HOMMAGE – Alain Rey, une source d’inspiration

L’expression « le français » est un piège intellectuel et culturel ; il est essentiel que la langue française, sous toutes ses formes, soit dégagée de toute idée nationale pour survivre et se développer. [Alain Rey]

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PRAVINA NALLATAMBY

Membre du Conseil international

de la langue française à Paris

Le 28 octobre dernier, disparait Alain Rey, rédacteur en chef des Editions Le Robert à l’âge de 92 ans. Comment rendre hommage à ce lexicographe hors pair sans honorer en même temps la langue française et toutes ses variantes ?

Nul n’est infaillible. Malgré les imperfections que certains décelaient chez l’homme et dans ses dictionnaires, on doit au linguiste son immense contribution à l’histoire de la langue française. Aujourd’hui, alors que se perdent certaines valeurs humaines, et qu’une nouvelle forme d’humanisme fondé sur le dialogue interculturel est en train de naitre, on apprécie le souffle humaniste d’Alain Rey lorsqu’il partage son savoir et qu’il nous offre une merveilleuse ouverture sur le monde.

On ne présente plus l’œuvre d’Alain Rey, ce grand monument de la langue française. Avec la collection de dictionnaires qu’il a dirigée, l’amoureux des mots nous invite, entre autres, à sortir de la norme, du « français standard », en nous ouvrant à la variété des usages et à la diversité culturelle. Dans Le voyage des mots, un merveilleux ouvrage paru en 2013, il nous emmène à la découverte de l’« élixir » et l’histoire d’autres mots français originaires de l’Orient arabe et persan.

Les mots relient les hommes. Aujourd’hui, je voudrais témoigner toute ma reconnaissance à Alain Rey pour avoir tissé ce lien privilégié dans le monde francophone grâce à sa pratique lexicographique. Gardiens des mots de la langue, les dictionnaires dévoilent leur sens, révèlent leurs formes et indiquent leur nature. On ne les apprend pas par cœur, on n’en finit pas de les découvrir. Un mot qui salue, facile comme ‘bonjour’ ; ‘ensemble’, nous sommes solidaires ; ‘il faut’, le devoir nous appelle. La tendresse d’une ‘naissance’ nous interpelle. L’absence de mots est synonyme de silence, ce ‘vide’ comme le manque du ‘son’ d’une voix familière qu’on n’entendra plus jamais…

Au mur, sur les photos, de gauche à droite : Joseph Hanse et André Goosse.
De gauche à droite, Hubert Joly, Président du Conseil international de la langue française, Pravina Nallatamby, et Alain Rey en février 2016

Il y a des mots qui unissent et des mots qui séparent. ‘Adieu’, ce mot qui tue, ‘sans rancune’, l’expression qui réconcilie. On peut se rappeler une ‘mélodie’ qui guérit ; avec la ‘prière’ et ‘l’amitié’, on ‘communie’. Est-ce la vibration des mots qui nous nourrit ou le souffle des dictionnaires qui nous relie ? Peu importe à la fin… Car au-delà des mots, il y a des rencontres et certaines nous marquent et tracent notre destinée !

La rédaction des Dictionnaires Le Robert

En effet, en juillet 1987, lorsque j’ai franchi les portes des locaux de la rédaction des Dictionnaires Le Robert, j’ai eu la chance d’être accueillie par le directeur littéraire, Alain Rey. Lors d’un stage en lexicographie différentielle, on m’avait confié la description des « mauricianismes » pour l’enrichissement de leur base de données des régionalismes. Pour Alain Rey, un dictionnaire de langue française doit inclure les régionalismes du français de tous les locuteurs francophones. Pendant trois mois, sous le regard exigeant de Danièle Morvan, responsable de la base de régionalismes lexicaux, les mauricianismes extraits d’ouvrages francophones du patrimoine littéraire mauricien ont été soigneusement décrits sur le plan formel et sémantique. Rigueur scientifique oblige, cet inventaire enrichi et validé par des enquêtes de terrain a été publié en 1995 au Conseil international de la langue française grâce au soutien de l’Université de la Sorbonne Nouvelle. Des exemples provenant d’un corpus de textes écrits et oraux attestent l’usage de ces régionalismes par des locuteurs francophones à l’île Maurice.

Comment se croisent les cultures à Maurice ? Comment s’entrelacent les langues ? Un parcours à travers l’histoire des mots voyageurs nous met sur la voie… Suivons la valse des mots et laissons-nous entrainer par leur histoire.

