une contrée lointaine et dont la langue maternelle est le Hakka, allait tant façonner les esprits de Mauriciens sur plusieurs générations.

Fidèle à la pratique de nombreux immigrants chinois, c’est le père qui arriva en éclaireur à Maurice, histoire de voir si l’herbe était vraiment plus verte dans cette île minuscule – qui se donnait des airs de ‘l’Etoile et la Clef de l’océan Indien.’ Apparemment, le paternel conclut que Maurice avait du potentiel et il initia les démarches pour que sa famille le rejoigne en 1937. C’était donc à l’âge de cinq ans que Clifford débarqua à Port-Louis après un périple de deux mois.

Comme pour de nombreux immigrants hakka, le point de départ était le port fluvial de Song Kou, qui, avance-t-on, revêt le même symbolisme pour l’émigration chinoise que l’Aapravasi Ghat à l’égard de l’immigration indienne. Song Kou fut le témoin privilégié du grand mouvement migratoire qui dissémina la diaspora chinoise; ce même mouvement qu’on dénote poétiquement comme « la traversée vers les mers du Sud ». Les similitudes ne s’arrêtent pas là parce qu’à Song Kou, pour descendre vers le fleuve Mei, il fallait emprunter un escalier en pierre; de même, les immigrants devaient aller à la rencontre des marches en pierre à leur arrivée à l’Aapravasi Ghat.

Tout porte à croire que la famille Ng Kwet Chan prit une petite embarcation, connue comme un ‘huochuan’, sur le Meijiang pour regagner l’océan Pacifique à Shantou (Swatow). De là, ils embarquèrent sur un bateau à vapeur pour naviguer vers la mer de Chine méridionale, passèrent par le « Port Parfumé » de Hong Kong, puis traversèrent le détroit de Malacca pour arriver dans l’océan Indien.

Durant le trajet, le navire fit peut-être escale à Calcutta, qui était la Capitale du ‘British Raj’. Le voyage n’était pas de tout repos et exigeait une certaine endurance physique et psychologique.

Les parents de Clifford vont l’inscrire à l’école Surtee Sunee, rue de la Corderie, Port-Louis. Le maître d’école était M. Osman, et Clifford se souvient très bien de son professeur M. Neersoo, qui lui inculqua les rudiments de la langue de Shakespeare et de celle de Molière. Après sa scolarité du cycle primaire, Clifford passa au collège Bhujoharry, qui était situé à la rue St-Georges.

Il étudia jusqu’à la Form V et ses parents estimaient que c’était suffisant. Ainsi, il prit un emploi en tant qu’apprenti-commis dans le magasin de son oncle à Port-Louis. Ses parents désiraient sans doute qu’il apprît les ficelles du commerce mais son esprit voguait ailleurs.

Une opportunité se présenta quand son oncle Ng Kwet Foong, administrateur à la Chinese Middle School (CMS), lui fit part que son établissement était à la recherche d’un professeur de langues occidentales, c’est-à-dire l’anglais et le français. Clifford ne se fit pas prier parce qu’il se sentait plus à l’aise devant un tableau que derrière le comptoir.

Au CMS, il se lia d’amitié avec feu mon père, M. Poon, qui venait de rentrer de Chine après des études à l’université de Tsinghua, à Pekin. La République populaire de Chine venait d’être proclamée par Mao Zedong sur la place Tian An Men le 1er octobre 1949. Mon père s’était imprégné des derniers courants de pensée de la Chine Nouvelle – qui venait de sortir de la 2e guerre mondiale et d’une guerre civile opposant les Communistes aux Nationalistes.

Il semblerait que la « mission impossible » de Poon, si toutefois il décida de l’accepter…, était d’orienter la diaspora chinoise à Maurice vers le Parti Communiste Chinois (PCC). À l’époque, la plupart des Sino-mauriciens juraient fidélité au Parti Nationaliste Chinois (PNC) ou le Kuomintang. En fait, les Sino-mauriciens avaient même participé et contribué à la Révolution de 1911 pour renverser la dynastie mandchoue et établir la République sous le leadership du Dr Sun Yat-sen du PNC. D’ailleurs, une rue de Chinatown porte le nom du Dr Sun Yat-sen. En d’autres mots, Poon devait exécuter une délicate opération sur le plan idéologique.

Poon était engagé en tant que professeur de chinois au CMS. En sa qualité de directeur adjoint par la suite, Poon donnait souvent des discours et l’un des plus fameux fit forte impression sur l’assistance, et sur Clifford en particulier.

Pour mener à bien sa « mission », Poon rallia autour de la cause une unité d’élite composée de jeunes talents prometteurs, dont Clifford, Foo Kune, Young. Ensuite, Poon dévoila les contours de son plan de « partir vers l’Ouest à la recherche du livre sacré ». Ce projet s’inspire du Programme Travail-Étude initié en Chine dans les années 1920, grâce auquel Deng Xiaoping, Zhou Enlai et Lin Fengmian, pour ne citer que quelques-uns, se rendirent en France pour s’abreuver aux frontières de la connaissance, avec pour but éventuel de contribuer au progrès social et économique de leur terre natale.

Pour Maurice, le choix de l’Angleterre s’imposa de lui-même vu que Maurice était une colonie britannique. Étant né à Maurice et possédant le passeport britannique, Poon, Foo Kune et Young mirent cap sur l’Angleterre sans trop de soucis. Malheureusement, Clifford ne put faire partie de ce voyage parce qu’il était toujours considéré comme un ‘alien’. Aussi, au vu de sa proximité avec le mouvement Communiste, Clifford était sans nul doute fiché par les services de renseignement. À maintes reprises, il fit la demande pour un passeport britannique et à chaque fois, sa demande fut rejetée.

Cependant, ces multiples échecs ne diminuèrent en rien son ardeur de poursuivre des études universitaires et il redoubla d’efforts dans l’apprentissage de la langue anglaise. Pour parvenir à ses fins, il s’inscrivit même dans un cours de correspondance offert par le Wolsey Hall College.

Lors d’une énième tentative, il fut appelé à passer un entretien avec M. Newton du Colonial Office. M. Newton lui indiqua qu’il était ‘célèbre’ et que l’entretien servait à évaluer s’il allait pouvoir « fit in the English society ».

La Chinese Middle School – alors sous haute surveillance par les autorités coloniales – était connue pour ses activités pro-communistes. Répercutant surtout les nouvelles des agences de presse occidentales, la presse mauricienne de jadis poussait l’opinion publique vers une position pro-occidentale. Le Cernéen allait même jusqu’à dépeindre le CMS comme « un repaire de Communistes » en plein Chinatown.

Il faut se rappeler qu’on était dans les années 50-60 et en pleine guerre froide. Donc, le ‘Communiste’ n’était pas bien vu. Aux États-Unis, les Communistes étaient considerés un peu comme la peste qu’il fallait à tout prix exterminer. À Maurice, quoique la fièvre anti-communiste n’avait pas atteint le même paroxysme, un courant anti-communiste couvait parmi une large section de la population.

Clifford payait ainsi les frais de cette ‘guerre froide’ entre les deux superpuissances. Ne sachant plus à quel saint se vouer, il eut l’idée lumineuse de se tourner vers le poète William Wordsworth. Dans son plaidoyer devant M. Newton, il rappela que le poète Wordsworth défendit la Révolution française sans que personne ne remette en question au premier abord sa loyauté envers ‘the Queen and Country.’ Pour étayer ses dires, il récita même quelques vers que Wordsworth avait composés sur le sujet…

La détermination et le génie de Clifford eurent une incidence sur les idées préconçues de M. Newton. Ce dernier approuva la demande pour un passeport britannique. Ce n’était qu’une signature pour M. Newton mais pour l’alien il lui semblait qu’on lui remettait carrément les clés de Buckingham Palace.

L’exploit de Clifford Ng Kwet Chan fit vite le tour de son entourage et bien au-delà. C’est ainsi qu’il acquit le sobriquet de ‘Wordsworth’ sur le plan local.

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