Emilien Jubeau : « La meilleure façon de gérer la culture est de créer un centre artistique »

Propos recueillis par Joël Achille.

C’est dans une langue à l’opposé des « atann nou ava gete » que l’artiste pluridisciplinaire, Emilien Jubeau se prête, à cette interview à l’occasion de ses vingt ans d’exploration artistique. Derrière les trois éditions de Porlwi ainsi que le grandiose spectacle des Jeux des îles de 2019, le fondateur d’Emizibo explique la situation des artistes et celle de son île, où l’incompétence semble avoir gagné les sphères dirigeantes.
Concepteur et réalisateur de projets d’envergure, il évoque la création d’une cellule qui permettrait de comprendre l’importance de l’art et de mieux organiser ce secteur. Car, en ces jours, les artistes comme lui peinent à vivre de leur art.

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Aujourd’hui vous avez décidé de parler à la presse pour évoquer vos 20 ans d’exploration artistique et vous faire connaître davantage. C’est cela?

Non, il n’y a pas qu’une envie de se faire connaître parce que je le suis déjà, d’une certaine façon. Je suis un peu victime du syndrome de l’imposteur, et je me dis souvent que je me laisse berner par moi-même.

En fait, je suis peut-être la personne la plus médiatisée de l’art plastique. Aujourd’hui, mes paroles concernent mon besoin de gagner ma vie. Je suis très heureux d’avoir du travail de par ma polyvalence. Toutefois, j’ai envie d’une certaine stabilité. J’ai fait énormément d’efforts et réalisé autant de projets.

Les gens me disent que j’aurais dû être millionnaire. Sauf que, quand je reçois de l’argent, je l’investis fréquemment dans des projets sociaux. Par exemple, pour le spectacle gratuit Zanimo, j’ai éclaté les Rs 250 000 sur mon compte. Désormais, je fais de moins en moins cela. Mais pour une expo au MGI (Mahatma Gandhi Institute), j’ai déboursé Rs 80 000 de ma poche, parski to pei pa ed twa pou fer naryen. J’ai en tête d’innombrables projets que je ne peux réaliser par manque de fonds.

Vous disiez que vous pratiquiez le système D, pour débrouillard, traser. Combien de fois avez-vous reçu d’aide des autorités pour la mise en place de vos projets?

Jamais.

Comment vous sentez-vous par rapport à cela?

Je répondrai à cette question autrement. J’ai fait le spectacle des Jeux des îles (en 2019), le plus grand projet de ma vie et peut-être aussi celui de la création mauricienne. Environ 98% de Mauriciens ont travaillé dessus. Nous avons monté 60 minutes de musique mauricienne avec des oeuvres extraordinaires. Il y avait même des réalisations 3D. Nous avons mis de l’avant l’évolution et la richesse culturelle à travers ce spectacle. Mo pa’nn gagn enn mersi apre. Ni un coup de fil pour un projet majeur en trois ans. Mon pays ne m’a jamais appelé pour une fête nationale ou un quelconque spectacle.

Quand des artistes sont envoyés à Dubaï pour représenter Maurice, il faut savoir qu’il y a un directeur artistique à disposition pour créer et mettre de l’ordre. Or, personne ne me contacte. Tout passe par la politique et les contacts. C’est là où vous vous dites que vous devez infiltrer ce réseau.

Mais j’ai tout le temps eu un certain retrait par rapport à cela. Toutefois, tous les contrats que j’ai de nos jours, c’est parce que les gens me donnent du travail. Par exemple, j’ai commencé à réaliser de grands projets grâce à Astride Dalais et Guillaume Jauffret (les concepteurs du festival Porlwi), qui viennent de France.

Du coup, comment avez-vous été retenu pour les Jeux des îles?

Il y avait un appel d’offres pour le spectacle des Jeux. Plusieurs compagnies ont soumis leur dossier. Emilien pa ti dan Picture li. Sauf que quand l’une de ces compagnies a reçu le contrat, elle a contacté Emilien pour travailler pour deux mois auprès d’elle et écrire un spectacle pour les Jeux. Je l’ai fait.

