Éric Ng Ping Cheun (économiste) : « Un budget mettant l’accent sur la production, et non la consommation »

Dans l’interview accordée à Le-Mauricien cette semaine, Éric Ng Ping Cheun, économiste, se dit d’avis qu’aucune entreprise ne s’était préparée à de telles augmentations dans son budget, faisant notamment référence au prix du carburant. « Cette mesure affecte certainement les consommateurs, à commencer par les automobilistes, mais elle affecte également les opérateurs économiques et les entreprises en particulier, les industries dont les machines utilisent du carburant. » Pour lui, cette hausse conséquente est une façon déguisée de Cross-Subsidise le prix du gaz ménager et de maintenir la bonbonne de gaz au niveau de Rs 240. Il prévoit que le prochain exercice budgétaire sera un budget de continuité, avec très peu de réformes fondamentales. Il souhaite toutefois que le budget mette l’accent sur la production, plutôt que sur la consommation, comme cela avait été le cas pour les deux précédents.

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Les prix des produits pétroliers ont connu cette semaine une nouvelle hausse. En tant qu’économiste, comment l’avez-vous accueillie ?
Il est certain que quatre augmentations successives pour atteindre Rs 74,10 étaient inattendues. Aucune entreprise ne s’était préparée à une telle augmentation dans son budget. Cette mesure affecte certainement les consommateurs, à commencer par les automobilistes, mais elle affecte également les opérateurs économiques et les entreprises, en particulier les industries dont les machines utilisent du carburant.
Cette augmentation génère aussi un effet d’entraînement sur l’économie. Les producteurs auront tendance à faire passer la hausse du coût de production aux consommateurs. Or lorsque l’inflation dérape, cela représente un danger pour l’économie et peut donner lieu à une explosion sociale subséquemment.

Est-ce que ces augmentations successives de 10% pouvaient être évitées ?
Évidemment, il y a le contexte international, la guerre en Ukraine qui fait monter le prix de tous les produits. Les quatre dernières augmentations sont aussi causées par une dépréciation de la roupie par rapport au dollar américain. Il est bon qu’on laisse jouer la vérité des prix. On aurait pu toutefois les atténuer en enlevant certaines taxes et autres contributions incluses dans la structure des prix des produits pétroliers. Mais il n’y a pas que la dépréciation.
Je reste toutefois perplexe devant la déclaration du directeur général de la State Trading Corporation (STC) qui affirme que, malgré les récentes augmentations, la consommation du carburant a augmenté, suggérant que ces hausses de prix n’avaient pas affecté les automobilistes et les autres consommateurs des produits pétroliers.
Or, une hausse dans le volume de carburant consommé par la population, associée à une hausse des prix, veut dire plus de revenus pour la STC et, par conséquent, une réalimentation du fonds de stabilisation. De plus, la roupie s’est appréciée par rapport au dollar ces derniers temps. Ce qui veut dire une réduction des dépenses en roupies. Pourquoi donc cette hausse des prix des produits pétroliers.
Je soupçonne la STC de faire payer les consommateurs pour la subvention du prix du gaz ménager qui a augmenté sur le marché international. La STC est en train de faire une Cross-Subsidization du prix du gaz ménager parce qu’elle ne dispose pas de suffisamment de fonds pour soutenir le prix de la bonbonne à Rs 240. C’est la raison pour laquelle j’estime que, sans le ciblage concernant le prix du gaz ménager, les automobilistes seront toujours le dindon de la farce.

