JEAN SUZANNE : « Je veux vivre et travailler à Maurice »

Notre invité de ce dimanche a occupé la une de l’actualité à la fin des années 2010. Conseiller de Navin Ramgoolam, Jean Suzanne a aussi été le patron d’Infinity, la première entreprise de BPO mauricienne qui, après un fulgurant début, a connu un crash retentissant. Trois ans après cette aventure qui l’a marqué, Jean Suzanne revient vivre et implanter une nouvelle entreprise à Maurice. Dans l’interview qu’il nous a accordée, il nous explique les raisons de son retour.
Vous êtes définitivement de retour à Maurice pour la troisième fois, Jean Suzanne. C’est le retour de l’enfant prodigue ou de l’assassin qui revient sur les lieux de son crime ?
Je préfère de loin la version fils prodigue. C’est effectivement la troisième fois que je reviens et je pense que ça fait sourire parce que ça colle bien au personnage exilé depuis l’enfance dans un autre pays que le sien que je suis. En ce qui me concerne, je suis Mauricien envers et contre tout et tous, et c’est non négociable.Revenir à Maurice a toujours été un but programmé par mes parents. Je suis revenu une première fois à la recherche d’un emploi, ça n’a pas bien marché. La deuxième fois, je suis revenu en tant que chef d’entreprise venant installer une de ses activités dans son pays natal et j’ai connu les succès et les déboires d’Infinity il y a trois ans. Et pour la troisième fois, je persiste, je signe et je reviens.
lPourquoi revenir à Maurice quand vos activités professionnelles marchent mieux ailleurs, selon vos dires ? Il y a dans cette démarche une envie de vous faire accepter, reconnaître à Maurice ?
Il y a plus d’une centaine de pays où je pourrais travailler. J’en ai choisi un : celui où je suis né. Je veux vivre et travailler à Maurice, contribuer et être partie prenante du tissu social et économique mauricien. Je crois en fait que ça remonte à quelque chose qui est programmée dans ma famille. Mes parents ont quitté Maurice pour des raisons économiques et avec une seule idée : on va travailler à l’étranger et onrevient au pays natal. J’ai grandi et j’ai été éduqué avec cet objectif. Le peu d’argent que mes parents ont gagné n’a jamais été investi en France mais à Maurice. Mon histoire est une continuité avec une volonté de revenir à Maurice, malgré tout ce que j’ai pu vivre à tous les niveaux dans un passé récent. Rien ne peut aller à l’encontre de cette profonde volonté.
lRevenons sur votre deuxième tentative d’implantation à Maurice. Est-ce que tout est réglé… les problèmes de banque, de salaires d’employés non payés, les créanciers ?
Je suis parti de Maurice en septembre 2012 avec trois documents en poche. Le premier émanait de la cour et disait que j’étais blanchi de toutes les accusations portées contre moi. On me réclamait Rs 157 millions et on acceptait que la somme soit ramenée à Rs 8 millions. On peut dire que j’étais ou très bon comme négociateur ou que le dossier était un peu surévalué. Le deuxième document affirme que je suis cleanauprès de la Mauritius Revenue Authority. Le troisième est un document de l’enregistrement concernant le prix de vente de ma maison que j’ai été obligé de vendre pour payer mes dettes de Rs 8 millions. On pourrait reparler des salariés et des grévistes. Il y aurait des choses à dire.
lPar exemple ?