Deux semaines avant le spectacle, cette compagnie s’est retirée. Donc j’ai travaillé sur un concept qui n’a pas connu de suite. Quand les concurrents ont appris ce retrait, une autre compagnie a alors été retenue et a fait appel à moi. C’est là qu’Emilien est entré en jeu.
Jamais un prestataire ne me contacte directement. Pourtant, j’ai démontré que j’avais le niveau pour monter un spectacle de cette envergure. J’ai fait les 50 ans d’Eclosia, là encore c’est une autre compagnie qui m’a contacté. C’est comme-ci je n’avais pas de First Client. Alors que je suis toujours à Maurice!

Je pense avoir un portfolio unique dans l’océan Indien mais, ici, personne ne voit cela. Aucune considération ne vient de mon pays. Kitfwa si demann Premye Minis kisana Emilien Jubeau, li pa pou kone. Alors que des gens m’ont dit que mon nom avait été cité au Parlement. Jusqu’à ce jour, je ne sais pas ce qui a été dit à mon sujet.

Dans le cadre des Jeux des îles, avez-vous eu à faire face à des restrictions ou vous a-t-on imposé des choses?

Non, du tout. Quand j’avais présenté mon spectacle avant l’évènement, le ministre d’alors était très heureux. Deux semaines avant le spectacle, ce ministre procédait à une vérification avec son ministre supérieur, qui était Nando Bodha. Lors d’une réunion générale, Nando Bodha m’a dit que mon spectacle ne représentait pas sa vision de Maurice et qu’il fallait y introduire le métro.

Tout le comité a essayé de me faire inclure le métro. Après la réunion, j’ai envoyé une lettre pour dire que je ne changerai rien au spectacle. Mo’nn dir zot si zot anvi (met) mwa deor, (met) mwa deor. Je ne changerai rien. Ils ne m’ont plus jamais reparlé après cela. Je n’ai même pas eu un merci alors que tout le monde a apprécié le spectacle. La presse n’en a pas parlé non plus. Pas un journaliste ne m’a demandé comment nous avons réuni 350 élèves pour le spectacle, ou comment nous avons fait pour le financer.

De nos jours, quelqu’un doit avoir un titre attaché à sa personne pour être considéré. J’aurais pu mieux gagner ma vie si je me présentais comme Interior Decorator ou Costume Designer. Alor ki mo tou. Donc, si je ne me trouve pas dans l’annuaire des Interior Decorators, personne ne me considère. Aujourd’hui, même dans le privé on ne me téléphone pas.

Comment vous définiriez-vous du coup?

Un curieux avant tout. Puis, un artiste pluridisciplinaire.

À travers Porlwi, vous avez eu un espace de création énorme. Comment avez-vous vécu cette expérience?

Cela a changé ma vie. Guillaume (Jauffret) et Astrid (Dalais) m’ont permis de voir plus loin que je ne l’aurais pu parce que je viens d’une culture système D (pour débrouillard). À l’époque, il y avait pas mal de ragots à l’effet que Guillaume et Astrid viendraient se servir des artistes mauriciens. Tou sort kalite koze (ninport).

Pour moi, c’était l’occasion de faire ce que j’avais envie de faire : aider les artistes mauriciens en leur offrant une plateforme pour montrer ce qu’ils valent. Porlwi m’a également ouvert les portes de l’international. J’ai aussi vu comment chercher de l’argent pour un projet. Car le plus important, c’est d’avoir le budget pour créer.
Pour la première édition de Porlwi, c’était mes installations, les soucoupes volantes, qu’il y avait à la Place d’Armes. Je pensais au symbolisme de l’arrivée de la reine en ce lieu. Si à l’époque nous l’aurions accueilli avec des lustres, en des temps modernes, comment cela aurait pu être ?

J’ai dit à Guillaume, « pourquoi pas un vaisseau spatial? » Et il m’a dit oui. Cette réalisation a coûté Rs 5 millions ! C’est la première fois que je recevais autant d’argent pour un projet.
Maintenant que les gens viennent dire que Porlwi a pris l’ensemble du budget de la culture… Me sa bidze-la pa ti existe avan bann (politesse)! Ce budget a été créé. Sinon, après Porlwi, quelqu’un peut expliquer qui a eu l’argent qui était supposé revenir à ce projet ? C’est Guillaume et Astrid qui avaient le potentiel de réunir ce budget.