Vous faites partie de ceux qui ont beaucoup critiqué la dépréciation rapide de la roupie. Est-ce qu’on aurait pu faire autrement ?
La roupie s’est dépréciée jusqu’au début d’avril. Comme vous le savez, pendant la pandémie de Covid, il y a eu moins d’entrées en devises, surtout que l’industrie touristique était à l’arrêt. Ce qui avait donné lieu à un affaiblissement de la roupie. Le problème est que la Banque de Maurice n’a pas donné suffisamment de garantie au marché pour dire qu’elle est là pour défendre la roupie. À l’époque, elle n’injectait que USD 15 millions par semaine pour soutenir le marché. Ce qui n’était pas suffisant pour répondre à la demande. Elle n’avait pas envoyé le signal approprié.
Lorsque la Banque Centrale est intervenue en force le 12 avril pour injecter USD 200 millions alors que le dollar valait Rs 42,50 sur le marché, elle a, de fait, envoyé un signal fort. Depuis cette date, la roupie est restée plus ou moins stable. Actuellement, elle met autour de USD 15 à 20 millions sur le marché. C’est vrai que la Banque de Maurice aurait pu empêcher le glissement rapide de la roupie.
Le FMI, dans son dernier rapport, fait clairement ressortir qu’en hébergeant la MIC Ltd, toutes les transactions de cette compagnie figurent dans le bilan de la Banque Centrale avec pour résultat que les risques de crédits y figurent. Et s’il arrive que certains prêts de la MIC ne soient pas remboursés, cela affectera définitivement le bilan de la Banque centrale, mais également son capital.

Est-ce que le leader de l’opposition, Xavier-Luc Duval, a raison de dire que le bilan de la banque risque d’être Qualified par les auditeurs ?
Si demain des auditeurs, en l’occurrence ceux de KPMG, décident de Qualified un compte bancaire, cela voudrait dire que le compte n’est pas bon et qu’ils ne peuvent signer le compte final sans faire de commentaire. Ce qui serait très grave. Heureusement que cela ne s’est pas encore produit au niveau de la BoM. Pour revenir à la MIC, je partage l’avis du FMI selon lequel la BoM doit se désengager de cette compagnie et laisser le gouvernement faire.

Il nous a semblé que ministre des Finances ne partage pas l’avis du FMI, estimant que la BoM dispose de suffisamment de réserves pour soutenir la MIC…
Il faut comprendre une chose. Les USD 2 milliards utilisés pour financer la MIC, et qui proviennent des réserves officielles, sont une création monétaire. À chaque fois que la BoM met des dollars sur le marché, l’équivalent en roupie obtenu aurait dû être détruit. Or la BoM le remet sur le marché. C’est cela qui encourage la dépréciation de la roupie et l’inflation.
En gros, l’argent de la MIC ne provient pas des contribuables, c’est-à-dire, il ne provient pas des impôts, mais c’est une création monétaire. C’est la raison pour laquelle le FMI demande à la MIC de retourner le montant non utilisé, soit quelque Rs 30 milliards à la BoM. Ce qui consiste à dire à cette dernière de ne pas imprimer encore Rs 30 milliards et de les retirer du système. Le FMI vient de faire un constat de la situation économique du pays.
Le FMI accorde une grande importance à la politique monétaire et à la politique fiscale. Il a clairement compris que la présence de la MIC dans le bilan de la BoM constitue un frein à l’efficacité de la politique monétaire. Dans l’ensemble, il constate que nous sommes sortis de la période de Covid. L’année dernière, l’économie a connu une croissance économique de 4% après avoir connu une baisse de l’ordre de 15%.  Beaucoup de personnes observent que l’économie connaîtra une croissance de l’ordre de 6% pour cette année. Personnellement, je pense que la croissance variera entre 5 et 6%. Nous n’aurons pas un million de touristes comme attendu. Il faudra faire beaucoup d’efforts pour atteindre 700 000 touristes.
Tous les autres grands secteurs ont connu de croissance positive, que ce soit la construction, la manufacture, l’immobilier, les services bancaires et les services financiers, les services professionnels, etc. Toutefois, la reprise sera lente en raison de la guerre en Ukraine. Sans cette guerre, la reprise aurait été plus rapide. Maintenant, le grand problème reste l’inflation qui affecte la croissance comme je l’ai dit plus tôt.

