CONTE DE NOËL – Aimer, c’est tout donner

ÉLIETTE COMARMOND

Le monde n’a plus peur de la Covid-19 ! On s’attendait à un miracle et il est arrivé à la fin de novembre sous la forme du vaccin du laboratoire pharmaceutique suisse Miracure qui a annoncé les résultats incroyables de son efficacité. La terreur liée au virus mortel est chose du passé et partout on s’apprête à vivre un merveilleux Noël.

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L’île Maurice ne fait pas exception. La population a déjà oublié les dix morts de la Covid-19 au plus fort de l’épidémie. Seuls ceux qui ont perdu un des leurs dans ces circonstances dramatiques portent en eux une blessure qui ne cicatrise pas, une douleur qui ne s’apaise pas, un vide qui ne se comble pas. Pour les autres, c’est le temps de courir les magasins et les supermarchés pour acheter cadeaux, jouets, vêtements, victuailles et boustifailles, enfin, toutes ces choses qui servent à faire croire que la vie n’est que joie, fête et plaisir. Au mois de décembre, on a bien le droit de voir la vie avec des lunettes roses et de se permettre les rêves les plus fous.

Lui, cela fait longtemps qu’il ne rêve plus. Cela fait des années qu’il erre dans les rues de Port-Louis à mendier son pain quotidien. De son enfance, il ne se souvient que de ses parents qui l’aimaient et qui furent les seuls à l’appeler par son prénom que d’autres trouvent trop long. Ils lui achetaient de beaux vêtements et de délicieux gâteaux, l’emmenaient parfois au Champ de Mars pour voir courir les chevaux. Il était si heureux en ce temps-là …

Tout prit fin quand ses parents moururent dans l’incendie de leur maison. Seul rescapé de cette nuit cauchemardesque, à huit ans, il était déjà orphelin. Dans la maison de son oncle paternel qui le recueillit, et qui fut la seule personne à lui témoigner un peu d’affection, il comprit vite qu’il était un enfant de trop. Ses quatre cousins ne se privèrent pas pour faire de lui leur souffre-douleur.

L’école était un autre lieu de torture ; il y subissait les moqueries et les brimades des autres élèves qui ne voulurent pas faire de la place dans leurs jeux à ce nouveau venu au corps recouvert de vilaines cicatrices. Même son visage n’avait pas été épargné par les flammes, cette terrible nuit. Mais si on oubliait la vilaine tache rose sur sa joue gauche, on pouvait voir ses grands yeux bruns qui semblaient regarder le monde avec l’éternel étonnement d’un miraculé.

Dans un univers scolaire aussi hostile, l’enfant ne donna pas le meilleur de lui-même. En fin de cycle primaire, il réussit de justesse à obtenir son certificat. La tante voulant qu’il contribue financièrement à la bourse familiale le plaça comme apprenti chez un menuisier. Dans l’atelier qui sentait la résine, le vernis et la sciure de bois, l’enfant goûta enfin à la quiétude des jours sans brimades et railleries. Jean, le patron, était un homme bon et patient qui s’appliqua à apprendre à son jeune apprenti tous les rouages de la menuiserie. L’enfant démontra vite son intérêt pour ce métier, presque un art, qui transforme de simples planches de bois en beaux meubles. Le dos courbé sur l’établi, il aidait Jean à raboter, à scier, à percer, à assembler, à corroyer. Quand enfin sonnait l’heure de fermer l’atelier, c’est en traînant les pieds qu’il rentrait à la maison.

Il avait quinze ans quand son oncle mourut d’une crise cardiaque. Il se retrouva, alors, face à l’hostilité ouverte de sa tante et de ses cousins. C’est dans cette atmosphère délétère qu’il grandit, qu’il devint un adolescent taciturne et renfermé. Il s’habitua à n’être qu’une ombre furtive qui ne faisait que traverser la vie des gens qu’il croisait sans y laisser la moindre trace. D’ailleurs, il n’avait pour ambition que celle de devenir un bon menuisier comme Monsieur Jean, de lui racheter un jour son atelier et de se construire une petite maison.

Mais le cruel destin s’acharna sur lui encore une fois. Le jour du cinquantième anniversaire de sa tante, la fête battait son plein quand le plus jeune de ses cousins se mit à injurier frères et convives. Dans la bagarre générale qui s’ensuivit, il reçut un vilain coup de couteau qui lui sectionna quatre doigts de la main droite. Après trois jours d’hospitalisation, il regagna son domicile, un après-midi, sans avoir pleinement réalisé l’ampleur de ce nouveau malheur.

Le lendemain matin, la main droite toujours bandée, il se dirigea sans aucune appréhension vers son lieu de travail. Quand il y arriva, le sourire de son patron lui parut un peu forcé et son bonjour timide.

Ce dernier lui tendit une enveloppe et lui dit :

-Tiens, petit, ça c’est pour toi. Ton salaire et la compensation pour tes dix années de service. C’est un coup dur pour toi, petit. Je ne peux malheureusement pas te garder …

C’est à cet instant qu’il prit la pleine mesure de la situation dramatique dans laquelle il se trouvait. Il n’avait pas réalisé que pour son travail de menuiserie, il avait besoin de ses deux mains, de ses dix doigts. En toute honnêteté, il reconnut qu’il ne pouvait pas continuer à travailler avec un si lourd handicap. Le cœur gros, il accepta l’enveloppe que lui tendait Monsieur Jean avant de quitter cet atelier où il avait passé les meilleurs moments de sa vie.

À vingt-trois ans, il se retrouvait chômeur avec quelques milliers de roupies en poche. Cet argent qu’il eut la bêtise de remettre à sa tante lui garantit toutefois d’avoir pour quelques mois encore un toit sur la tête. Un beau jour, il se retrouva sur le pavé.

En ce 24 décembre 2020, assis au coin de deux artères principales de Port-Louis, grouillantes de gens qui n’ont pas le temps de s’arrêter pour jeter quelques pièces de monnaie dans sa main tendue, il se souvient … Combien de mépris et d’injures n’a-t-il pas pris en pleine figure ? Certains l’ont traité de paresseux ; d’autres l’ont accusé d’être un drogué, un alcoolique. Il regarde passer les gens, et il se dit que lui aussi, il aimerait être un homme debout, qu’il fut un temps où il était comme eux. Il se dit que le plus douloureux quand on est mendiant, c’est le regard étonné, étrange que vous jettent les enfants qui tiennent la main de leurs parents quand ils passent près de vous. Ce ‘Pourquoi’ muet des enfants lui fait mal parce qu’il ne peut y répondre. Oui, pourquoi est-il là à quémander de l’argent pour s’acheter de quoi manger, pour pouvoir vivre un jour de plus, pour voir se lever un autre jour de galères ? Malgré toute sa bonne volonté, il n’a jamais pu retrouver du travail. Aucun employeur ne voulut donner une chance à un estropié. Fatigué de frapper à toutes ces portes qui lui restaient désespérément fermées, il finit par choisir la voie facile mais humiliante de la mendicité.

Depuis une dizaine de jours, ceux qui prennent encore la peine de se baisser pour lui glisser une pièce de cinq ou dix roupies et parfois même un billet entre les mains se font de plus en plus rare. Cela fait deux nuits de suite qu’il n’a rien eu à manger avant de s’endormir dans sa grosse boîte en carton, posée à même le sol à l’arrière de la statue de Saint Louis à la place de la Cathédrale. C’est là qu’il dort chaque nuit depuis longtemps déjà. Il sait pourtant que ce soir, il ne pourra dormir là. Il sait que ce soir le monde entier fête la naissance d’un enfant né à Bethléem en Judée, il y a plus de deux mille ans. Un enfant venu sauver le monde. Il se souvient que longtemps, très longtemps, il a fait sa première communion et que les dimanches, il allait à la messe avec ses parents. Que Maman était jolie dans sa belle robe blanche ! Il n’avait plus jamais mis les pieds dans une église quand il habitait chez son oncle. Mais depuis qu’il a élu domicile à côté de la belle Cathédrale, il ose franchir de temps en temps la porte de ce lieu mystique. Quand l’église est presque à lui tout seul, il vient s’asseoir toujours à la même place à gauche du sanctuaire pour admirer l’immense toile de la pêche miraculeuse qui l’a toujours fasciné. L’œuvre dégage un si puissant réalisme qu’il lui semble assister à cette scène, qu’il est l’un de ces pécheurs dénudés qui ramènent tous ces poissons frétillants. Des bribes des paraboles de Jésus remontent souvent à la surface de sa mémoire embrumée ; il a honte de ne pas savoir davantage de ce Jésus qui l’accepte tel qu’il est, qui ne le juge pas et qui l’aime.

Ce 24 décembre 2020, Port-Louis est en fête comme toutes les villes du monde entier ! La capitale est parée de ses plus beaux atours, elle brille de mille feux. La messe de Minuit a été célébrée à vingt heures à la Cathédrale pour permettre aux fidèles de participer aux festivités planétaires à minuit. Les feux d’artifice éclaboussent de traînées lumineuses la voûte du ciel port-louisien, constellée d’étoiles. Toutes les rues et toutes les places sont prises d’assaut par des familles entières, venues fêter un nouveau Noël, une nouvelle ère dénuée de la peur de la Covid-19. Un homme, sale, affamé et assoiffé erre au milieu de la foule qui le bouscule.

À minuit pile, tandis que les cloches des églises sonnent à toute volée, que les sirènes des bateaux hurlent et qu’éclatent les pétards, des gens s’embrassent, chantent et dansent. Certains ont les yeux rivés sur les écrans géants où défilent les festivités qui se déroulent dans les autres pays. Au milieu de la liesse populaire, personne ne remarque Lou, le petit garçon qui a lâché la main de ses parents et traverse la route, attiré par l’immense arbre de Noël qui se dresse sur la place de la Cathédrale. Soudain, une voiture conduite par de joyeux fêtards enivrés surgit de nulle part. Lou s’arrête et regarde, pétrifié, le bolide qui fonce sur lui. Et puis, un homme, une ombre traverse la route, saisit Lou, et le jette sur le bas-côté tandis que la voiture le frappe de plein fouet avant de continuer sa course. Les parents de Lou accourent et le serrent dans leurs bras. Il ne semble pas être blessé, mais pour mieux se rassurer, ils préfèrent l’emmener à la clinique la plus proche. Ils ne prennent même pas la peine de jeter un coup d’œil sur celui qui a sauvé leur fils d’une mort certaine, et qui reste immobile sur l’asphalte.

Un attroupement se forme autour de cet homme qui sait qu’il vit ses derniers moments. Son regard se voile, mais il aperçoit le ciel étoilé au-dessus de lui. Une étoile lui paraît plus brillante que toutes les autres ; serait-ce celle aperçue par les rois mages et qui s’est arrêtée sur l’étable où l’enfant Jésus est né ? Il pense au petit garçon qu’il vient de sauver, lui, le bon à rien à qui il manque quatre doigts à la main droite. Il se sent heureux, car il sait maintenant que sa vie valait la peine d’être vécue. Un pâle sourire illumine son visage alors qu’il pousse son dernier soupir. Sa carte d’identité a glissé de sa poche. Il s’appelait Emmanuel, « Dieu avec nous ».

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