CONCOURS—PRIX MUSIQUES DE L’OCÉAN INDIEN: Quatre sets, quatre courants musicaux

Le Prix Musiques de l’Océan Indien avait déjà brisé un tabou en mai dernier en sélectionnant pour la première fois un musicien de la sphère électronique en la personne de Jérémy Labelle, parmi les quatre finalistes de son édition 2015. Et contre toute attente, malgré une tendance à penser que ce genre musical basé sur des enregistrements ne peut être comparé à une formation jouant des instruments et chantant en live, le jury a renchéri sur ce choix, lors de la finale en live, samedi soir au Théâtre Serge Constantin, en déclarant cet artiste 1er lauréat du prix 2015. Le président du jury, Gérard Davoust, a bien voulu nous expliquer ce choix d’ouverture, d’année en année, sur des genres musicaux qui semblent moins inscrits dans une spécificité régionale…
JF Gang de La Réunion, Bo Houss de Mayotte et cette année Labelle, ces groupes ou artistes choisis parmi les finalistes du Prix Musiques de l’Océan Indien ces dernières années, ont ouvert la démarche à des genres musicaux qui sont moins ancrés dans la spécificité régionale que par exemple Maya Kamaty, Monawar ou Maalesh, également distingués. « J’ai toujours souhaité, nous explique Gérard Davoust, que les jurés fondent leur choix lorsqu’ils présentent leur classement final et je ne crois pas trahir leurs pensées en disant que cette fois-ci, Labelle est sorti premier avec une bonne majorité, même si nous sommes conscients que du point de vue de la qualité musicale et de la présence scénique, Saodaj et Tritonik n’ont comme lui plus grand-chose à apprendre. L’huissier qui assistait aux délibérations, était même étonné que la foire d’empoigne à laquelle il s’attendait n’ait pas eu lieu. Le classement est ressorti notamment avec des lauréats qui ont atteint un niveau de professionnalisme qui fait qu’ils ont davantage besoin d’exposition que de formation… »
Le coordinateur du prix, Serge Trouillet, confiait d’ailleurs après le concert pendant les délibérations du jury qu’il avait été impressionné par la qualité de ce concert : « Je crois que nous avons eu cette année, ici à Maurice, le meilleur plateau depuis les débuts du prix. Il faut le souligner même si je sais aussi que cela va de pair avec la notoriété du prix, qui fait que les artistes s’y préparent de mieux en mieux chaque année. » Particulièrement inédite dans la jungle des prix de musique, « unique au monde » vous dira Gérard Davoust, la démarche du PMOI consiste à accompagner les groupes finalistes pendant au moins un an soit dans l’élaboration d’une tournée internationale, avec du coaching de scène et la mise en lien avec des marchés de musique ou des festivals, ainsi pour le troisième lauréat qu’une aide sur un projet en cours de développement ou encore, une formation sur mesure, telle qu’elle va être mise au point cette année pour le quatrième finaliste, Tibwa.
Un électron libre dans l’électro
« Il me semble si je puis me permettre d’interpréter le choix des jurés, reprend Gérard Davoust, qu’ils ont voulu montrer que ce prix n’est pas réservé aux musiciens identifiés comme appartenant à la sphère océan Indien et en même temps ils ont signifié leur désir de toucher un public, très important, qui aime la musique électronique. Ce choix marque une volonté d’ouverture qui fait que le prix peut aussi bien choisir des artistes clairement inscrits dans la mouvance indianocéanique comme Maya Kamaty, qui a aussi cependant un caractère universel fort, soit des artistes qui le sont moins tels que Bo Houss ou Labelle… Et n’oublions pas que notre préoccupation fondamentale est avant tout de voir comment nous pouvons aider ces artistes à sortir de leur pays et conquérir d’autres marchés musicaux, tels que la France et l’Europe. »
Jérémy Labelle a accueilli sa distinction avec une profonde joie, insistant sur son caractère symbolique : « C’est très émouvant pour moi de recevoir ce prix car c’est la première année qu’il récompense la musique électronique… » a-t-il déclaré en recevant le trophée des mains de Gérard Davoust. Paradoxalement, les créations de Labelle ne sont pas non plus franchement intégrées à la sphère techno ou électro, pour ne prendre que ces exemples, car ses créations sortent des cadres préétablis et des sentiers battus… Comme l’a fait remarquer un critique des Inrock à la sortie de son premier disque, cette musique n’est pas un collage de musiques traditionnelles sur des rythmes techno, elle est plus inédite et subtile que cela…
Le disque Ensemble, dont il a extrait l’essentiel des morceaux interprétés samedi soir au Théâtre Serge Constantin, avec un accompagnement lumière très vivant et bien coordonné, est marqué à la fois par des enregistrements de sons rituels (temple tamoul de Terre-Sainte par exemple), des voix de chanteurs avec lesquels il aime travailler (le Sud-Africain Hlasko ou Lysiane Dany), une présence discrète du maloya et une exploration réinterprétée d’enregistrements de terrain tels que ceux que l’on entend dans la collection Ocora de Radio France (qui nous a valu par exemple à Maurice un document inédit sur Ti Frer).