En ce qui concerne l’emploi, les dernières statistiques publiées mercredi indiquent un taux de chômage de l’ordre de 9,1% en 2021. Est-ce que c’est encore trop élevé ?
Le taux de chômage a, à peine, bougé. Il était de 9.2% en 2020. Cette année, le taux peut baisser jusqu’à 8% en raison de la reprise dans l’industrie touristique, en particulier le secteur hôtelier. Je constate qu’il y a beaucoup d’offres d’emploi publiées dans les journaux. Le recrutement sera lent en raison des incertitudes. Une entreprise ne recrutera pas facilement alors que la situation est encore floue en Ukraine et qu’il y a une incertitude sur les prix. Il est facile de recruter mais il est difficile de restructurer l’entreprise lorsque les choses vont mal.
Au regard des dernières statistiques publiées, il y a des signes positifs et des signes inquiétants. Ainsi le taux de chômage est passé de 9,2 à 9,1% avec un nombre de chômeurs qui passe de 52 200 à 48 400, soit une baisse de 3 800. D’autre part, la Potential Labour Force économiquement inactive est passée de 42 000 en 2020 à 14 900 l’année dernière, soit une baisse de 27 100, qui est le résultat de la reprise économique. Ce qui est inquiétant, c’est que le taux d’activité est passé de 56,9% en 2020 à 52,8% en 2021. Ainsi, si la main-d’œuvre active est estimée à 532 800, la main-d’œuvre économiquement inactive est de 475 600.
Autre point noir : le taux de chômage chez les jeunes reste élevé et est estimé à 27,7%. Tout cela nous amène à réfléchir sur l’emploi des jeunes, la politique de formation. Les femmes sont particulièrement touchées par le chômage qui tournait autour de 10,6%  en 2021.

En tant que coordinateur du comité privé-public présidé par le ministre des Finances, vous avez l’occasion de voir aussi bien la situation dans le secteur public que dans le secteur privé. Or il se trouve que l’investissement privé est très lent. Pourquoi cela ?
C’est vrai que le secteur privé est très endetté. Il ne dispose pas de suffisamment de trésorerie pour investir et faire de l’autofinancement. Il dépend de l’endettement. Ce qui fait qu’il est très endetté. Il faut explorer d’autres opportunités. Cependant, le secteur privé n’a pas une culture de risque. Les entreprises privées dépendent souvent du soutien du gouvernement avant de se lancer vers l’aventure.
Beaucoup d’investisseurs se lancent dans des projets où ils peuvent obtenir un Quick Win, c’est-à-dire dans le secteur immobilier. Montrez-moi une entreprise qui se lance actuellement dans le secteur alimentaire, dans l’énergie renouvelable. À ce propos, ce sont surtout les étrangers qui investissent actuellement dans ce domaine. Les investisseurs mauriciens hésitent avant de se lancer dans les nouvelles technologies, dans l’agroalimentaire, la sécurité alimentaire de l’économie bleue.
On parle beaucoup mais les réalisations concrètes laissent à désirer. Nous souhaitons vivement qu’il y ait un secteur privé qui a le goût du risque, le goût de l’aventure, le goût de la nouveauté.

Beaucoup d’entrepreneurs disent que la facilitation des affaires laisse encore à désirer dans la pratique…
L’intention, que ce soit au niveau du gouvernement et des institutions du gouvernement, est là. Elle est bonne. Cependant il faut reconnaître que la bureaucratie est lourde.

D’où vient le problème ?
Il faut qu’il y ait des personnes qui savent faire bouger les choses, qui soient proactives, qui prennent des décisions et fassent avancer les choses. Les décideurs du secteur public doivent également avoir une démarche et une action positives. Nous ne savons pas pourquoi certains dossiers avancent péniblement.

En fin de compte, comment se porte le dialogue privé-public ? Plusieurs dossiers qui relèvent des relations privé-public, tels que le MTC ou Terragen, sont bloqués. D’où vient le problème ?
Il y a un dialogue permanent au niveau des cadres du privé et du public. Au plus haut niveau, lorsqu’il faut approuver un projet, nous ne savons pas ce qui se passe. Nous savons toutefois qu’il y a une collaboration effective, une entente et une vision commune entre les patrons du secteur privé et les dirigeants du gouvernement. Dialogue, il y a. Toutefois, les actions doivent suivre. Il faut dialoguer mais il faut également agir.

