Corinne Lepage (Ex-ministre française de l’Environnement) : « L’affaire Wakashio devrait amener à imposer des conditions strictes de transport maritime dans les mers du sud »

Ancienne ministre française de l’Environnement, Corinne Lepage est surtout connue pour sa victoire historique dans les procès de réclamation dans les affaires Erika et Amoco Cadiz. Ces deux bateaux échoués au large de la Bretagne en 1978 et 1999, respectivement, avaient en effet provoqué un désastre écologique. Maurice se retrouvant face à cette même situation aujourd’hui, l’avocate française s’exprime et demande aux victimes de s’organiser et d’agir de manière coordonnée. Elle rappelle également que contrairement à l’hémisphère nord, celle du sud n’a pas encore de jurisprudence pour ce genre de cas et qu’à ce titre, l’affaire Wakashio aura une importance capitale pour toute la région. Cette affaire, précise-t-elle, devrait aussi aboutir à une réglementation drastique pour empêcher les « navires poubelles » de circuler dans cette partie du monde, comme tel a été le cas en Europe, après l’affaire Erika.

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Vous avez suivi l’actualité du « MV Wakashio » à Maurice, quelles sont vos réactions face à ce désastre écologique?

J’ai consacré une grande partie de ma vie à la pollution des mers par hydrocarbures et il y a des Mauriciens qui ont pensé que je pourrais leur être de quelque secours. Ce que je constate, pour le moment, c’est que les choses ne sont pas d’une clarté biblique. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de questionnements. J’ai vu quand même qu’on sait qui est le propriétaire, qui est l’assureur, qui est la société qui avait contrôlé, maintenant il reste à savoir qu’est-ce que transportait exactement ce vraquier. J’ai vu qu’on a parlé de minerai de fer. Si tel est le cas, qu’est-ce qu’il faisait là avec du minerai de fer ? Donc, il y a quand même une question de condition du transport qui se pose.

En ce qui concerne la pollution, étant donné que ce n’est pas un pétrolier, c’est du pétrole de soute qui s’est répandu. On a parlé du fioul, mais d’après les images que j’ai vues, cela a l’air quand même assez lourd, cela ressemble à un pétrole assez visqueux. Je pense que les recherches de responsabilité ne vont pas être simples. Il y a eu en Europe, notamment en France – parce que nous avons une grande façade maritime – un certain nombre de pollutions de mer par hydrocarbures et nous sommes arrivés à faire juger le préjudice écologique.

À ma connaissance aujourd’hui, il n’y a pas encore de jurisprudence dans un pays de l’hémisphère sud. Donc, je pense que c’est extrêmement important qu’on ne reste pas à l’indemnisation des dommages économiques, c’est-à-dire les pertes des hôteliers et restaurateurs etc, mais que l’atteinte au milieu soit prise en compte. Et que les investissements nécessaires à la réparation, si elle est possible, soient faits et qu’on arrive à obtenir au niveau du transport international, que les conditions drastiques que l’Europe est arrivée à imposer pour éviter des marées noires, puissent également s’imposer dans les mers du sud. Je pense que l’enjeu est là. Au-delà des questions de qui est responsable de quoi.

Quelle est l’évolution dans ce domaine depuis l’Erika qui remonte à 20 ans ?

Dans l’histoire, avant l’Erika, il y a plusieurs cas en France. Le premier, à ma connaissance, remonte à 1967. Vous voyez, cela remonte à un demi-siècle. C’était le Torrey Canyon qui a disparu au large des côtes bretonnes. Cela n’a pas donné lieu à un procès et les collectivités locales n’ont quasiment rien eu comme indemnisation.

C’est justement parce qu’il y a eu ce précédent, que dans l’affaire de l’Amoco Cadiz, les collectivités locales ont décidé qu’elles ne se laisseraient pas faire. Donc, les communes françaises que nous avons eu l’honneur de représenter, sont parties aux États-Unis, à l’assaut d’une multinationale, qui était à l’époque Standard Oil of Indiana. Nous avons fait condamner la maison-mère, ce qui était très important, ce qui a conduit à une modification des conditions du transport international. Je parle de pétrolier, pas de vraquier. Cela a conduit à faire de sorte que les pétroliers qui étaient les propriétaires des flottes, vendent leurs flottes pour ne plus être responsables des accidents. Ils sont devenus ce qu’on appelle des affréteurs, c’est-à-dire, des loueurs de bateaux.

Parallèlement, il y a une convention internationale qui est la CLC (ndlr : Civil Liability Convention), soit la Convention sur la responsabilité pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures qui met en place un système assez simple où le propriétaire peut limiter sa responsabilité en constituant un fonds de garantie. Parallèlement, il existe un fonds international qui s’appelle le FIPOL,  Fonds internationaux d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, qui se trouve à Londres et qui indemnise une partie des dommages. Ce fonds international qui a quand même été négocié entre les États et singulièrement, d’autres États qui accordent des pavillons, c’est-à-dire Panama, Malte, et consorts.