Mais quand il prend un extrait de kora ou de balafon, Jérémy Labelle dissèque littéralement note par note son enregistrement pour le réinterpréter dans sa couleur, avec les nuances que lui permet l’électronique. La fraîcheur de certains sons laisse penser qu’il s’attache à préserver l’authenticité d’origine et les qualités acoustiques. Ces sons ainsi isolés sertis dans un écrin d’effets divers et de rythmes revisités, prennent une nouvelle dimension, particulièrement onirique et planante. Paradoxalement, cette musique spatiale, futuriste, est reliée à des sensations roots, des évocations hors du temps, voisines des transes qu’un danseur a bien voulu évoquer spontanément samedi soir en se levant du premier rang et en improvisant des mouvements qui répondaient avec justesse aux envolées rythmiques. Jérémy Labelle joue de ses manettes sur scène à la manière d’un petit démiurge qui aime partager ses sympathiques folies sonores.
Maloya nomade
Quand on entend la voix incantatoire de Marie Lanfroy, on pense immédiatement à Danyel Waro, une filiation qu’elle ne rejetterait probablement pas puisque ce maître du maloya a révélé chez elle le désir de se consacrer à la chanson. Pourtant le jeune groupe Saodaj navigue sur des eaux mouvantes. Construit autour des compositions de la chanteuse et du spécialiste du didgeridoo Anthony Sery, ce groupe fait en réalité voyager son maloya dans les sphères des musiques du monde. Serge Trouillet, qui a présenté les groupes pendant les changements de plateaux a tout de suite attiré l’attention sur l’originalité des instruments qui étaient installés sur scène : bobre, didgeridoo, djembé, rouler, kayam, tambour malbar, triangle, etc. Ces musiciens aguerris sont chacun à leur manière spécialistes des percussions. Avec Jonathan Itema qui domine en fond de scène avec les instruments les plus encombrants, on retrouve la diversité des percussions présentes dans les kabars réunionnais. Frédéric Cipriano est un spécialiste des percussions d’Afrique de l’Ouest initié en Guinée et au Mali, ainsi qu’à La Réunion à partir de 2005 où il est volontiers tombé sous l’emprise du maloya. Anthony Séry a quant à lui développé son vocabulaire rythmique dans l’île soeur, touchant à tous les instruments, y compris à la ravanne à laquelle il a été initié par Michel Legris, ajoutant le souffle des profondeurs du didgeridoo dont il est un spécialiste. L’instrument aborigène donne à la musique de Saodaj cette sensation extatique si particulière, qui offre en harmonie avec la voix de Marie Lanfroy et le contrepoint de Laurence Courounadin-Mouny, un caractère hypnotique à la prestation, renforcé par le grondement des tambours souvent particulièrement vifs et cadencé.
L’influence de la musique celte — dont la source traditionnelle est souvent répétitive et hypnotique — apparaît aussi clairement au détour de certaines mélodies, tout comme par ailleurs la touche indienne qui marque aussi le style de ce groupe. Ce groupe a d’ailleurs travaillé en collaboration avec Firmin Viry et la Kevrenn Alré à partir de 2012 sur l’alliance de la musique bretonne et du maloya, créant un Breizh Kabar qui a été particulièrement plébiscité dans les festivals dont le fameux interceltique de Lorient. Ce groupe tire son nom de la nostalgie heureuse de la saudade portugaise, ce « mot-muse » impossible à traduire qui fait référence au désir intense de ce que l’on aime, que l’on a perdu, et qui pourrait revenir… Il caractérise bien ce groupe audacieux et original, qui magnifie musicalement la richesse culturelle de l’île soeur par une écriture actuelle et ouverte sur le monde.
World Tritonik
Saodaj a conclu le concert, tandis que Tritonik ouvrait la deuxième partie, proposant ici une version très propre, tonique et métissée de sa musique. Les arrangements musicaux entièrement renouvelés qu’apporte ce quatuor de musiciens inscrivent résolument le swing et le blues d’Éric Triton dans les musiques du monde. Très simples et explicites, les textes ont peu changé mais la voix du chanteur leur donne une ampleur émotionnelle qui renforce le message d’espoir, de paix et d’unité que ce blues créole ne cesse de clamer depuis les débuts. Avec Takadeen en entrée de jeu, la prestation a pris une tournure immédiatement tonique qui l’est restée jusqu’à la fin, offrant un set vitaminé et joyeux. Ouvrant le concert d’un bonsoir bien franc et sonore, Éric Triton est tout de joie sur scène, son jeu de gaucher à la guitare faisant d’innombrables envieux, qui se demandent avec perplexité comment il fait, sans jamais vraiment trouver la réponse… Tritonik a donné une trentaine de concerts hors de Maurice et a enregistré dernièrement un deuxième album dans un studio à Berlin, dont le morceau Jammin in Berlin a été présenté. Ce sera Berlinfluences, dont la sortie est très attendue.
Tibwa, enfin, était sans doute le groupe le plus réunionnais de la soirée. Ce sextet a ouvert le concert avec ses chansons à textes sur un maloya de plus en plus entraînant, ponctué par les douces volutes d’Amandine Piras à la flûte traversière, dont la voix se couple aussi très bien avec le leader du groupe, Freddy Hoarau. Avec des textes en créole réunionnais particulièrement riches, ces chansons parlent de vie quotidienne, d’amour, de voyage et témoignent d’histoires vécues diverses. La musique est mâtinée d’influences des îles voisines, avec la présence du salegui ou encore une touche reggae et surtout de la biguine qui ouvre le tout sur d’autres champs stylistiques. Tout est là en place avec ce groupe avec pour seul bémol peut-être, un jeu de scène qui mériterait d’être affiné et rendu plus percutant.

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