Dans la perspective de la présentation du budget, quelles sont vos attentes ?
Ce sera le troisième budget de ce gouvernement. En général, les grandes réformes sont introduites durant les trois premiers budgets et au début d’un mandat gouvernemental. Je m’attendais à ce qu’il y ait des réformes au niveau du service public, de la pension de vieillesse et la révision complète de la CSG, au niveau de la performance des corps para-étatiques avec des fusions lorsque cela s’avère nécessaire pour éviter les gaspillages, améliorer l’efficacité des institutions. Je m’attendais aussi à ce qu’il y ait des réformes au niveau du marché de travail avec moins de rigidité, de dette publique, de la bonne gouvernance, des nominations au niveau des postes clés.
Avec la présentation du troisième budget, je me demande s’il y aura des réformes à deux ans des prochaines législatives. Personnellement, je n’ai pas de grandes attentes et j’ai nettement l’impression que le prochain budget sera un exercice de continuité. On va prendre la même chose et on va continuer. J’ai l’impression que le ministre mettra l’accent sur le social. Est-ce qu’il a les moyens pour le faire ? Peut-être c’est la raison pour laquelle il insiste pour garder les Rs 30 milliards qui restent à la MIC, malgré le fait que cet argent est destiné à soutenir des grands projets.
Il y a encore des fonds inutilisés au niveau du budget de développement qu’il pourra utiliser comme investissements. Est-ce qu’il puisera encore dans le Reserve Fund et la Banque de Maurice ? Avec la dépréciation de la roupie, il peut encore obtenir quelque Rs 15 milliards. On s’attend à ce que le ministre mette plus d’accent sur la sécurité alimentaire et l’énergie renouvelable.

Quelles sont les leçons que nous pouvons tirer de la pandémie et de l’agression de l’Ukraine par la Russie ?
Une des premières leçons est que nous avions tendance à croire que ce qui se passe dans le monde ne nous concerne pas. Les deux crises nous enseignent comment nous sommes exposés au monde extérieur et combien nous sommes vulnérables.
L’économie de notre pays dépend du tourisme, des investisseurs étrangers, de l’importation des produits alimentaires, du carburant, des connexions aériennes et maritimes. Dans ces moments, nous réalisons que « nobody owes us a living ». Il n’y a pas de Free Lunch. Les hausses successives du prix du carburant devraient provoquer le réveil de la population. Chacun aura tendance à gérer son budget, sa manière de dépenser et de consommer de manière plus rigoureuse.

Cela devrait être vrai pour le gouvernement qui, comme le souhaite l’opposition, devrait arrêter toutes les dépenses inutiles et les gaspillages…
J’ai entendu le Premier ministre dire que le gouvernement reverra certains projets et que les fonds publics ne sont pas illimités. C’est bon signe. Il y a donc une prise de conscience. Le gouvernement ne pourra pas nous embêter éternellement et ne peut prendre l’argent de la BoM pour le développement.

Le mot de la fin…
Je vois que les industries orientées vers l’exportation sont encore tributaires de la dépréciation de la roupie. Nous ne pouvons vivre dans les années 80 lorsque nous dépendions de la dépréciation de la roupie pour assurer nos exportations. Dans le contexte, où il y a une forte inflation en grande partie importée et que les prix augmentent rapidement, il est important de stabiliser la roupie. D’ailleurs, une roupie forte peut permettre aux consommateurs de respirer dans le contexte actuel.
Nous sommes tous remontés contre la hausse des prix et du coût de la vie. Il faut voir la source du problème, à savoir que la roupie s’est trop dépréciée. Je pense que les exportateurs devraient revoir leur fonctionnement, leur productivité, la qualité de leurs produits, la qualité de leurs services de manière à être plus compétitifs au niveau international. J’insiste sur le fait que Maurice a besoin d’entrepreneurs qui ont le goût du risque afin d’explorer de nouveaux créneaux.
Pour les deux premiers budgets, l’accent a été mis sur la consommation. S’il y a une suggestion que je peux faire, c’est que le budget mette davantage l’accent sur la production plutôt que la consommation. Il nous faut produire dans tous les domaines, que ce soit agricole, industriel ou dans le secteur des services pour combattre l’inflation.

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