Danisha Sornum : « Inacceptable que des femmes meurent de violences conjugales dans une société civilisée »

Danisha Sornum faisait partie du groupe de jeunes mis en valeur par le Ptr lors de son congrès anniversaire dimanche dernier. Malgré son jeune âge, elle a déjà été candidate à deux élections générales, en soit 2014 et 2019. Dans une interview accordée à Le-Mauricien cette semaine, elle raconte avoir développé une conscience politique au sein de sa famille. Le frère de son grand-père, M. Mooneesamy, avait trouvé la mort lors du massacre de Belle-Vue Harel, au cours duquel Anjalay Coopen avait été tuée. Elle parle également de son rêve d’une île Maurice plus respectueuse de l’environnement et où le développement durable ne serait pas un vain mot. Elle plaide enfin pour la présence d’un plus grand nombre de femmes en politique et considère « inacceptable que, dans une société civilisée comme Maurice, on puisse voir des femmes mourir des conséquences de violences domestiques ».

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Vous faites partie des six jeunes qui ont été mis en avant par le Ptr lors de son congrès anniversaire dimanche dernier. Pourtant, vous n’êtes pas nouvelle en politique. Parlez-nous de votre parcours ?
J’ai toujours été proche d’une manière ou d’une autre du Parti travailliste. J’ai été candidate sous la bannière de ce parti dans la circonscription No 20 lors des élections générales de 2014 et dans la circonscription No 19 en 2019. Je peux dire que j’ai développé une conscience politique depuis mon enfance.
Le frère de mon grand-père est décédé lors de la grève dans laquelle Anjalay Coopen avait trouvé la mort, à Belle-Vue Harel, en 1943. Nous avons grandi avec ce souvenir, car ma grand-mère nous a toujours raconté cette époque. Elle avait empêché mon grand-père de sortir mais il était allé de l’avant et avait été atteint d’une balle. Il est décédé cinq jours après.
Dans le récit du Massacre de Belle-Vue, son nom apparaît comme Panapen, un nom qui n’existe pas, car il s’appelait Mooneesamy. C’est l’occasion pour moi de rétablir l’histoire, car le nom Panapen est une défiguration de son nom à la suite d’une confusion propre de l’époque. Mon père nous parlait toujours de Seeneevassen et de Sir Seewoosagur Ramgoolam. Nous avons donc grandi avec une conscience politique conditionnée par l’histoire familiale, malgré le fait que nous étions une famille modeste. Mon père était employé d’usine. Ma mère également. En 2010, j’ai écrit un livre consacré à Renganaden Seeneevassen, intitulé Unfolding History: Renganaden Seeneevassen- an Architect of the Mauritian Constitution, paru chez Thiruvalluvar Illamme.
Je suis ensuite partie pour l’Angleterre pour faire mon Master en droit. À mon retour, j’ai été nommée membre de l’Equal Opportunities Commission aux côtés de Rajayswar Bhowon et Mohammad Shameer Mohuddy, sous la présidence de Brian Glover. En 2016, je suis partie pour les États-Unis faire mon Master en Public Policy. Après deux ans à la commission, on m’a demandé d’être candidate du Ptr dans la circonscription No 20. Ni mes parents ni moi n’étions membres du parti et mon investiture était pour moi une preuve que le leader du Ptr, Navin Ramgoolam, reconnaissait mes compétences. Il m’avait simplement connue lors du lancement du livre consacré à Renganaden Seeneevassen.

