Gavin Poonoosamy (Mama Jaz) :« Les Mauriciens que nous présentons peuvent jouer n’importe où sur terre »

Propos recueillis par Joël Achille.

Il a fallu du temps pour comprendre celui qui, depuis une conversation avec Jerry Léonide en 2016, porte Mama Jaz, ce rendez-vous annuel de la musique et du génie créatif. La conversation entamée autour d’un café se poursuit à son domicile, à Port-Louis. Installé au milieu de livres, d’instruments, de reliques et de photographies de sa famille, Gavin Poonoosamy explique sa passion pour la création, distillée lors du festival, qui se tiendra tout le long du mois d’avril. L’invitation en ce monde pas si lunaire – mais tout de même difficile à capter – s’adresse à tous. Surtout ceux que les curiosités de ce monde attirent.

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En tant que fondateur et directeur général de Mama Jaz, pouvez-vous nous parler de ce style particulier de musique qu’est le jazz. Quelles sont ses origines ?

D’un côté universel, il y a simplement le silence. Et dans le silence, il y a l’intention de l’expression humaine qui parvient à exister à travers des notes. Dans une sorte de lexique musical, la communication naît.

Beaucoup créditent l’origine du jazz depuis la Nouvelle-Orléans vers la fin 1800. Toutefois, il commence réellement à se catégoriser comme jazz vers 1920. Ce style émane des humains qui essayaient de communiquer entre eux malgré le fait qu’ils ne parlaient pas forcément le même langage. La musique était devenue un moyen de tripper ensemble. De nos jours, les États-Unis présentent le jazz comme une forme de musique classique américaine.

De mon côté, je reste dans cette optique universelle. Dans mon mauricianisme et ma sphère mauricienne, le jazz, c’est comme Philippe Thomas le dit : « Wa, jaz sa ». le terme Jazz a une connotation plus philosophique, qui rappelle le rapport humain face à l’adversité : « Jaz sa, nou manz ar li. » Il y a aussi la façon dont Blakkayo le dit, qui peut se rapporter à une situation ou un individu qui peut surprendre : « Wa, zafer-la jaz sa », « Sa figir-la mari jaz, pran kont. » Le jazz arbore plus un rapport avec le coeur mauricien.

D’où est venu le nom Mama Jaz  ?

Cela aurait pu s’appeler Mama Silans. Je cherchais quelque chose qui pourrait tout rassembler. Et tout le monde a une notion du silence. Et puis c’est devenu jaz par rapport au potency donné par Philippe Thomas et Blakkayo au terme jazz. De plus, nous n’avons pas deux z dans jaz, vu que nous en avons besoin d’un seul pour faire cette consonne marcher (en kreol morisien). Nous devons nous identifier de par ce que nous sommes dans notre propre génie.

Pour la première édition, nous avions la célébration de la Journée internationale du jazz. Désormais, cette journée constitue un chapitre tout aussi important que les autres. À travers Mama Jaz, nous célébrons le génie créatif mauricien. Nous aidons également nos audiences à avoir des éléments de comparaison, quand nous réussissons à faire venir des éléments avant-gardistes de Corée-du-Sud et de La-Réunion, par exemple. C’est l’occasion de comparer les Mauriciens aux internationaux. Il est clair que la création mauricienne a sa place n’importe où sur terre. Il y a des formations et des éléments de notre territoire qui ont grandi ici et qui peuvent faire très fort.

Si vous deviez vous adresser à un non-initié du jazz ou de la musique créative, que diriez-vous pour faire apprécier ces genres musicaux ?

Si cela l’inspire, peu importe ce qu’il écoute, be manz ar li. Et puis, ne restez pas dans des loops. À un moment donné, on peut stagner dans des trucs cycliques qui hypnotisent. Mama Jaz a l’ambition d’avoir une représentativité des meilleurs éléments créatifs du territoire. Les minit mazik montrent davantage la créativité et la diversité que, peut-être, les grands concerts. Pourquoi ? Parce que des idées très courtes démontrent quantité de nuances entre les gens. Chacun a son jeu différent.