Les grévistes étaient manipulés. Les observateurs qui se sont donné la peine d’aller vérifier la situation s’en sont rendu compte. Des grévistes de la faim posaient devant les caméras d’une certaine presse avant d’aller se restaurer chez McDo et de reprendre le piquet de grève. J’ai eu l’occasion de rencontrer le fameux Jeff qui, lui, faisait la vraie grève de la faim pour les employés d’Infinity, même s’il ne faisait pas partie de l’entreprise. Il a été très étonné non seulement de me rencontrer mais surtout de découvrir la véritable histoire de cette grève. Quand il a voulu revenir vers certains médias pour leur faire part de ce qu’il avait découvert, personne n’a voulu l’écouter. Aucun journal n’a publié une ligne de ses propos. En ce qui concerne les salaires, ils ont été payés àtrois reprises : une première fois, dans le désordre, dans les locaux d’Infinity, une deuxième fois au ministère du Travail et une troisième fois par le liquidateur nommé par le tribunal. Certains ont perçu deux fois leurs soldes. Je possède une liste officielle avec noms et signatures devant chaque somme reçue par chaque personne à chacune des trois dates de paiement.
lPourquoi n’en avez-vous pas parlé avant ?
Rien n’aurait été publié. Comme on n’a jamais publié le fait que les Rs 157 millions que l’on me réclamait ont été réduites à Rs 8 millions !
lComment résumer en quelques phrases l’apogée et la chute d’Infinity ?
Jusqu’en 2008, le marché économique dans lequel évolue Infinity est en plein boom. Le marché est en pleine croissance et l’entreprise se développe à la vitesse grand V et investit en masse pour soutenir et accompagner la demande sur le marché francophone. Il fait même construire son immeuble à Ébène. En 2009, la crise économique frappe de plein fouet le marché européen qui se contracte. Au lieu d’externaliser leurs tâches, les grandes entreprises françaises doivent céder aux pressions gouvernementales et syndicales pour maintenir le maximum d’emplois en France. Les clients d’Infinity sont obligés de réduire leurs activités à l’étranger. En trois mois l’entreprise perd environ 27% de son chiffre d’affaires et doit faire face à une crise de cash flow. Sa banque, qui a des problèmes, ne soutient plus les entreprises en difficulté. Le bureau de Londres de la banque nous demande de nous tourner vers l’institution gouvernementale mauricienne du ministère des Finances créée à la demande du FMI et de la Banque mondiale pour faire face à la crise mondiale, la MTSP.
lComme vous étiez conseiller du Premier ministre à l’époque, les démarches ont dû être facilitées au Mechanism for Transitional Support to the Private Sectorpour vous faire obtenir le fameux “stimulus package”
Au contraire, je m’étais toujours refusé à aller frapper à cette porte. Mais pour sauver Infinity, qui répondait à tous les critères, j’ai dû soumettre un dossier au comité du MTSP. Comme j’étais marqué politiquement et pour éviter toute possibilité de critique, le comité a fait un plan de redressement très sévère pour Infinity et après beaucoup de négociations a voté une somme de Rs 135 millions, alors que nous avions besoin de Rs 190 millions. J’insiste pour dire que, contrairement à l’idée véhiculée par certains médias et politiciens, à aucun moment la MTSP n’a fait un chèque de Rs 135 millions à Jean Suzanne en 2010. Bien au contraire l’entreprise, donc moi-même, s’est endettée de Rs 135 millions pour un plan de redressement mal fagoté et voué à l’échec. Un plan que j’ai signé à contrecoeur fin décembre 2010 pour éviter la mort de ce qu’un entrepreneur appelle son bébé, c’est-à-dire son entreprise. Ce qui devait arriver arriva six mois après Infinity se retrouve en situation de crise de cash flow, mais avec Rs 135 millions de dettes en plus. Le MTSP propose alors de racheter l’immeuble pour Rs 300 millions alors que le bâtiment était évalué à Rs 700 millions. Dos au mur, j’ai dû signer cet accord. La banque a repris immédiatement l’argent qu’elle avait prêté pour la construction du bâtiment, les overdraftset les intérêts. La MTSP se repaie immédiatement et le peu de ce qui reste est versé sur le compte d’Infinity, qui est laissé en ruines, sans actifs et dans une situation financière dramatique. Voilà comment Infinity a crashé.
lC’est facile d’être wise after the event, mais si c’était à refaire ?