Hier quelqu’un nous confiait que Porlwi by Light a utilisé de larges fonds alors que des maisons à Port-Louis ne sont pas fournies en électricité. Que répondez-vous à ceux qui disent que ce budget aurait pu servir à des causes sociales ?

Li pa problem Porlwi ki pei-la an (kouyonad). Le message de Porlwi, c’est la culture. Car il faut avoir une plate-forme qui porte le message de l’art et de la culture. Oui, certains n’ont pas de maisons, mais si les autorités avaient équilibré ce qui doit l’être, Porlwi n’aurait pas été un souci.

Nous ne pouvions pas endosser le problème des autres finalement. Nous aurions pu faire cela, mais pourquoi personne d’autre ne le fait? Nous avions respecté notre domaine et nous avions besoin de cet argent pour accomplir notre mission. Si quelqu’un souhaite bénéficier de la même somme pour l’eau, qu’il fasse ses démarches. Chacun amène sa pierre. Si j’avais le choix de prendre Rs 40 millions pour l’investir dans le système éducatif, je l’aurais fait. Mais à quoi ça sert d’investir autant dans un système pourri ?

À ce sujet, vous dites avoir connu des échecs lors de votre parcours scolaire. Selon vous, comment le système éducatif aurait dû évoluer pour mieux soutenir les besoins de la société ?

Il faut d’abord comprendre le système économique avant de parler d’éducation. La philosophie marxiste explique qu’un pays a besoin d’une masse de travailleurs, de prolétaires. Ce ne sont pas forcément des diplômés. Le système éducatif n’a pas toujours envie que les élèves deviennent intelligents. Li bizin dimounn kouyon pou sistem ekonomik fonksione. Si tout le monde décide de devenir docteur, qui travaillera dans les usines ?
Le système politique et constitutionnel du pays encourage la pauvreté. Soutenir une éducation équitable envers tous permettra à tous d’élever leur niveau de vie par eux-mêmes. Le pays serait alors moins pauvre. Or, qu’adviendra-t-il si demain il y a davantage de personnes intelligentes dans l’île ? C’est peut-être une solution à laquelle nous n’avons pas encore réfléchi.

Quand nous parlons de l’éducation des enfants, il existe la méthode Montessori, mais celle-ci est dispensée aux privilégiés. Pourquoi ne pas considérer l’éducation par rapport aux envies des gens, même s’ils souhaitent être menuisiers ? Que tous soient encadrés depuis l’enfance ! Y a-t-il un juste milieu entre épanouissement humain et économique ?
Pourquoi suis-je allé au Fashion and Design Institute ? Parce que le monde économique graphique et la communication avaient pris leur essor. Ce cours de Fashion était dispensé parce qu’il y avait la CMT (une usine textile). Les élèves étaient des robots que l’on modelait pour y travailler. J’avais souvent des discussions avec mes camarades de classe et je leur disais qu’ils finiraient à la CMT. Et ça s’est avéré.

Suivez-vous l’actualité ?

Pas trop.

Pourquoi ?

Parce que je suis conscient de l’impact que l’information négative a sur mon cerveau. J’ai déjà assez de souffrances et de tristesse concernant mon pays et le contexte dans lequel j’évolue. Quand j’ai compris comment fonctionnait mon cerveau, j’ai appris à avoir le contrôle dessus. Je choisis ce que j’ai envie de consommer.

D’où vient cette tristesse pour votre île ?

Si moi, « un des artistes les plus connus à Maurice », vit ainsi, comment vivent les autres artistes ? Ma situation résume notre condition. La dernière fois j’ai rencontré Roopun (ancien ministre des Arts et de la Culture)…

Vous l’avez rencontré ?

