Dimans tanto, la magie du kelvi…

Pravina-Nallatamby

« Ki troup ? » Le jeu de kelvi commence ! Les joueurs guettent attentivement la première carte qui tombe, celle qui déterminera la tournure de la partie. Ce jeu de stratégie, proche du bridge et du tarot, est rassembleur et se joue avec beaucoup d’intelligence. Il est probablement arrivé sur l’île Maurice avec les Tamouls de l’Inde du sud lors des migrations au 18e et 19e siècles. Comme le cite Annegret Bollée dans son Dictionnaire étymologique des créoles français de l’océan Indien, « kelvi » vient du tamoul kelvi kotuvai et désigne un jeu de cartes ; il s’agit du jeu appelé « 304 » en Inde. Il se joue à quatre avec 32 cartes (ou dans sa version « 504 », à six avec 48 cartes). Il exige une concentration à toute épreuve et une bonne mémoire. Lors de la distribution de la « première main » composée de quatre cartes, la couleur de l’atout (troup) est choisie par le preneur de l’équipe A ; le but du jeu est de réaliser un maximum de plis et de totaliser des points en fonction des enchères. Les cartes ont une valeur entre 5 et 1, allant décroissant du 3 – Valet – 9 – As – 10 ; elles sont suivies d’autres cartes (Roi – Dame – 8 -7 – 5 – 4) n’ayant pas de valeur déterminée. Le donneur distribuant les cartes ne peut passer la main à l’autre équipe que si le score est à zéro. Les parties se succèdent et chaque équipe a sa chance. Les adversaires ont une « côte » quand l’autre équipe réalise toutes les levées. Lorsqu’une équipe perd cinq parties, elle porte le poids d’une « barrique ». Alors, on passe les cartes à l’équipe B.

- Publicité -

Il était une fois… Dimans tanto.

Dimanche, après déjeuner, on se hâte pour débarrasser. On apporte le jeu de cartes et on organise les deux équipes. C’est comme un rituel : à la maison, chez une tante ou un oncle ou au bord de la mer. Tous présents, petits et grands, attendent patiemment leur tour pour intégrer la partie, puis chacun se laisse entraîner par la magie de ce jeu passionnant.

Diya a bien appris les règles du jeu. À dix-neuf ans, elle maîtrise maintenant les enchères, la gestion des atouts, les petits échanges complices avec ses partenaires et anticipe même le jeu de ses adversaires. Cette année, encore une fois, toute excitée d’aller à l’île Maurice pour voir ses grands-parents maternels et ses cousins, elle prépare ses valises en rangeant avec soin ses jeux de cartes. C’est la promesse d’un bonheur inouï qui est attendu avec impatience. Deux jours après son arrivée, on s’installe, la magie du kelvi n’attend pas. Les équipes s’organisent pour mesurer les générations : « jeunesse contre vieillesse » : l’équipe de Diya et de ses cousins germains contre celle de son père et de ses grands-parents. Ils ont entre 19 et 87 ans !

« Ki troup ? » demande son grand-père en posant une première carte sur la table pour savoir la couleur de l’atout désignée par l’autre équipe. « Coeur ! » lui dit-on. Une fois la couleur de l’atout annoncée, commence alors le décompte des atouts qui tombent un après l’autre. Les yeux rivés sur les huit cartes, chaque joueur réfléchit avant de choisir la meilleure carte en vue de gagner la levée. La première levée revient à l’équipe du grand-père. Ce dernier lance « Vin mariaz ! » en montrant le Roi et la Reine de pique ; ça rapportera deux points à l’équipe. Diya fait la moue. Elle veut absolument gagner un pli car c’est seulement après qu’elle aura le droit d’annoncer « karant mariaz », avec le Roi et la Reine de cœur qui trônent dans ses mains ; ce sera quatre points en moins pour l’autre équipe. C’est parti ! Chacun se concentre, coupe, surcoupe… Diya saute de joie en montrant enfin ses « karant mariaz ». On surveille, on calcule, on se frotte les mains, on prend sa revanche, on analyse, on éclate de rire, bref… ça bouillonne, on ne voit pas passer le temps. Cela fait plus d’une heure qu’on joue. Chaque joueur a pris ses repères avec ses coéquipiers et ses adversaires. Soudain, après les enchères et avant une nouvelle partie, Diya annonce qu’elle veut jouer « tani ». En choisissant cette option, elle joue contre l’équipe adverse sans l’aide de ses partenaires, en s’engageant à faire la totalité des plis toute seule. D’après les règles du jeu, avec sept cartes fortes et une carte vulnérable, le joueur doit trouver des astuces pour déjouer ses adversaires. Dans l’équipe des aînés, on vérifie si Diya a un coquin, la fameuse carte vulnérable. La petite est dégourdie. Elle acquiesce en silence. Penchée en avant, défiant ses adversaires, les yeux pétillants, elle joue carte après carte, toise les cartes qui tombent, évalue le jeu puis hésite un moment avant de lancer l’avant-dernière carte ! Elle n’est pas la seule à calculer, à analyser. Rien n’échappe à l’œil de lynx de son grand-père. C’est son tour de jouer ; il se frotte le menton longuement « ki mo pou zwe la ? ». Après une longue réflexion, il fait son choix. Sa petite-fille se mord les lèvres, visiblement déçue. « Coquin pa pase », dit-il avec la satisfaction du vainqueur.

C’est la partie la plus délicate du jeu de kelvi. Jouer un « tani », c’est être téméraire, jouer « seul » comme on dirait en tamoul : taniyan. La dernière carte tombe des mains de Diya : elle s’incline devant l’expérience…

« Bravo Diya, tu t’es très bien débrouillée ! » lui lance sa grand-mère d’une voix douce et pleine de fierté. Tout le monde est d’accord. En fait, rien ne vaut le bonheur de partager ses merveilleux moments en famille, d’apprendre les stratèges de ses grands-parents et de se sentir aimée et soutenue même si on perd son « tani » ! Quels moments bénis, avec la magie du kelvi !

Dimans tanto. C’est l’occasion de saisir l’invitation de la regrettée Rada Gungaloo afin de prolonger son merveilleux travail de mémoire. Dans un recueil de nouvelles paru en 1999, elle nous livre des récits de « letan lontan », avec une grande habileté alliant tendresse et sarcasme dans un style très fluide. La table des matières aux résonances malicieusement locales nous séduit : « gâteaux français, gâteaux indiens », « dilwil bwar », « laboureurs, nenènes, modis »

Chaque récit a le goût de l’enfance, ce temps d’insouciance où il fait bon se ressourcer lorsque le crépuscule de la vie se pointe tout doucement à l’horizon. L’enfance nous ramène au pays, à nos racines et à notre patrimoine qui méritent notre reconnaissance. Un grand merci à Rada Gungaloo !

Avec samedi tanto le dernier chapitre de son recueil, elle nous ouvre une porte. Comment résister ?

À votre tour, chers amis scribes, à vos plumes, à vos claviers !

Août 2020

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour