C’était le 15 février 2023. Ce jour-là, en son bureau à la rue Edwin Ithier, le linguiste de renom racontait sa vie pendant six heures. Il dénonçait aussi. Car même si condamné par la maladie, l’ancien homme politique gardait un oeil sur l’évolution de son pays natal pour lequel il n’a eu de cesse de batailler. La poussée de l’extrémisme l’inquiétait.
Dev Virahsawmy prenait sur lui pour mettre en lumière le poids de certaines idéologies. Différents événements renforçaient le qualificatif de « petite Inde » au sein de ce peuple arc-en-ciel. L’esprit encore vif du poète ne cédait aux intenables douleurs qui rongeaient son corps. Pour lui, les élections générales de 2024 se révèleront cruciales pour l’avenir de Maurice. Des extraits de cet entretien-vérité.
Quand nous vous avons téléphoné, vous nous avez dit qu’il ne vous reste plus beaucoup de temps à vivre. Ne craignez-vous pas la mort pour parler ainsi?
J’ai ce qu’on appelle le Syndrome Post-Polio. Regardez ce petit garçon debout entre sa mère et son père (Il pointe vers une photo ancienne accrochée au mur). C’est moi, j’avais deux ans. Regardez sa main gauche, elle va bien. J’ai eu la polio à trois ans.
Les gens croient que je suis né avec, mais non. La polio a paralysé la moitié de mon corps. Ma main a été complètement affectée. Je vis avec un handicap depuis et on m’appelait Mognon (manchot) à l’école. Sans aucune pitié, on me rappelait que j’étais handicapé. J’ai affronté cette situation.
Mon handicap m’a obligé à développer des potentiels que les gens normaux n’ont pas. Au collège St-Joseph, sur la petite plaine, j’étais devenu un des meilleurs gardiens de but. Quand je faisais de la politique, mes adversaires, comme Gaëtan Duval (regretté leader du PMSD), m’appelaient Ti Lame (petite main). Avec beaucoup de souffrance, j’ai réussi des choses que les personnes handicapées ne font pas. J’avais pris cette décision de lutter, de ne pas céder.
Mais aujourd’hui, avec l’âge peu à peu j’ai commencé à ressentir une faiblesse dans mes membres. J’ai des douleurs partout. À Maurice, aucun docteur n’a pu faire de diagnostic. Un jour, je racontais mon problème à un ami de l’université d’Édimbourg, et il m’a dit :« Dev, tu souffres du Syndrome Post-Polio ». C’était effectivement cela.
De nos jours, je porte cette ceinture de docker, de Bodybuilder. Elle est plus simple à enfiler que celle orthopédique. Si je me tiens debout droit, je ne peux faire deux pas tellement j’ai mal au dos. Mais si je m’appuie sur cette canne, alors je peux marcher. Malgré cela, je vis dans la souffrance. Et quand une douleur terrible m’accable, je vous dis franchement, je demande à Dieu de ‘me prendre’, je n’en peux plus.
J’ai même dit à ma femme un jour : « To kone Loga, twa to pou fer tou pou mo res vivan. Mwa mo pe anvi ale aster, mo nepli kapav ». Par moments, je ne peux plus vivre avec cette douleur, je cherche des solutions. Cependant, il n’y a aucun interrupteur pour l’éteindre.
Toutefois, il y a des moments où je suis déprimé, d’autres où je suis requinqué. Même si j’ai déjà dit à Dieu de ‘me prendre’, d’un coup, je peux avoir une idée. Et je l’écris. J’oublie alors la douleur.
Quelle idée d’écriture de ce genre avez-vous eue récemment?
J’ai rédigé mon testament politique, « 2024 and Beyond » (2024 et au-delà). Pourquoi 2024? En raison des élections générales.
Qu’arrivera-t-il alors?
Qu’arrivera-t-il alors et au-delà… Je dis dans l’article que les prochaines élections générales seront extrêmement importantes. Il faut se rappeler qu’en 1967, il y avait eu un suffrage pour et contre l’indépendance. En 2024, nous aurons une élection qui opposera le mauricianisme à l’Hindutva, une politique raciste qui s’est développée.
Cette année, avez-vous vu l’envergure des kanwars? Ils étaient immenses! La dernière fois dans une artère principale de Rose-Hill, il y avait un kanwar suivi d’une file d’une centaine de véhicules, qui ne pouvaient pas dépasser. Le chemin était complètement bloqué. This is hindu power!
Je suis un hindou, mais je ne suis pas un hindou raciste. Le concept d’avatar explique que Dieu prend la forme humaine et vient sur Terre. En hindi, c’est « avtarr ». Savez-vous qui est mon Dieu? Jésus. Pour moi, c’est un avatar de Vishnu.
Dans l’hindouisme, il y a la trinité : Brahma le créateur, Vishnu le préservateur, et Shiva le destructeur pour permettre la recréation. De temps en temps, Vishnu prend des formes différentes pour venir sur Terre.
Son premier avatar était un poisson. Sur terre, la vie a commencé dans la mer. Le deuxième avatar était une tortue, un amphibie. Le troisième était un animal à poil. Les sages hindous, il y a 3 000 ans, avaient compris ce que Charles Darwin a découvert il y a 200 ans.
Il y a dix avatars au total, avec de grands penseurs comme Buddha. Cependant, le dixième n’est pas encore intervenu. Je choquerai les sages hindous, car le dixième est déjà venu sur Terre et il s’appelle Jésus. Son message, c’est l’amour et le pardon. Peut-être qu’il y en aura d’autres, mais nous n’en savons rien. Quand je prie, je dis : « Dieu Vishnu et son avatar Jésus, aidez-moi, protégez-moi ».
Pouvez-vous clarifier ce qu’est l’Hindutva?
L’Hindutva représente le fascisme hindou. Narendra Modi pilote cette idéologie. À Agalega, l’Inde dit nous avoir offert en cadeau un quai en eau profonde et une piste d’atterrissage. Pravind Jugnauth affirme que l’archipel appartient à Maurice et que l’Inde devra demander une permission pour utiliser les infrastructures qui s’y trouvent. Enn fer f… Le quai en eau profonde est une base navale. La piste d’atterrissage peut accueillir de grands bombardiers. C’est une base militaire.
Cette base indienne dans l’océan Indien représente le pillage de l’Afrique. L’Inde a besoin de matières premières pour son développement. Chose qu’il y a sur le grand continent. L’Inde imite la Chine. Des prêts sont offerts à certains pays. En cas d’incapacité à rembourser leurs dettes, les infrastructures développées deviennent propriétés du créancier. Que fait l’Inde à Agalega?
Qu’en est-il du projet de métro?
Il est un peu difficile pour l’Inde de venir clamer que le Metro-Express lui appartient. Mais la façon par laquelle elle vous tient… Hormis le financement de la Cour suprême de Maurice, l’Inde fait don de maisons à bas prix. Qui s’opposera à Modi et à l’Inde, alors que leurs tentacules se répandent?
Hindutva prendra le contrôle de Maurice et d’Agalega. Pour Rodrigues, ce sera compliqué, mais il y aura des tentatives en ce sens. Si les Rodriguais reçoivent des dons pour des développements nécessaires, mais avec des conditions, alors…
Cependant, grâce à l’Inde nous sommes témoins de développements à travers l’île. Pourquoi devrions-nous craindre cela?
La force politique de l’Hindutva s’installe petit à petit. En Inde, regardez ce que subissent les musulmans. Demandez aux chrétiens ce qu’il en est. Si la politique d’Hitler c’était la race aryenne, l’Hindutva est celle de la Hindu Race, qui affirme que les hindous sont la force supérieure. L’Hindutva devient un danger car elle devra tuer l’esprit du mauricianisme. Elle ne va pas laisser le kreol se développer comme une langue. Cette idéologie s’immiscera partout. Si vous n’êtes pas d’accord avec…
Y a-t-il déjà des traces de cette idéologie ici?
Considérons Maurice par circonscription, à partir du No 4 jusqu’au No 14. Sur 21 circonscriptions au total, il y en a 11 qui sont contrôlées par l’Hindutva. Avant même les élections, le Premier ministre Pravind Jugnauth a gagné 33 députés. Maintenant s’il gratte un peu en ville, il peut arriver à 36-37 députés pour former un gouvernement. 2024 and beyond, au-delà, c’est encore Jugnauth.
En ville, il y a le PMSD, le PTr et le MMM. À un moment, ils se battront pour entrer en alliance avec le MSM parce qu’ils doivent s’assurer d’avoir quelques députés. Cette alliance PTr-MMM-PMSD, dès le départ, elle a déjà perdu. Elle ne sera pas élue dans 11 circonscriptions.
Même le PTr et sa force dans les régions rurales?
Vous oubliez quelque chose. Par deux occasions, dans deux élections, le leader du PTr, Navin Ramgoolam, a été battu. Il a dû quitter la circonscription No 5, et là aussi il s’est fait battre au No 10. Le PTr n’a plus la force d’antan. Le MMM s’unit avec le PTr, parce que Paul Bérenger a tout le temps besoin d’un Vaish.
Le mauricianisme, c’est le métissage, l’île et la culture créole qui respectent l’indo-créole, l’islamo-créole, le sino-créole. Cependant, le mauricianisme est trop faible et tellement désorganisé. Après les élections de 2024, si je suis toujours en vie, venez me voir pour discuter.
Je vous garantis que Pravind Jugnauth aura au minimum 35 députés. Si à la veille des élections, la pension s’élève à Rs 14 000, ce sont plus de 10 000 personnes par circonscription qui pourraient être charmées. Démarrer avec cet avantage assure une victoire.
Encore une fois pourrons-nous voir à l’oeuvre une politique de l’argent?
Les Vaish ont choisi de soutenir Pravind Jugnauth. Peu à peu, ils attirent les autres sous-classes, puis des créoles et des musulmans. Ils auront une majorité.
Qui aujourd’hui représente le mauricianisme?
Il n’y a personne.
Même l’alliance PTr-MMM-PMSD?
Cette alliance ne s’accorde pas du tout autour du concept de Maurice et de sa langue kreol, de même que du besoin de l’anglais et de la langue kreol pour se développer. Bérenger, Xavier-Luc Duval ou Ramgoolam symbolisent-ils le mauricianisme? Nous n’avons pas de personnalité forte pour représenter cet idéal de mauricianisme, voire même une organisation.
Vous savez, Paul Bérenger méprise Pravind Jugnauth. Mais ce dernier est très rusé politiquement. Il sait où placer ses pions pour consolider son pouvoir. Ne croyez pas qu’il est facile à déloger. Il sait comment faire ; cela lui permettra de durer. D’ailleurs, je termine mon dernier article par : « Do I have to tell you who will wear the crown in 2024 and for a long time to come? » Pravind Jugnauth reprendra le pouvoir.
Avez-vous peur pour l’avenir?
Je n’ai pas peur de l’avenir. Il faut être honnête et franc : je ne suis pas sûr de vivre jusqu’en 2024. Même si je vis, je serai en fauteuil roulant. Donc, peur ou pas… mais je ne crains pas la mort. J’accueille la mort parce que la vie a souvent été souffrance pour moi. Je ne vois pas d’émergence d’intellectuels organiques, ceux qui sont proches de la masse, qui sont suivis par la masse.
Complètement autre chose désormais. Avez-vous entendu ces chansons de jeunes mauriciens ultrapopulaires sur internet? Comme Polico Crapo par exemple.
Vous me donnez envie d’aller les découvrir. J’écoute du jazz, de la musique classique, Enya (chanteuse irlandaise) et sa voix que j’adore, et Jagjit Singh (chanteur et compositeur indien). Je ne suis même pas au courant de ces nouvelles musiques dont vous parlez.
Ces chansons vulgarisent énormément de mots nouveaux.
Chaque génération crée des slangs et jargons. Des jeunes utilisent beaucoup cette langue qu’eux seuls comprennent. À l’époque, nous parlions le langage de madam-sere. Une façon déguisée de converser afin que les gens autour de nous ne puissent pas comprendre. Un genre de code secret. Mes élèves à l’école Bhujoharry disaient « pa timan neyan », à savoir « pa manti nanye » (« ce n’est pas faux »). Ce genre de langage est normal pour chaque génération, mais cela disparait vite, qu’importe la langue.
Je voudrais souligner une chose. J’ai entendu de nouveaux chanteurs utiliser le kreol dans différents types de musique. Les mélodies sont belles, mais les textes fades. Ils ne font aucune distinction entre une langue littéraire et orale. Ils chantent comme ils parlent, avec une prose utilisée quotidiennement. Ils y introduiront leurs termes comme « crapo », mais la construction… Prenons une chanson comme celle de Jean Ferrat : « Tu peux m’ouvrir cent fois les bras, c’est toujours la première fois ». Quelle beauté! C’est ce genre de poésie dont ces chanteurs ont besoin.
La parole orale n’est pas la parole poétique. Cela m’attriste pour eux car leur musique et arrangement musical sont beaux. Mais leurs textes sont faibles et ne dureront pas. Ceux qui restent sont ceux qui sont bien travaillés. Je ne citerai pas Ti-Frer, qui chantait comme il parlait. Serge Lebrasse, lui, composait de splendides textes : « Yer o swar ver le minwi, ler mo pas kot simitier, mo zwenn madam Ezenn, mo labouzi rouz dan so lame ». Un autre qui écrit de jolis textes, c’est Ram… ma mémoire me fait défaut. Ah! Fraudere Mariaze, Cyril Ramdoo! Un bon ami à moi! Il a des textes, d’une merveille.
Un jour, le chanteur Zulu m’a demandé s’il pouvait utiliser mes écrits et j’ai accepté. Pour cela cependant, il faut qu’il y ait un travail que même Zulu ne peut pas faire. Lui-même a abandonné parce que le texte demande un arrangement musical différent. Dans Grup Kiltirel Soley Rouz, j’apprenais aux autres cela. Bam Cuttayen ne savait ni lire ni écrire. Nous lui avons appris et moi je lui ai montré à composer des poèmes. Idem pour les frères Joganah et Menwar.
Le mois dernier (février), il y a eu la proclamation des lauréats dans la ferveur. Qu’avez-vous à dire à la jeunesse d’aujourd’hui?
Parlons des lauréats d’abord. C’est la partie émergée de l’iceberg dont tout le monde parle. Mais cette merde cachée sous l’eau, personne n’en parle. Quelque 25 000 enfants prennent part au PSAC. Combien composent le HSC? Environ 5 000. Où sont les autres 20 000?
Nous nous focalisons sur qui sont lauréats comme des imbéciles! Le lauréat s’en ira étudier à l’étranger et ne reviendra pas. Pour ces 5 000 qui réussissent, 20 000 tom dan karo vavang. Parmi, environ la moitié ne sait ni lire ni écrire. D’autres savent quelque peu, pouvant griffonner quelques mots sans écrire de phrase.
Est-ce dans l’intérêt de Jugnauth de changer cela? Si les enfants deviennent trop intelligents, ils poseront des questions. Bérenger acceptera-t-il cela? À la création du MMM, nous disions que cette éducation était nécessaire. Pourquoi ce projet a été abandonné? Je pense aussi que Bérenger se prépare à remettre le leadership du MMM à sa fille.
Que pouvez-vous dire aux jeunes?
Ils sont désorientés et s’accrochent à des choses futiles. Ils teignent tellement leurs cheveux et investissent tant dans des tatouages. Au lieu de cela, achetez des livres!]
Joël Achille