Faut-il craindre un potentiel silence de la part de la CIJ ? (II)

FARAZ MOOSA DOUBLE-LICENCE DROIT ET PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE (U.F.R. 24 & 10)

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II- Un détournement procédural opéré par Maurice pouvant justifier en fait un possible silence de la Cour.

A- Un règlement juridictionnel impossible.

Nous avons vu que dans le cadre de sa procédure consultative, la CIJ peut refuser de prononcer son avis si elle juge qu’il existe des « raisons décisives » justifi ant une inopportunité judiciaire. Au regard du dossier chagossien, une question devrait intriguer le lecteur : pourquoi la République de Maurice a-t-elle décidé d’enclencher la procédure consultative de la CIJ plutôt que sa procédure contentieuse ?

En effet, le prononcé d’un arrêt bénéficiant de l’autorité de la chose jugée aurait été beaucoup plus effi cace, au vu des enjeux de l’affaire (l’établissement de la souveraineté de Maurice sur l’archipel et l’indemnisation des Chagossiens victimes de violations du droit international des droits de l’homme) plutôt qu’un simple avis consultatif dénué de toute force obligatoire. La réponse nous est donnée par l’historique de ce différend : Maurice n’a cessé de multiplier depuis les années 80 notamment, les tentatives de règlement juridictionnel du différend, mais toutes ont été infructueuses dû au défaut de consentement de la part du Royaumeuni. En effet, lorsqu’il s’agit de la CIJ, le Royaumeuni disposait dans sa déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la CIJ de 1968, d’une réserve (dite « réserve Commonwealth ») qui empêchait la Cour de connaître des différends l’opposant aux membres du Commonwealth, dont Maurice fait partie.

En 2004, Maurice avait donc menacé le Royaume-Uni de sortir du Commonwealth afi n de contourner cette réserve et de saisir la CIJ mais les Britanniques, en réaction, avaient modifi é les termes de leur déclaration en limitant davantage la compétence de la Cour sur le plan ratione personae et ratione temporis. Si en 2004, la CIJ ne pouvait toujours pas connaître des différends opposant le Royaume-uni aux membres actuels du Commonwealth, à partir de la modifi cation, elle ne pouvait désormais plus connaître des différends antérieurs au 1er janvier 1974 opposant celui-ci aux anciens membres du Commonwealth également ; de telle sorte que la menace de l’île Maurice avait été rendue ineffective par ce rouage juridique opportunément modifié.

La dernière version de la déclaration britannique d’acceptation de la juridiction de la Cour datant du 22 février 2017 présente toujours cette réserve dans les termes de la modifi cation de 2004, rendant donc toujours impossible aujourd’hui la saisine contentieuse de la CIJ. La tentative de règlement arbitral a été également un échec puisqu’en 2015, le tribunal constitué en vertu de la Convention de Montego-Bay a rejeté sa compétence sur la question de la souveraineté sur l’archipel (voir CPA, Sentence du 18 mars 2015 sur la compétence, Maurice c. Royaume-Uni).

Maurice a donc sollicité et obtenu de l’Assemblée générale des Nations unies qu’elle saisisse la CIJ d’une demande d’avis consultatif. Ceci a donc permis de soumettre le dossier chagossien à la Cour sans que le consentement britannique soit requis au niveau de la procédure, au détriment bien sûr de l’obtention d’un arrêt bénéficiant de la res judicata. B- Une incompatibilité avec le « caractère judiciaire de la Cour » ? Or, n’y aurait-il pas là, un détournement de procédure ? Tirant dès lors les conséquences de ce que nous avons dit précédemment, nous pouvons affi rmer que nos chances d’obtention in fi ne d’un avis consultatif sont sérieusement menacées. En effet, la CIJ pourrait considérer que le contournement de l’exigence du consentement britannique  constitue une « raison décisive » d’inopportunité. Cependant, si la Cour n’a jamais, dans toute son histoire, justifi é un refus de se prononcer pour motif d’inopportunité, cette dernière est pourtant très délicate à examiner. Dans le cadre d’avis consultatifs passés, l’appréciation par la CIJ de son opportunité judiciaire a souvent été contestée par ses propres juges de telle sorte que la possibilité d’un refus a toujours été menaçante.

Par exemple, si la Cour n’a pas refusé de prononcer son avis en 2004 dans l’affaire des Conséquences juridiques de l’édifi cation d’un mur dans le territoire palestinien occupé (avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004), l’appréciation de son opportunité aurait pu en l’espèce, la faire basculer vers le choix inverse. En effet, elle a considéré en l’espèce, qu’il était opportun pour elle de se prononcer car la question qui lui avait été soumise intéressait directement l’ONU dans l’accomplissement de ses missions respectives. Cependant, le rôle symbolique de son avis dans le règlement du différend israélo-palestinien était avoué sans une once d’ambiguïté. À cet égard, la Cour aurait pu qualifi er un contournement du principe de consentement à la juridiction de la Cour et donc une inopportunité pour incompatibilité avec son caractère judiciaire, conformément à l’exigence explicitée dans son avis consultatif Sahara occidental de 1975 (voir l’Opinion individuelle de Mme la juge Rosalyn Higgins, C.I.J. Recueil 2004, p. 207) : la procédure consultative n’est pas un mode de règlement des différends à la disposition des États.