Le 12 mars prochain nous célébrerons le 55e anniversaire de l’accession de Maurice à l’indépendance et le 31e de la République. Même si vous n’étiez pas encore née en 1968, puisque vous avez 36 ans aujourd’hui, comment l’anniversaire de l’indépendance vous interpelle-t-il ?
Je l’accueille avec beaucoup d’émotions, mais aussi avec un sentiment mitigé. Je suis d’abord fière d’être Mauricienne. Toutefois, je suis très inquiète pour plusieurs raisons. Il est vrai que le pays a fait beaucoup de progrès, reconnus par la communauté internationale, et pour lesquels les bases ont été jetées par le Parti travailliste. Cela a été le cas entre autres sur le plan de la justice sociale et concernant la construction de l’État providence.
Aujourd’hui, nous avons le sentiment que nous reculons. Je me sens interpellée par beaucoup de choses. En tant que jeune, je suis bouleversé par la fuite des cerveaux. Il est impensable que nous ne puissions retenir nos compétences à Maurice. Pouvez-vous imaginer la portée de ce qui se passe ? Nous sommes un pays qui a besoin de ses ressources humaines pour se développer et nous ne sommes pas en mesure de retenir nos compétences. Nous ne pouvons pas empêcher les jeunes de partir et faire leur avenir à l’étranger, mais il importe que nous nous demandions pourquoi ces jeunes nous quittent. Est-ce qu’ils ont le choix ? Il est évident qu’ils n’ont pas d’alternatives.
En tant que femmes, nous n’avons qu’à lire les journaux pour nous rendre compte de l’insécurité dans laquelle nous évoluons. Nous dirions que la situation s’est aggravée après le Covid. En tant que maman, puisque comme toutes les femmes je porte plusieurs chapeaux – à savoir celui de professionnelle et, surtout, de mère de famille, puisque j’ai deux enfants, je dois vous avouer qu’il m’est impossible d’imaginer quel sera leur avenir à Maurice dans 10 ou 15 ans, lorsqu’ils auront 18 ans.
Je n’ai aucune visibilité. Dans quel environnement vivront-ils demain ? Nous sommes en train de bétonner l’île partout, sans aucun respect pour l’environnement. Ce n’est pas le rêve que nous avons pour notre pays. Notre génération voyage beaucoup et nous pouvons apprécier ce qui se passe à l’étranger. Nous voulons avoir une île Maurice verte et propre. Nous sommes encore loin de là.

En tant que nation, avons-nous progressé ?
Je me souviens qu’alors que nous étions à l’EOC, nous avions à traiter de beaucoup de cas de discrimination. Malheureusement, la commission est presque morte aujourd’hui. En vérité, nous sommes assis sur une bombe à retardement à Maurice. Nous sommes à deux doigts de l’explosion sociale.
En tant que passionnée d’histoire, j’aime à dire qu’une colonisation est déjà pénible pour un pays, mais à Maurice, nous avons connu deux colonisations : française et anglaise. Les blessures de ces deux colonisations ne sont pas encore totalement cicatrisées.

Donc, vous êtes d’avis que les séquelles de l’esclavage et des travailleurs engagés sont toujours présentes ?
Ce sont des réalités qui sont encore présentes dans le pays. Bien sûr que nous avons le devoir de développer une identité mauricienne. Mais il faut en premier lieu reconnaître qu’un Mauricien est constitué de différentes identités. Moi qui suis devant vous, je suis avocate, je suis une femme, je suis une maman, je suis politicienne. Mais j’ai aussi grandi dans un environnement culturel et religieux. Il ne faut jamais oublier son passé. Il faut reconnaître qu’il y a encore beaucoup de personnes qui vivent encore avec la mémoire de l’esclavage ou celle des travailleurs engagés. Comment construire une nation si nous ne connaissons pas notre passé et d’où sortons-nous?
C’est pourquoi il est important que les jeunes connaissent non seulement l’histoire du pays, mais aussi celle des partis politiques. C’est ainsi qu’ils pourront choisir le parti de leur choix, et non pas uniquement pour être candidats aux élections et obtenir des intérêts personnels, mais aussi pour travailler pour une île Maurice meilleure et pour un meilleur avenir en s’inspirant des leaders qui ont marqué ces partis.

En tant que jeunes, que pensez-vous des débats qui animent actuellement le Ptr ?
Nous en parlons parfois dans la famille. Il y a un dicton tamoul qui, comme vous le savez est une langue ancienne, qui dit : « Tout ce qui est ancien doit partir un jour ou l’autre. » En fait, le renouveau prend sa place automatiquement. Nous ne pouvons rien faire contre les forces de la nature. C’est cela qui est en train de se produire au sein du Ptr. Il faut voir tout ce qui se passe avec un regard positif.