Nous n’avons pas forcément besoin de musique Mainstream en termes de valeur, mais nous sommes exposés à elle jusqu’à ce qu’elle modifie nos valeurs. Avec Mama Jaz, nous voulons montrer que ce que nous faisons ici est plus fort et a plus de résonance, parce que c’est mauricien. Même dans la langue.

Nous engrangeons des informations de diverses sources. Cependant, quand nous créons, parvenons-nous à le faire dans notre langue et avec nos spécificités et authenticités ? Je dirais à ceux qui écoutent du Mainstream international de comprendre quel pays a une influence sur eux. Puis de voir si ces créations tendent vers l’originalité.

Pourquoi devraient-ils le faire ?

C’est simplement dans un esprit d’ouverture et d’évolution. Si vous écoutez les mêmes morceaux tout au long de votre vie, vous limitez vos champs de compréhension et d’exploration. Parfwa, pena lamizik mem kapav ase. Dans différentes circonstances, quand il y a le silence, différentes choses se passent. Il y a des silences qui sont guérisseurs, d’autres perturbants.

Étrangement, j’écoute de moins en moins la musique. Je l’écoute techniquement dans mon travail. Et puis il y a des trucs qui m’attirent. Or, souvent, en une minute ou un morceau, j’ai capté beaucoup d’informations d’un artiste ou de son exploration. Il y a un rapport plus instinctif, des éléments qui me font danser, qui m’attirent, ou dont les formes m’intriguent. J’ai alors vraiment un lien. J’ai des difficultés à écouter des choses cycliques. Je peux en écouter une fois, mais vite fait. Les formes musicales particulières m’interpellent davantage. Elles assouvissent quelque chose en moi.

Cette 8e édition de Mama Jaz est placée sous le signe de l’harmonie. Pourquoi ce choix ?

Mo’nn met mo mem dan enn lak ; toule lane mo bizin ena enn slogan aster. Le challenge que nous nous sommes lancé consiste à nous réinventer. Chaque édition de Mama Jaz s’accompagne d’un chantier hyperpuissant. Mon introduction vient au final influencer toute la campagne de Mama Jaz. Nous revoyons notre branding, notre visuel, notre logo. La base de ce qu’est Mama Jaz est très peu modifiée. Tous les textes sont à chaque fois des originaux.

L’harmonie est indéniablement nécessaire. J’ai envie que le festival soit harmonieux dans sa forme, de même que dans la façon de s’adapter au calendrier culturel de Maurice. Ainsi, les mercredis et dimanches (jours de concerts), nous ne sommes pas en clash avec les autres événements. Avril est un mois plus calme, comparativement à la fin d’année. L’harmonie est également un terme technique dans la musique. Elle revient à l’orchestration de différentes notes, gammes et tonalités dans les expériences musicales.

Après les épisodes du Covid, 2023 est une année sans restrictions sanitaires. Comment vous sentez-vous de retrouver les conditions d’antan pour Mama Jaz ?

Cela reste laborieux d’organiser des rassemblements humains autour d’événements artistiques sur notre territoire, surtout dans des espaces publics. C’est merveilleux de disposer du Caudan Arts Centre et de Beau-Plan (où se tiendront les concerts), qui nous soutiennent. Après, il y a un travail de fond que nous accomplissons pour pouvoir jouir d’une présence dans davantage de parties de notre territoire. D’année en année, nous voulons optimiser nos actions dans différents lieux publics.

Qu’est-ce qui constitue un frein à cette ambition ?

Il y a d’une part les ressources. Pour l’heure, nous sommes très stables, et j’en suis comblé. Le soutien du National Arts Fund constitue un véritable cadeau, qui nous encourage. Sur le long terme, je souhaite avoir l’attention des ministères du Tourisme, de l’Education, et, de manière plus substantielle, du ministère des Arts et du Patrimoine culturel. Nous bénéficions d’un appareil de soutien puissant envers des actions artistiques professionnelles.