On emploie fréquemment le mot « cotomili » en français et aussi en créole pour désigner les feuilles de coriandre. Condiment couramment utilisé dans la cuisine mauricienne, le cotomili sert à confectionner, entre autres, des « chatinis », après avoir été savamment mêlé au tamarin et au sel, puis moulu avec de l’ail et du piment. Quelle est l’origine de ce mot ? Compte tenu de la genèse des créoles au XVIIIe siècle lors du peuplement des îles Mascareignes, certains linguistes pensent que la forme tamoule « kotumali » a probablement été francisée à la suite d’une créolisation : cette plante aux feuilles et aux graines odorantes couramment utilisée dans des plats indiens a été désignée par le terme tamoul très probablement en créole mauricien puis, en français local. On retrouve des attestations chez Marcel Cabon et Geneviève Dormann.

Qu’en est-il de « chatini » ? Certains disent que ce mot vient de l’anglais chutney, forme anglicisée du hindi chatni. Ce terme, issu directement du hindi, aurait pu débarquer à l’île Maurice au XVIIIe siècle au fil des flux migratoires indiens, puis aurait engendré le créole « satini » avant de se franciser en « chatini ». La langue créole serait alors la langue de passage, où transiteraient des formes venues d’une autre langue. Beaucoup d’autres langues ont servi d’intermédiaires dans l’histoire des mots qui ont traversé continents et océans. Le portugais et l’espagnol ont transporté une partie du vocabulaire indien d’Amérique en Europe comme « avocat » (du nahuatl), « papaye », « goyave » (de  l’arawak). L’anglais a aussi servi d’intermédiaire à « caribou », « totem » et « toboggan » (de l’algonquin).

Dans les dictionnaires de langue française, le terme recensé pour désigner cette sauce exotique est la forme anglicisée chutney. En fonction de la situation de communication, le locuteur mauricien, lui, emploierait « chutney » ou « chatini » pour en vanter sa saveur piquante et acide ou bien « acidulée » (légèrement acide). Quand cette forme apparait sous la plume de J.M.G. Le Clézio qui évoque les chatinis « acidulés », on découvre en effet cette autre saveur, légèrement acide, prisée par les amateurs de café et de bon vin. Le chatini s’est revêtu d’une nouvelle robe ; on peut savourer ici la lexicalisation de cette collocation (association habituelle de mots avec d’autres dans un énoncé) qui traduit une nouvelle représentation de cette réalité locale. Appropriation et réinvestissement (trans)culturelle ? Laissons tomber toute analyse, laissons aller l’imaginaire. Les mots ont une charge affective et socioculturelle. Ils voyagent contre vents et marées, subissent une normalisation orthographique et phonétique en fonction de la langue d’accueil ; ensuite, une nouvelle aventure commence pour leur intégration.

« Langue qui défie les siècles »

La mondialisation a fait tomber les frontières géographiques. Le nombre de gens actuellement en train de s’approprier la langue française s’accroit. Ils l’apprivoisent au fil de rencontres, de lectures et de voyages, en faisant parfois un détour par le dictionnaire. En rendant hommage à Alain Rey, il faudrait aussi saluer l’engagement de tous ceux qui, comme lui, travaillent à leur manière pour le rayonnement et l’enrichissement de la langue française ; les usagers de cette « langue qui défie les siècles » comme il le disait si bien, méritent aussi d’être félicités.

Alain Rey, l’amoureux des mots et des cultures est une véritable source d’inspiration. Je lui serai toujours reconnaissante pour m’avoir transmis la passion des mots qui sous-tend depuis mes occupations en faveur du dialogue des cultures : les mots à définir et à traduire, les mots pour unir et pour écrire… En février 2016, par un heureux hasard, nos chemins se sont croisés de nouveau. Cela s’est passé au Conseil international de la langue française. Sous le regard amusé de Joseph Hanse et d’André Goosse et en compagnie de Hubert Joly, nous échangeons quelques mots en riant de bon cœur. Lesquels, me demanderez-vous ?  Peu importe… Les mots relient les hommes. Au-delà des mots, il y a les rencontres…

Alain Rey est parti pour son dernier voyage, c’est une grande perte pour la langue française. Il restera toujours vivant dans nos esprits. Que son âme repose en paix et que son œuvre rayonne partout dans le monde.

6 novembre 2020

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