Est-ce facile pour un jeune de faire de la politique dans ce pays ?
Rien n’est facile. Il faut cependant avoir la foi dans ce que vous faites et, surtout, être résilient et avoir la peau de crocodile, comme on le dit souvent. Il est aussi très difficile de faire de la politique en tant que femme à Maurice. Les hommes ne sont pas confrontés au même genre de commentaires que les femmes à Maurice. Elles sont passées littéralement sous la loupe du regard public sous tous les plans. Ce n’est pas obligatoirement le cas pour les hommes. Il faut donc que les femmes puissent imposer leurs propres normes. Pour cela, il faut qu’il y ait encore beaucoup plus de femmes dans la politique.

Quelles sont les femmes qui vous inspirent à faire de la politique ?
Je connais beaucoup de femmes qui ont été des Role-Models. Elles sont un peu nos mentors au sein du Ptr. Il y a aussi d’autres femmes, comme Aumeeruddy Cziffra, Lindsey Collen, etc., qui ont apporté leurs contributions politiques à l’avancement des femmes dans le pays. Beaucoup de femmes font un travail considérable dans l’ombre. Il faut toutefois reconnaître que les femmes ne pourront pas avancer seules. Il faut que les hommes comprennent qu’il faut faire de la place et qu’il faut qu’on travaille ensemble. C’est vrai non seulement dans la sphère politique, mais également dans la vie en général, y compris dans le domaine de l’emploi, que ce soit dans le public ou dans le privé.

Nous célébrons cette semaine la Journée internationale de la femme. Plusieurs activités politiques et sociales sont prévues durant ce week-end. Quelle est la signification de cette célébration aujourd’hui ?
Il est évident que la reconnaissance du rôle de la femme ne s’arrête pas à une journée seulement; elle devrait faire l’objet d’un effort quotidien. Aujourd’hui, il faut qu’une femme fasse deux ou trois fois plus d’efforts pour réaliser ce qu’un homme peut faire avec bien moins d’efforts. La femme assume beaucoup plus de responsabilités dans la vie quotidienne. Elle doit s’occuper de sa maison, de son ou ses enfant(s), voire des parents avant d’aller travailler.
La Journée internationale de la femme est surtout l’occasion de s’arrêter pour voir les progrès qui ont été faits et le chemin qui reste à parcourir. Il est indéniable que la femme a fait beaucoup de progrès dans le pays. Je suis devant vous en tant que maman, femme et avocate. Cela n’aurait pas nécessairement été possible dans les années 60. Nous en sommes très reconnaissantes pour cela. Le déclic s’est produit avec l’introduction de l’éducation gratuite. Ce qui fait que les filles ont été en mesure de poursuivre leur éducation secondaire et tertiaire au même titre que les garçons. Pendant des années, même si elles sont dans les faits plus intelligentes, elles étaient sacrifiées au profit de leurs frères. Le résultat est qu’aujourd’hui il y a beaucoup plus de femmes professionnelles. C’est le cas dans le judiciaire, où c’est une femme qui occupe le poste de cheffe juge. Mais il reste encore beaucoup à faire et beaucoup de défis à relever.