De la même manière, dans l’affaire de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo de 2010, la Cour aurait dû refuser de se prononcer pour motif d’inopportunité selon M. le juge Mohamed Bennouna qui d’ailleurs, est un des juges siégeant dans l’affaire chagossienne. Dans son opinion dissidente (C.I.J. Recueil 2010, p. 500), ce dernier explique dans le style incisif et tranchant qui lui est propre, que la CIJ a été amenée, dans l’affaire Kosovo, à outrepasser les compétences judiciaires que lui confère la Charte des Nations unies puisque le prononcé de son avis ne répondait clairement pas à sa fonction d’assistance. Si l’on observe le dossier chagossien, plusieurs de ces éléments sont problématiques et pourraient justifi er un refus de statuer pour cause d’inopportunité : d’une part, la Cour pourrait juger que les questions qui lui ont été posées ne répondent pas à sa fonction d’assistance juridique à l’organe requérant puisqu’elles s’inscriraient dans le cadre d’un différend bilatéral strict.

Mais de manière plus grave encore, la volonté de se servir de l’avis consultatif aux fi ns d’un règlement du différend entre Maurice et le Royaume-uni pourrait constituer pour la Cour un subterfuge pour lui soumettre le dossier chagossien sans que soit exigé procéduralement le consentement britannique. À cet égard, son appréciation de son opportunité pourrait l’amener à considérer que le prononcé de son avis porte atteinte au bon exercice de sa fonction judiciaire et donc à opposer un refus. « La Cour se doit de préserver son rôle, qui est de dire le droit avec clarté et en toute indépendance. Et c’est là que se trouve la garantie de sa crédibilité, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires au service de la communauté internationale » écrit à juste titre le juge Bennouna (C.I.J. Recueil 2010, p. 505). Or, cette priorité première qui doit être celle guidant la Cour dans l’exercice de ses fonctions contentieuses ou consultatives, ne peut qu’être respectée si la Cour se plie sérieusement aux exigences que lui impose sa nature judiciaire. Elle dispose pour ce faire de moyens suffi sants comme le pouvoir discrétionnaire de refus de l’article 65§1 de son Statut. Dès lors, à moins que la Cour veuille transgresser de manière fl agrante les rigides exigences que lui impose sa nature judiciaire et mettre à mal une crédibilité qu’elle a su asseoir dans le temps, tout nous porte à croire qu’elle risque d’opter pour ce choix potentiellement embarrassant qui s’offre à elle. En guise de propos conclusifs, nous pouvons reprendre cette belle affi rmation de la Cour internationale de justice qui, dans l’affaire Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni, 1963), a écrit à propos de sa fonction judiciaire, qu’elle « est soumise à des limitations inhérentes qui, pour n’être ni faciles à classer, ni fréquentes en pratique, n’en sont pas moins impérieuses » (C.I.J. Recueil 1963, p. 30).

Nous souscrivons entièrement au constat en tant qu’il constitue une évaluation très juste des obstacles auxquels la Cour a à faire face dans l’exercice de ses fonctions, qu’elles soient contentieuses ou consultatives, et que le dossier chagossien risque de mettre sérieusement à la lumière du jour. La priorité première de la Cour est le maintien de son intégrité et de son autorité en tant qu’organe judiciaire principal des Nations unies. Ces limitations « impérieuses » et « inhérentes » à sa nature pourraient donc, pour la première fois de son histoire, justifi er un refus de prononcé d’un avis consultatif pour des motifs d’opportunité judiciaire, dû à un détournement procédural opéré par Maurice. La Cour pourrait en effet juger qu’il y a un contournement du consentement britannique et donc une incompatibilité avec son caractère judiciaire.

Et puisque l’appréciation de cette opportunité relève d’un pouvoir discrétionnaire que l’article 65 §1 de son Statut lui confère, la possibilité que cette situation se concrétise en l’espèce présente une probabilité d’autant plus alarmante. Que faire pour éviter la réalisation d’une telle situation ? La tâche ardue qu’incomberait à la République de Maurice serait précisément de convaincre la CIJ qu’il serait opportun pour elle de se prononcer en montrant par exemple, que le prononcé de son avis s’inscrirait dans le cadre du rôle historique assigné à l’ONU dans le processus de décolonisation. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est présenté comme l’un des principes cardinaux orientant sa mission : il est affi rmé dès l’article 1er de la Charte des Nations unies et est souvent rappelé par l’Assemblée générale, notamment depuis sa fameuse résolution 1514 (XV) de 1960.

Or le peuple chagossien n’a jamais eu la chance d’exercer ce droit à l’autodétermination de telle sorte que la question chagossienne ne s’inscrirait pas dans le strict cadre d’un différend entre Maurice et le Royaume-uni. Cette hypothèse, parmi d’autres, pourrait renverser la donne concernant l’opportunité judiciaire de la Cour et serait susceptible d’entériner les chances de réalisation d’une situation embarrassante. Cette incertitude relative au prononcé même de l’avis semble donc constituer la zone d’ombre la plus importante obscurcissant le dossier. Si les Mauriciens peuvent cependant être sûrs d’une chose, c’est que l’affaire marquera d’un sceau décisif, la jurisprudence de la CIJ et promet de nourrir une réfl exion doctrinale riche à laquelle les éminents juristes internationaux y consacreront beaucoup d’encre.

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