Dans les années 1970 – Enrico Berlinguer : une figure singulière et exceptionnelle d’un communiste réformateur

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Figure de proue de la politique italienne dans les années 1970, apôtre du « compromis historique » et de « l’eurocommunisme », Enrico Berlinguer (1922-1984) est mort debout, terrassé par un AVC en pleine prise de parole, lors d’un meeting électoral à la Piazza della Frutta dans la ville de Padoue, le 7 juin 1984 – le scrutin européen devait avoir lieu le 17 juin. « Camarades, continuez votre travail, maison par maison, rue par rue en dialoguant avec les citoyens », disait-il dans un dernier souffle dans sa langue maternelle. Transporté en urgence à l’hôpital, il meurt quatre jours plus tard*. C’est ainsi que s’en est allé ce communiste réformateur, qui n’a cessé de croire au rôle essentiel des communistes italiens dans l’indispensable changement démocratique de l’Italie. Pacifique et fervent défenseur de la liberté politique, il a encore bien de choses à nous dire pour aller de l’avant.

Une ascension fulgurante

Enrico Berlinguer voit le jour il y a cent ans, le 25 mai 1922, à Sassari en Sardaigne, d’une famille de la petite noblesse de tradition démocratique, républicaine et antifasciste. Son père, Mario Berlinguer, ami de Palmiro Togliatti, l’un des fondateurs du Parti communiste Italien en 1921, est avocat et député libéral ; sa mère, Mariuccia Loriga, est membre d’une grande famille italienne. Élève brillant, Enrico a une passion pour les livres, notamment pour ceux de philo. Après ses études secondaires au lycée Domenico Alberto Azun, qu’il termine pendant la guerre en 1940, il se lance dans des études juridiques. Il est déjà sensibilisé à la politique lorsqu’il adhère au Parti communiste italien (PCI) en 1943. Il a alors 21 ans. Il devient très vite secrétaire de la Jeunesse Communiste de Sassari et participe à la résistance antifasciste. En janvier 1944, il organise à Sassari une manifestation pour réclamer du « pain et du sucre » pour la population. Il est arrêté et emprisonné pendant trois mois. Quelques mois après, il se retrouve à Rome, où il est présenté à Palmiro Togliatti, alors secrétaire général du PCI – comme ce dernier, il est un disciple d’Antonio Gramsci (1860-1964), ce philosophe marxiste inventif, co-fondateur du PCI. C’est le début d’une fulgurante ascension.

Au secrétariat national des Jeunesses communistes, où il fait ses premiers pas dans l’appareil du parti, ses talents d’organisateur et de médiateur sont appréciés. Il conquiert de ce fait l’estime et la confiance de Togliatti (1893-1964) et de Luigi Longo (1900-1980), alors le numéro 2 du parti. En janvier 1946, il fait son entrée au Comité Central, dont il est le plus jeune membre. Il occupe de 1949 à 1956 le poste de Secrétaire général des Jeunesses communistes : un tremplin qui lui permet d’accéder en 1956 à la tête de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (FMJD), dont le siège est à Budapest en Hongrie. En l957, il est nommé directeur de l’école des cadres du parti, puis du bureau et du secrétariat de 1962 à 1966. Il est élu député de Rome en 1968, et dans la foulée, pour pallier l’état de santé du secrétaire général Luigi Longo, il devient vice-secrétaire du Parti. En 1972, il lui succède et conduira le PCI jusqu’à sa disparition le 11 juin 1984.

La volonté d’ouvrir une voie

nationale et démocratique au socialisme

C’est surtout en tant que secrétaire général du PCI que Enrico Berlinguer s’affirmera comme une figure émancipatrice et exceptionnelle de la politique italienne : rupture avec le modèle soviétique par la promotion de l’eurocommunisme ; rupture avec l’univers mental et idéologique de son propre parti avec le lancement du compromis historique en proposant une alliance entre catholiques, communistes et socialistes, et enfin, rupture avec les scandales et la corruption du monde politique italien. Pour Enrico Berlinguer, fervent défenseur de la liberté politique, la poursuite de l’implantation d’un parti communiste dans un pays occidental ou la recherche d’une « voie italienne vers le socialisme » (choix fait au VIIIe Congrès du PCI en 1956) commence par une prise de distance avec le bloc de l’Est et la coopération avec les partis communistes occidentaux…

En 1956, suite au massacre de 2 500 Hongrois, lors de l’insurrection de Budapest, Enrico Berlinguer, qui connaît bien Budapest, ville qu’il fréquente régulièrement en tant que responsable de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, est profondément blessé par la répression soviétique, comme nombre d’intellectuels communistes et autres de par le monde. « En Hongrie, il y a eu une explosion de mécontentement populaire et cela exige que l’on en explique les causes », déclare-t-il en prenant la défense de ceux qui condamnent cette « intervention ». Il décide « en représailles », de supprimer l’obligation pour les membres du PCI de se rendre en URSS et reprend le thème de « polycentrisme » (plusieurs centres) pour affirmer que chaque parti devait fonctionner et déterminer seul sa propre politique dans le cadre national. Bref, autonomievoie nationale au socialisme et dialogue avec les forces de la nation.