Mis à part cela, comment réfléchissons-nous à notre intégration au niveau folklorique et à notre impact sur la culture mauricienne ? Je ne sais pas s’il y a une façon d’y parvenir, mais définitivement, nous grandissons à chaque fois grâce à des correspondants et interlocuteurs qui sont capables d’ouvrir des portes et qui ont des forces décisionnaires. Nou kontign tap laport ek trase.

En parlant de tap laport, comment avez-vous fait pour entrer en contact avec Hanbin Lee (pianiste sud-coréen annoncé au Caudan Arts Centre) ?

Nous nous sommes rencontrés en Corée-du-Sud dans le cadre de la Seoul Music Week. Il y jouait avec un groupe appelé Gray by Silver. J’y avais été invité en vue de repérer et programmer. Hanbin Lee ti mari exite pou vini ! La campagne que nous tenons autour de lui permet à l’artiste de Stand-Out soudain, du fait qu’il jouera dans un pays différent. D’autant que la musique traditionnelle ou créative de Corée ne bénéficie pas forcément de la même qualité d’exposition que celle des artistes pop du Mainstream.

Avec la stratégie autour du tourisme à Maurice, depuis les années 70’, le monde a une idée assez paradisiaque de notre territoire. Depuis que nous avons commencé la collaboration avec la Corée, deux formations coréennes se sont présentées lors de Mama Jaz, dont un artiste qui a décroché le Korean Music Award. Avec Momix, nous avons emmené une équipe pour une collaboration Hollande/Corée du Sud pour jouer à Maurice.

Dans l’autre sens, Eric Triton et Hans Nayna ont joué à la Seoul Music Week et y avaient fait une tournée. C’est un échange en fait. Nou gete ki Morisien kapav al laba ankor pou bann proze ki pas par Moris. C’est un travail de fond pour lequel nous voyons les fruits maintenant.

Dans cet esprit d’échange, Luc Joly (La-Réunion) se présentera également à Maurice pour son Gran Békar (célébrations de ses 35 ans de carrière). Comment cette venue s’est-elle matérialisée ?

Ce sont des conversations, en fait. À un moment donné j’ai appris, à travers Nadège Nagès (Pôle régional des musiques actuelles de La-Réunion), que Luc célébrerait ses 35 ans de carrière. Je connais Luc depuis longtemps. Je suis déjà allé rester chez lui, et l’ai accueilli ici quand il y avait le festival de jazz Ernest Wiehe. Il a un parcours fantastique et une humilité… un peu comme Philippe (Thomas). C’est un excellent musicien avec beaucoup d’expérience. Sa pratique et sa manière d’être ont encouragé des générations à s’intéresser à la musique et à en faire.

Donc, nous avons discuté et c’était une sorte de mama kreasion. Il n’avait pas prévu de célébrer ces 35 ans, mais j’ai fait cela devenir un point d’orgue. D’autre part, il y avait également la question de l’équipe qui l’accompagnera. Il aura un sextet de musiciens avec lui, mais d’autres surprises de Maurice vont se joindre à ce projet. Ils présenteront un répertoire de plus d’une heure pour montrer la créativité de Luc.

Aujourd’hui, Mama Jaz est l’unique festival à tenir sur un mois. N’est-ce pas un défi de l’organiser sur autant de jours ?

Il s’agit d’une décision stratégique. Au début nous nous demandions quel format adopter pour que nos équipes puissent récupérer, et aussi pour nous distinguer. La première édition s’est tenue sur une semaine. C’était dur, mais je n’en avais pas eu assez. Faire tous les jours des dates était difficile pour les équipes également.