Dans votre cas, c’est un bateau battant pavillon panaméen. C’est un système dans lequel en principe le propriétaire du bateau n’est pas responsable. Une fois qu’il a limité sa responsabilité, il faut qu’il ait volontairement voulu l’accident pour que sa responsabilité puisse totalement être engagée. Il faut une faute personnelle, qu’il ait voulu l’accident. Les pétroliers ont obtenu que la même condition soit appliquée pour les affréteurs, c’est-à-dire que pour qu’un affréteur puisse être condamné, il faut qu’il ait fait une faute, qu’il ait volontairement causé l’accident.

L’importance de l’Erika a été sur trois fronts : premièrement, il a été jugé par la Cour de justice européenne, qu’indépendamment de tout ce système, comme il y avait des boulettes d’hydrocarbures en mer, c’étaient des déchets. Et que par conséquence, tous ceux qui étaient responsables de ce que ces déchets aient été constitués, donc responsables de l’accident, devaient payer sans limitation aucune. Deuxièmement, la Cour de cassation française a jugé en plus, que l’affréteur était responsable parce qu’il avait commis une négligence d’une telle gravité, qu’elle était équivalente à une faute intentionnelle. Et troisièmement, nous avons fait juger que la totalité des préjudices écologiques était réparable et que les sommes devraient revenir aux collectivités locales, c’est-à-dire aux communes riveraines et les associations de défense de l’environnement.

Qu’est-ce qui s’est passé sur la base de tout cela ? En même temps, l’Europe a voté une série de dispositions qui s’appellent Les Paquets Erika I, Erika II, Erika III. À l’époque d’Erika III j’étais députée européenne et en plus je présidais le groupe mer et zones côtières par le parlement européen, qui a mis en place un système très rigoureux de contrôle de la sécurité maritime. Depuis, nous n’avons plus d’accident en Europe.

Mon désir aujourd’hui, c’est de pouvoir participer à un mouvement qui fait que ce type d’organisation juridique soit applicable à la planète entière pour protéger les océans. Ce qui n’est pas le cas. Deuxièmement, nous sommes là devant un cas particulier, puisque ce bateau n’est pas un pétrolier, mais un vraquier. Donc, ce n’est pas la même convention internationale qui est applicable. Mais il y en a une autre qui est applicable et qui pourrait ici ouvrir des perspectives intéressantes.

Le fait que le Wakashio soit un navire japonais, avec un pavillon panaméen peut-il représenter des contraintes au niveau juridique?

Au niveau du commerce international, le fait est qu’aujourd’hui, c’est la règle. L’Erika c’était un bateau qui était pavillon maltais, le propriétaire était italien, la société qui avait validé le bateau était italienne, le capitaine était de je ne sais plus quelle nationalité, indienne je crois, l’équipage était encore d’une autre nationalité… Voilà, c’est la règle. La question, c’est quel tribunal qui est applicable. En principe, c’est celui de l’État où il y a eu la pollution qui a la juridiction pour juger. Donc, dans ce cas, c’est Maurice qui a la juridiction pour juger et qui peut donc traduire devant ses tribunaux, tous ceux qui sont responsables, peu importe leurs nationalités.

Les conclusions de l’affaire Erika peuvent-elles aider d’une manière ou d’une autre?

Directement non, ce ne sont pas les mêmes droits applicables, ce n’est pas la même Convention internationale. Nous, nous avons appliqué le droit français et vous, vous appliquerez le droit mauricien. Il n’en demeure pas moins que c’est un très grand précédent international. De même que l’Exxon Valdez aux États-Unis. Dans des cas de ce genre, les précédents internationaux peuvent avoir une certaine importance. Mais ce n’est pas directement des droits applicables. Si on avait la même convention se serait plus facile, mais ce n’est pas le cas.

Quelle serait la bonne approche dans cette affaire?

Je ne me permettrais pas de conseiller le gouvernement mauricien. Mais en ce qui concerne les victimes, non-étatiques, c’est-à-dire les collectivités locales, pêcheurs, professionnels du tourisme, associations de défense de l’environnement, je dirais qu’il est très important d’avoir une stratégie commune. J’ai eu déjà des contacts avec une consoeur locale et je lui ai dit que ce sont des dossiers qui sont longs, très longs, coûteux et qu’on a affaire à des gens qui ont des moyens importants en face. Donc, s’il n’y a pas une vraie stratégie commune, les autres ils utilisent les failles qu’on pourrait avoir. Il faut une coordination entre les différentes parties, qui gardent chacune leurs avocats pour les défenses des préjudices. C’est la stratégie pour gagner.