Mo’nn zwenn ar li, comme dans le cadre de Porlwi. Une fois, il voulait visiter mon expo avant son ouverture, je l’en ai empêché car je ne voulais pas que quiconque puisse entrer avant. Ce n’est pas parce que t’es ministre que tu bénéficies d’un passe-droit. Et puis, je l’ai rencontré après mes travaux à l’IFM (Institut Français de Maurice). Quand je tentais de lui expliquer ce que nous avions réalisé, il regardait des livres. Mo’nn (…) ar li, mo’nn vir mo ledo, mo’nn ale.

Il y a une autre question désormais : est-ce que si le gouvernement me donnait du boulot je l’aurais pris ? Je travaille avec des gens que je trouve intelligents. Pas forcément des intellectuels, mais des gens intelligents. To kapav enn zardinie ki pe demann mwa travay, me to enn dimounn intelizan. Donc, mes choix de projets tournent autour de cette intelligence.

Vous citez souvent le philosophe indien Jiddu Krishnamurthi. Que vous a-t-il amené ?

L’équilibre. La compréhension. J’aime raconter la façon dont je l’ai rencontré. Je ne lisais pas avant. Après une rupture, j’ai lu un livre qu’une ex avait quitté chez moi, Le moine qui a vendu sa ferrari. Sans aucune intention, je lisais deux ou trois pages chaque jour, jusqu’à ce que je le finisse. Je me suis demandé si je pouvais lire encore. Je suis allé à la librairie, et c’est là que j’ai rencontré Krishnamurthi. Quelqu’un dont je n’avais jamais entendu ni même vu une citation auparavant. J’ai acheté un livre que j’ai bouffé.

J’ai grandi au sein d’une famille catholique, mais je n’avais jamais reçu ce genre de valeurs, d’une façon aussi lucide. J’ai entamé des recherches sur Krishnamurthi, notamment sur le fait qu’il est un inconnu pour beaucoup.

À travers ses écrits, j’ai commencé à comprendre le rôle de la pensée, de sa maîtrise et de son importance. La compréhension de tout cela me rend bien plus heureux aujourd’hui. Par exemple, je n’ai plus de bagarre d’ego dans le monde artistique. J’arrive à mieux gérer les gens dans mes projets. J’ai un tatouage en hommage à Krishnamurthi, qui représente l’équilibre.

Comment résumeriez-vous 20 ans d’exploration artistique en quelques phrases ?

Mo mari kontan ki mo pasion inn vinn mo travay. S’il y a un mot qui ressort de ces vingt années, c’est l’humain. Il y a quelque chose d’incroyable rencontré auprès des gens à travers les projets. Emizibo nous permet de croiser énormément de personnes de différents secteurs. Nous voyageons beaucoup, vivons avec les autres, et aujourd’hui nous sommes une famille. Malgré cela, je n’ai jamais formé des gens pour rester chez Emizibo, mais pour devenir entrepreneur.

À l’orée de la quarantaine, que pouvez-vous souhaiter pour les 20 prochaines années ?

Mon cerveau explose d’idées que je souhaite réaliser. La chose la plus réaliste serait de gagner à la loterie, car je suis fatigué d’attendre que mon pays m’aide. J’ai essayé différentes choses pour gagner ma vie raisonnablement sans devenir quelqu’un d’autre et en respectant les gens. Je souhaite trouver un moyen pour avoir de l’argent afin de réaliser mes rêves et développer la famille d’Emizibo ainsi que cette microéconomie.

J’aurais aussi rêvé devenir directeur d’une école de Design pour donner une meilleure éducation aux jeunes quant à l’importance de l’art et sa signification. Je souhaite développer la création de la culture artistique mauricienne. Elle a toujours existé et a bien évolué. Cependant, elle n’a pas d’aboutissement. Il n’y a pas de structure pour les artistes ici et, pour recevoir de l’aide, il faut appartenir à un réseau. Or, je n’en fais partie d’aucun, parce que je n’aime cela. Si demain on me téléphone pour assister à une réunion sur la culture, ça peut se terminer en bagarre. Peu de cerveaux peuvent comprendre ce que j’ai en tête. La meilleure façon de gérer la culture à Maurice est de créer une cellule, un centre artistique.

Par Joel Achille.

-Texte mis à jour le 6 mars 2023.

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