Puis il y a eu l’idée de tenir sur un mois, du 1er avril au 1er mai, avec cette ambition d’avoir un discours autour du statut de l’artiste, de même qu’une reconnaissance pour le secteur et le génie créatif. Finalement, le 1er mai est trop politisé et rend confus le discours artistique. Il était important de ne pas mélanger les choses. Nous sommes critiques, mais nous ne critiquons pas et emmenons un positionnement politiquement correct et professionnel. Nous avons retenu la formule de 30 jours.

Par la suite, nous nous sommes penchés sur le format. Je voulais que les enfants puissent lire le programme et le reconnaître. Donc, toutes les semaines, c’est une sorte de répétition, mais chaque année est différente. Cette fois, il était important de retourner à la base, c’est-à-dire de faire les gens sortir et assister à des concerts. Je suis ravi de disposer d’un espace Indoor dans un théâtre, et d’un espace Outdoor dans un parc, dont l’accès est gratuit.

Dans Mama Jaz, il y a toujours eu davantage d’actions gratuites que payantes. Le montage financier avec les collaborations et sponsors nous permet de tenir des concerts payants. Ce que l’audience emmène nous aide à organiser des actions gratuites.

Quelle est la réaction du public mauricien par rapport à Mama Jaz ?

Si quelqu’un aime notre rayonnement, il y trouvera du plaisir. Si certains ont trop chauds, zot pou al kasiet. Toutefois, nous essayons de toucher tout le monde en invitant les gens à venir vivre le festival. Nous rayonnons également à travers les médias et nos plateformes. Depuis 2020, nous avons au moins une centaine de minit mazik. Nous recevons tous les jours des Likes de n’importe où sur terre. Notre contenu dématérialisé touche entre 600 000 et 950 000 Mauriciens. Pour les actions qui demandent une présence sur les lieux, il y a 400 places de disponibles par concert au Caudan Arts Centre. Il y a également entre 500 et 1 000 places à Beau-Plan. Je crois beaucoup en cette initiative gratuite, mais elle reste un test. Nous avons toujours eu un Attendance Rate de plus de 80%. Ce n’était pas le cas à nos débuts. Cependant, à compter de 2018, cela a changé.

Depuis l’avènement de Mama Jaz, vos efforts semblent avoir été canalisés. Comment vous sentez-vous aujourd’hui de tenir une huitième édition de ce festival ?

C’est effectivement un parcours de vie. Mama Jaz est une manifestation de mes désirs artistiques et de production. Nos équipes et notre audience participent à son essor. Le festival et l’apport des autres m’aident à me structurer encore plus.

Pour arriver où nous en sommes, cela a demandé un côté chevronné. Mais nous avons grandi et sommes devenus plus réalistes. Nous jouissons aussi d’une durabilité grâce à la bienveillance de ceux qui croient en ce projet. Il y avait d’autre part des potentiels moins bienveillants demandant des positionnements qui ont bénéficié au projet. Mama Jaz est particulier… Li dan so baz isi.

D’un point de vue personnel, comment vous sentez-vous d’avoir accompli tout cela ?

Les statistiques internationales montrent que le cap de la durabilité d’un festival est franchi après la septième année. La majorité des festivals meurent après la première édition. Maintenant, je suis un peu plus rassuré. Les conversations avec les partenaires sont plus simples. Ils voient la consistance et la continuité. Notre humilité aussi touche. Nous avons une réflexion sur l’éducation dans la musique. Nous partageons ce que nous aimons et croyons dans la capacité thérapeutique et stimulante de la musique.

Nous voulons proposer quelque chose de différent et aider au développement humain autour du génie créatif mauricien. Tous les Mauriciens que nous présentons peuvent jouer n’importe où sur terre. Ils présenteront une sublime performance, peu importe la grandeur de l’audience ou l’espace alloué. Autant nous voulons valoriser le génie chez les autres, autant nous voulons démontrer quel est le nôtre. Peut-être que la seule personne à remplacer dans le festival c’est moi (rires, NdlR).

Une dernière question : que répondez-vous à ceux qui vous trouvent bizarre ou lunaire ?

Zot mank vokabiler.

Propos recueillis par Joël Achille.

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