Parlons justement des défis à relever…
Ils sont nombreux. Je suis très intéressé par les questions touchant à l’environnement, le social et la gouvernance (ESG), avec un intérêt pour la diversité et l’inclusion. Je milite personnellement pour que ces idées soit prises en compte par les partis politiques, à commencer par le Ptr. Avec une population vieillissante et l’exode des jeunes, il est important que les femmes soient encouragées à s’engager dans la vie professionnelle et administrative. Pour cela, il faut créer l’environnement approprié. Nous avons connu dans le passé des cas de femmes qui étaient défavorisées par rapport à l’emploi, parce qu’elles comptaient se marier et avoir des enfants. La loi-cadre concernant l’Equal Opportunity Act est très bien, mais il faut toutefois avoir des hommes et des femmes qui soient en mesure de la mettre en application. C’est la raison pour laquelle je considère que 14 semaines de congé de maternité sont insuffisantes pour une femme. Il lui faudrait au moins six mois. Dans certains pays, comme le Canada, on donne la possibilité aux femmes de prendre un congé sabbatique pour s’occuper de leurs enfants. Il ne faut pas que ce soit un choix, mais un droit.
Il y a également le Gender Pay Gap. Pour le même travail, les femmes sont souvent payées moins. Il faut donc que les femmes sentent qu’elles sont de la valeur au sein des conseils d’administration. Comme accepter cela pour une population qui compte plus de 50% de femmes.
Un autre défi est la violence domestique. Il y a une législation sur la violence domestique introduite par le gouvernement travailliste, malgré le fait qu’il y avait des oppositions au sein même de ce parti. Aujourd’hui, il est important de voir ce qui ne marche pas au niveau de l’implémentation de cette législation. Nous ne pouvons pas accepter que, dans une société civilisée, il y ait une dizaine de femmes qui meurent des conséquences de violences conjugales. Dans ce contexte, l’indépendance financière de la femme est indispensable. Elle ne peut être à la merci de son mari. Tout cela demande réflexion. D’autre part, il y a le Gender Bill qui se fait attendre. S’il n’y a pas de loi-cadre, comment pourrait-on effectuer notre travail ? Il n’y a pas que la violence domestique à la maison, mais aussi l’insécurité dans les rues.
Finalement, à l’aube des 55 ans d’indépendance, il faut plus de femmes en politique. On a beau être l’étoile de l’océan Indien, on est sur ce point dernier en Afrique. 20% de femmes parlementaires et trois femmes ministres seulement, ce qui ne fait pas honneur au pays. Je suis désolée. Comment à la lumière de cela venir dire que nous sommes une société inclusive ? Comme l’inclusion qui n’arrive pas automatiquement, il y a tout un travail à faire pour qu’elle se réalise.

 

À ce propos, il faut se réjouir de la loi Gender Neutral introduite au sein des administrations régionales, et qui exige que pour trois candidats, il faut qu’il y ait une personne de sexe différent. C’est une législation visionnaire puisqu’elle garantit la présence de femmes ou d’hommes au sein des collectivités locales. Nous devrions pouvoir introduire cette pratique pour les élections législatives.

Quel regard jetez-vous sur les institutions à Maurice ?
Tout le monde s’accorde à dire que tout ne va pas pour le mieux. Nous parlons même de crise institutionnelle. Pourtant, nous disposons de très bonnes lois à Maurice, mais la loi ne change pas tout. Il faut des hommes et des femmes compétents capables de mettre ces lois en œuvre avec passion.
Or, le pays dispose des compétences nécessaires, mais qui ne sont pas mises en avant. Comment expliquer sinon qu’autant de Mauriciens fassent aussi bien dans les institutions internationales et à tous les niveaux à l’étranger ? Pourquoi y a-t-il autant de bons administrateurs, d’hommes d’affaires, d’avocats, de médecins et de scientifiques à l’étranger, mais qui n’arrivent pas à faire carrière à Maurice ? Il y a un problème. La réponse à ce problème, nous aurions dû la chercher au niveau de l’équité, de la méritocratie. Malheureusement nous vivons à l’heure des « nominés » politiques.

La question de la réforme de la Constitution revient sur le tapis. Qu’en pensez-vous ?
Une réforme constitutionnelle s’impose. L’Inde dispose d’une des Constitutions les plus étoffées au monde, et qui est exemplaire même en termes de jurisprudence. Aujourd’hui, la Constitution ne doit pas garantir uniquement les droits socio-économiques, mais également aussi le droit à un environnement sain. La protection de l’environnement doit être garantie par la Constitution.
Nous dépendons énormément de l’écosystème; il faut donc le protéger et empêcher le développement sauvage, aussi bien par le gouvernement que par le secteur privé. Le développement durable ne doit pas être un vain mot. Le GDP ne doit pas être le seul moyen pour mesurer le développement. Le modèle économique doit changer. Le reste du monde a commencé à changer, mais nous, nous piétinons. J’espère que cela pourra se faire avec plus de jeunes en politique et dans les affaires.

Le mot de la fin…
Je vous disais plus tôt que j’ai un sentiment mitigé, mais je suis aussi pleine d’espoir. La jeunesse mauricienne est porteuse d’espoir. Il faut continuer à encourager les jeunes. Yes we can ! Nous pouvons changer les choses si l’occasion nous est donnée.

 

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