Si ce n’est pas coordonné, cela va devenir très très difficile. D’expérience, je dirais que le fait de se faire défendre par son État n’est pas nécessairement une bonne chose. Tout simplement parce que les États – je ne connais pas l’État mauricien, mais je parle de manière générale – ont beaucoup d’intérêts divers. Il y a des intérêts économiques, il y a les assureurs, il a besoin de pétrole, il a besoin de plein de choses, donc, peut-être qu’il est victime, mais pas que. Il a beaucoup d’autres intérêts à défendre. L’intérêt des victimes, ce n’est pas prioritaire. Ce n’est jamais prioritaire. Si Maurice gagne, cela voudra dire que derrière, le Nigéria, le Mozambique et tous les endroits dans cette partie du monde où il y a des pollutions abominables, pourront s’en prévaloir. Car il s’agit d’un État du sud. Donc, c’est très important de voir comment les choses vont évoluer sur place.

Donc, si la société civile veut réclamer des dommages, cela doit se faire à travers une action commune.

Oui c’est ça. Quand on est allé aux États-Unis pour l’affaire Amoco Cadiz, nous représentions toutes les communes, deux départements et 3000 professionnels. L’action a été commune et ensuite, ils se sont partagé les indemnités, en fonction des préjudices de chacun. Je pense que c’est souhaitable que les citoyens s’organisent, que les professionnels s’organisent et je crois du reste, qu’ils ont commencé à le faire. Ce qui est important, c’est de ne pas aller en ordre dispersé. Je ne parle pas forcément d’une seule plainte, mais qu’il n’y ait pas de risques de contradictions dans ce qui est dit et défendu. Et qu’il y ait une stratégie commune. C’est très important.

Quand faut-il s’y mettre selon vous?

Il ne faut pas attendre parce que le recueil de preuves se fait maintenant. L’organisation des choses, c’est maintenant qu’elle se met en place. Autrement, on sera en face de décisions qui auront déjà été prises par les États, par les instructions, par un certain nombre de choses. Les marges de manoeuvre sont importantes pour la société civile. Quand je dis la société civile c’est au sens large. Que ce soit pour les collectivités territoriales qui veulent défendre leurs territoires et les activités économiques, les hôteliers, les restaurateurs, les pêcheurs, les ONG et les citoyens de base.

Quelle serait l’erreur à ne pas commettre?

De partir en ordre dispersé et de ne pas prendre la mesure de la difficulté de la tâche. Pour mener des procès de ce genre, il faut beaucoup de courage, beaucoup de ténacité. C’est difficile et c’est long. On peut gagner à la fin, mais il faut comprendre que les autres vont s’appuyer sur le fait qu’il y aura des découragements et on peut proposer des indemnités très modestes pour que les gens arrêtent. Donner de petites indemnités économiques pour ne pas toucher au préjudice écologique parce que c’est cela qui fait le plus peur.

On parle aujourd’hui de la constitutionnalisation du droit de l’environnement. Pourquoi est-ce important?

Les Constitutions sont des documents étatiques supérieurs à toutes les autres lois. Plus vous mettez des obligations fortes au niveau de la Constitution, mieux vous pouvez ensuite défendre les droits qui vont avec. Si dans un État vous n’avez aucune reconnaissance du droit à un environnement sain, du respect de la biodiversité, vous n’avez aucun texte qui répare les préjudices écologiques, pourquoi voulez-vous qu’une personne étrangère qui vient vous polluer accepte de payer quoi que ce soit. Il va se dire pourquoi je dois payer pour quelque chose qui n’existe pas chez vous? Même si chez lui cela existe.

Le fait que Maurice n’ait pas encore ces dispositions cela peut-il jouer contre nous?

Je dirai que ce n’est pas un plus. J’ai commencé à regarder un peu le dossier, même si pour le moment je ne suis pas mandatée pour cette affaire. J’ai trouvé quand même dans des textes internationaux, un certain nombre d’éléments qui pourraient être utilisés. Mais c’est clair qu’il y a une difficulté. Plus il y a un pays qui a une législation puissante sur ce sujet, mieux c’est. C’est pour cela que la société civile et les collectivités locales sont mieux placées que l’État pour défendre les préjudices écologiques.

Après avoir été ministre de l’Environnement, vous avez lancé le mouvement Cap 21. Pourquoi est-il important de placer l’écologie sur le plan politique aujourd’hui?

J’ai fait beaucoup de choses dans ma vie. Je suis avocate depuis 45 ans, j’ai été ministre de l’Environnement de Jacques Chirac entre 1995 et 1997. J’ai créé par la suite, un mouvement du centre qui est politique, écologique et citoyen. Cela remonte à 1997 et nous sommes toujours restés sur le même créneau qui est un créneau de défense des valeurs républicaines, de l’écologie pragmatique, pas dogmatique et une très forte participation des citoyens. Je pense que c’est incontournable d’amener l’écologie sur le plan politique aujourd’hui, car l’humanité est confrontée à des défis qu’elle n’avait pas auparavant. Je défends sur le plan international un texte qui s’appelle la Déclaration citoyenne des droits de l’humanité que vous trouverez sur le site droitshumanité.fr et qui a été adopté par plusieurs collectifs territoriales, d’ONG, qui visent justement, les droits et les obligations que l’humanité a aujourd’hui, de ressources communes, et survie des générations futures.

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