Quel est l’enfant ou l’adolescent qui n’a jamais entendu ses parents ou enseignant lui dire : Il faut lire des livres ! Au Salon du livre, il y a quelques mois, la maison d’édition Atelier des Nomades a lancé un Manifeste pour la lecture où des auteurs francophones célèbrent le livre. Je cite ici un extrait de “L’ire de pas lire” de Fabienne Jonca : “Lire. C’est profiter des mots d’auteurs/ Qui, bien mieux que nous, nous évoquent ce que nous ressentons/ C’est être cueilli par une phrase que l’on ne peut s’empêcher de souligner, de copier ou de photographier.” C’est exactement le sentiment que j’ai ressenti en lisant le livre de David Runciman, How Democracy Ends, paru en 2018.
Au fil de la lecture, chaque page s’est remplie de surlignage et d’annotations. De quoi parle D. Runciman exactement ? Certes, le titre de son livre pourrait réveiller en nous la peur de l’inconnu ou les catastrophes politiques et sociales liées à la fin de la démocratie. Cependant, ce livre est éclairant, apportant une lumière sur des éléments qui devraient attirer notre attention concernant la fuite en avant de la démocratie.
Dans un premier temps, nous proposons de mettre en exergue les points saillants de chaque chapitre du livre et ensuite utiliser la grille d’analyse de l’auteur pour lire ce qui se passe dans notre pays. Pour David Runciman, si la démocratie était un animal, ce serait un chat, avec de multiples vies. Oui, la démocratie s’est éteinte plusieurs fois au cours de l’histoire politique contemporaine. On croit savoir la forme que cela prend mais au 21e siècle, dans un contexte disruptif à tous les niveaux, la faillite démocratique prendrait quelle forme ? Pour lui, il est important de séparer le signal du bruit. Il considère la période actuelle davantage comme une “mid-life crisis” pour la démocratie, dont on ne sait pas ce qui va sortir, plutôt qu’une régression. Au lieu de regarder en arrière, il vise à analyser les menaces contemporaines et futures pour les démocraties. Voilà à quoi David Runciman essaie de répondre à travers les 4 chapitres qui structurent son livre :
Coup ! Catastrophe ! Technological takeover ! Something better !
“Executive aggrandisement”
Runciman cite un certain nombre de « coups d’État » progressifs qui pourraient tuer ou paralyser une démocratie sans que nous remarquions clairement ce qui s’est passé. Parmi les types les plus subtils de prises de pouvoir disponibles dans les démocraties matures, il y a l’“Executive aggrandisement” par un gouvernement en place, par lequel les dirigeants élus, une fois au pouvoir, sapent les institutions démocratiques sans jamais les renverser. Une autre tactique possible est la manipulation stratégique des élections, par laquelle les élections ne sont jamais carrément falsifiées au point de pouvoir être qualifiées de « volées », mais sont manipulées de manière créative juste assez pour qu’elles ne soient jamais vraiment libres et justes non plus. Selon l’auteur, le danger actuel n’est pas la destruction de la démocratie, mais l’effondrement de la démocratie sans enfreindre les règles du jeu démocratique. Cela passerait par l’utilisation d’outils non démocratiques, manipulant les électeurs par le biais de fake news ou de théories du complot, par exemple, pour que les candidats bénéficient de la diffusion de fausses informations ou pour que leurs idées soient mieux reçues dans la société.
Dans le chapitre deux, il explique comment les catastrophes potentielles du 20e siècle (comme la guerre nucléaire) auraient pu mobiliser les citoyens contre de telles menaces et ainsi renforcer la démocratie. Aussi, les catastrophes d’origine humaine paraissent moins menaçantes depuis la fin de la guerre froide, même si elles restent de réelles menaces. Par ailleurs, les effets catastrophiques du changement climatique sont perçus comme si lointains qu’ils ne mobilisent que faiblement les citoyens et, de plus, semblent être en tête que dans les agendas des experts.
Après avoir discuté de l’idée que soit la violence politique sous la forme d’un coup d’État ou d’une prise de contrôle quelconque d’une part, soit une catastrophe de l’autre, sonnera le glas de nos démocraties chancelantes, Runciman passe à la question de la technologie et de ses myriades de menaces à la démocratie. Il reconnaît que chercher à prédire l’avenir est absurde compte tenu de l’éventail presque illimité des possibilités, englobant une technologie qui anticipe nos préférences sans jamais chercher à élargir nos horizons ou à nous encourager à absorber de nouvelles informations.
Aujourd’hui, des quantités massives de données personnelles récoltées par des entreprises comme Google et Facebook soulèvent déjà la possibilité que la démocratie devienne superflue, avec de puissants algorithmes potentiellement capables de faire des choix politiques plus « rationnels » que n’importe lequel d’entre nous avec notre propre conscience limitée. Pour l’auteur, les réseaux sociaux ont donné une fausse apparence à la démocratie représentative et sont des produits contrôlés par de grandes sociétés capables de prendre des décisions qui peuvent influencer les intérêts des utilisateurs, en plus d’avoir la capacité de contrôler les données personnelles. Le danger se situe dans le fait que ces réseaux sociaux se sont constitués en des espaces efficaces pour la mobilisation citoyenne et ont fourni un “sentiment d’appartenance” au milieu du discrédit accordé par les électeurs au fonctionnement du système politique. En fin de compte, il propose que la démocratie puisse bien finir sous sa forme actuelle, et si et quand elle le fera, ce sera le résultat d’institutions évidées qui donnent la forme et non la réalité de la démocratie.
Dans le dernier chapitre “Something better !”, Runciman traite des alternatives possibles à la démocratie contemporaine. Certes, le livre ne propose pas de conclusion sur la meilleure alternative, bien que l’auteur considère que la démocratie est remplaçable. Ce que le livre démontre, c’est que la fin imminente de la démocratie n’est pas nécessairement une cause de désespoir. L’échec des anciennes institutions ouvre la porte à de nouveaux arrangements et Runciman souligne implicitement que les menaces à la démocratie ne sont pas limitées par les frontières étatiques, et doivent donc être traitées au niveau international, collectivement et avec différents acteurs.
How Democracy Ends est publié en juin 2018, avant la première grève de Greta Thunberg, avant la “chute” de Donald Trump, avant la pandémie de la Covid-19 et surtout avant l’accélération dans le développement de l’intelligence artificielle. Mais ses propos sont ô combien d’actualité ! En fait, sa grille d’analyse est intéressante car elle cerne les dynamiques qui sont à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Nous utiliserons cette même grille pour proposer une lecture des dangers qui guettent la démocratie à Maurice.
“Coups (d’Etat)”
Nous entendons de plus en plus souvent que nos institutions sont en faillite, n’arrivant pas à fournir ce à quoi elles sont destinées. Semaine après semaine, nous l’entendons au Parlement, dans les émissions radiophoniques. Nous le lisons aussi dans la presse locale. David Runciman parle de différentes variétés de “coups (d’Etat)” mais ce qui est pertinent dans notre cas c’est clairement l’“Executive aggrandisement”, quand ceux au pouvoir diminuent de manière lente mais précise la bonne marche de nos institutions sans pour autant les démanteler. Prenons l’exemple de notre Parlement. Nous n’avons jamais connu une telle situation depuis notre indépendance. Le non-respect subi par des parlementaires de l’opposition dans l’allocation de temps de parole, un arbitrage ‘get enn sel lizie ek ekout enn sel zorey’ pendant les débats parlementaires, une attitude de ‘gros bras’ du Speaker, quittant sa place avec une démarche menaçante, constituent les cris d’une institution qui perd de sa légitimité démocratique. De plus, le bras de fer entre le DPP et le Commissaire de Police (deux postes CONSTITUTIONNELS) vient toucher le fondement même de la séparation des pouvoirs, érodant au passage la question d’une justice qui soit identique pour chaque citoyen mauricien.
Pourtant, la tragédie du Wakashio couplée du COVID, catastrophes qui auraient dû nous unir et renforcer la démocratie, ont été de grands moments de circulation de théories complotistes. Ces théories sont la logique même du populisme. Le danger qui nous guette vient du nombre de votants qui n’ont pas donné leur confiance au régime en place et parmi lesquels ces théories prennent naissance et sont véhiculées. David Runciman le dit bien : “when conspiracy theory moves from being a minority pastime to a majority pursuit […] we may be in the middle of such a shift” où la démocratie cesse de fonctionner.
La multiplication de pages Facebook qui font de la propagande politique et qui attisent la haine raciale vient exacerber l’étiolement de notre démocratie. La polarisation que l’on voit dénote un problème grandissant avec des personnes ayant des points de vue différents qui se retrouvent plus divisées qu’elles ne l’avaient jamais été auparavant. Aussi, la mise en ligne d’articles de presse et surtout la possibilité de les partager et de les commenter ont fini par attribuer à la presse une démarche “anti-patriotique”, et que tout ce qui se passe est de leur “faute”. Nous avons là les prémisses d’une démocratie affaiblie.
Le régime en place ne signera certes pas la fin de la démocratie dans notre pays car même brinquebalantes, nos institutions tiendront les bourrasques les plus violentes. Mais la question que l’on devrait se poser c’est quels sont les acquis qui ne survivront pas. Car, pendant que l’on recherche les signes familiers de faillite, notre démocratie s’étiole des façons qui ne nous sont pas familières. La vigilance est de mise.
Daniella BASTIEN
Anthropologue