L’affrontement avec le bloc soviétique

Au matin du 21 août 1968, Enrico Berlinguer, comme tous les Européens, se réveille en état de choc. Dans la nuit, des troupes blindées d’un total de 300 000 hommes ont envahi la Tchécoslovaquie sur décision de Leonid Brejnev (1906-1982). Le « Printemps de Prague » – courte période de libéralisation de la Tchécoslovaquie en vue d’établir un « socialisme à visage humain » réclamé par le président Alexander Dubcek – est écrasé. Enrico Berlinguer prend de nouveau le parti des réformateurs communistes pragois. L’année suivante, il fustige ouvertement, lors d’un congrès à Moscou, l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Armée Rouge, tout en rejetant les notions de « centre-dirigeant » du mouvement communiste international et de « parti-guide » (E. Berlinguer, Le Communiste réformateur, Le Petit Journal/Milan, 28/02/2012).

En 1976, à Moscou, devant 5 000 délégués de toutes les républiques soviétiques réunis pour le XXVe Congrès du PCUS, Enrico Berlinguer plaide pour « « une société socialiste où doit se réaliser le plus haut niveau de démocratie », tout en garantissant « le respect de toutes les libertés individuelles et collectives, de la liberté religieuse, de la liberté de la culture, de l’art et des sciences (…) dans un système pluraliste et démocratique ». Dix-huit mois plus tard, à l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution d’Octobre, toujours à Moscou, Enrico Berlinguer revient à la charge en affirmant que « la démocratie est la valeur historiquement universelle sur laquelle (on doit) fonder une société socialiste ». Il ne manquera pas de condamner l’intervention soviétique en Afghanistan. En allant toujours plus loin, il déclare ne pas vouloir que « l’Italie sorte de l’Otan » pour ne pas bouleverser « les équilibres internationaux », mais aussi « parce qu’il se sent plus sûr de ce côté-ci ». (De Santis Gaël, Un communiste loin de Moscou, dans L’Humanité, 27-29 mai 2022)

La certitude que les choses peuvent changer

Entre-temps, pour passer des paroles aux actes, Enrico Berlinguer avait pris l’initiative de constituer avec les partis communistes occidentaux, indépendamment de Moscou, un mouvement politique pour définir et mettre en œuvre une voie démocratique au socialisme, lui-même démocratique, défini à partir des conditions et des traditions de chaque peuple. L’eurocommunisme est né. Quant au compris historique, il est né du coup d’État au Chili en septembre 1973. En effet, c’est en vue de tirer toutes les leçons de ce coup d’État et de son cortège d’exactions sanglantes qu’Enrico Berlinguer lance, par la publication de trois articles qui paraîtront les 28 septembre, 5 et 12 octobre 1973 dans Rinascita, l’hebdomadaire du parti, son appel à un grand « compromis historique » entre le PCI et la Démocratie chrétienne et socialistes du PSI. De 1973 à 1979, il mène une politique de « compromis historique » en soutenant les démocrates-chrétiens au pouvoir (Archives, Le Monde, 17/09/1992), politique torpillée par le Vatican, les États-Unis et l’aide droite de la démocratie chrétienne.

Leader du Parti communiste italien de 1972 jusqu’à sa mort, Enrico Berlinguer a marqué son pays par sa grande rigueur morale, son indépendance, son esprit critique, son courage et son opposition à tout dogmatisme. Il a été salué comme un « juste » par le président de la République italienne, Alessandro Pertini, et un homme moderne de grande probité par les dirigeants européens. L’extraordinaire hommage – plus d’un million de personnes rassemblées la Piazza San Giovanni lors de ses funérailles à Rome – rendu par la population et la classe politique italienne lors de son décès, le 11 juin 1984 à Padoue, témoigne de la place singulière et exceptionnelle qu’occupait Enrico Berlinguer dans la vie politique et culturelle de son pays. Son message – le choix d’une voie nationale au socialisme ancrée dans la démocratie ; la reconnaissance du pluralisme politique et des libertés individuelles et collectives ; la nécessité du dialogue et des alliances ; le choix de l’Europe et de l’Otan ; la rupture idéologique avec l’URSS et contre tout dogmatisme…– est toujours d’actualité.

* Il ne verra pas le triomphe de son parti arrivé en tête aux élections européennes du 17 juin. Une première et une dernière.

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