Je n’aurais pas signéle plan de la MTSP et j’aurais mis Infinity en liquidation. Cela m’aurait évité de subir toutes les attaques qui m’ont fait perdre ma réputation et ma dignité. Les employés se seraient retrouvés au chômage mais sans le sentiment que le patron les avaient volés.
lSur le plan des affaires, vous êtes donc clean, tout est réglé. Mais les dommages affectifs ont-ils été réglés aussi ?
Le dommage affectif est le plus lourd et le prix personnel de tout ça à payer a été énorme. Ma famille est encore en train de payer le prix de ces dommages.
lTout cela ne fait-il pas aussi partie des risques du métier d’entrepreneur ?
Que la famille proche paie ? J’espère que non. Comme dans toute famille, il y a des impacts du travail sur la vie de la maison, mais il y a des limites à ça. J’estime que ma famille a le droit de vivre et d’exister en dehors de la réalité d’Infinity, ce qui a été loin d’être le cas. Le reste est pour moi moins grave, secondaire.
lVous avez pardonné ?
J’ai pardonné et fait table rase de tout cela et de ces gens-là, sauf d’un parent dont j’étais très proche et qui s’est livré à la pire des trahisons. Aucune des personnes qui m’ont trahi n’a réellement tiré profit de leurs méfaits, sauf le fameux parent qui jouit de la fortune qu’il a amassée durant sa présence chez Infinity. Mais l’histoire n’est pas finie.
lOccupons-nous du présent maintenant. Qu’êtes-vous venu faire à Maurice au niveau professionnel : faire revivre Infinity qui était déjà fini ?
Je rappelle qu’Infinity Maurice était à peu près 70% de notre masse de production. Nous avions d’autres activités ailleurs. Quand je suis parti en 2012, j’ai pris du temps et du recul pour faire le point par rapport à tout ça, et Dieu sait si c’était nécessaire. Après, j’ai repris mon bâton de pèlerin pour aller revoir mes clients. Je leur ai expliqué ce qui m’était arrivé, que je n’avais plus de quoi investir dans des unités de production, mais que je pouvais mettre à leur déposition mes compétences. Ils m’ont renouvelé leur confiance et m’ont confié des chosesà mettre en place. Au début j’ai sous-traité avec d’autres unités de production à travers le monde. Puis j’ai pu remettre en marche mon bureau de Paris. Je me suis remis dans la bonne dynamique, le marché est là et j’ai toujours un métier d’outsourcerdans le monde du service dans l’informatique et l’ensemble des nouvelles technologies.
lC’est quoi le métier de “outsourcer” ?
Il consiste à accompagner les grands groupes internationaux dans leurs besoins en matière de services. C’est ce que j’ai fait depuis mon premier job, depuis toujours. J’ai créé Biotechnologies, une nouvelle entreprise qui prend en quelque sorte la reprise d’Infinity, spécialisée dans le BPO. La nouvelle entreprise a, elle, quatre départements : une activité BPO réduite parce que le marché est arrivé à maturité ; le deuxième est le Knowledge Process Outsourcing ; le troisième l’Information Technology Outsourcing et le quatrième l’Industrial Process Outsourcing de l’électronique au sens hardwaredu terme. Nous allons monter en gamme, aller beaucoup plus loin dans le métier de nos clients, en l’occurrence dans le sens du master planque le gouvernement vient de lancer.
lCe master plangouvernemental va dans le sens de ce que vous voulez faire à Maurice ?
Parfaitement !
lVous êtes arrivé juste à temps !
Prêtez-moi la démarche d’avoir un peu de réflexion en amont avant de lancer une activité. Cette réflexion coïncide avec tous les indicateurs macroéconomiques auxquels on peut avoir accès. Ma lecture de ce marché, mon plan remonte à Infinity, qui en était la première étape, mais nous n’avons pas eu le loisir de continuer. Il se trouve qu’effectivement le gouvernement a eu la même lecture de la situation et de ses débouchés que moi. Je m’en félicite et j’en suis ravi. Cela veut dire que nous allons tous nous engager dans la même direction, ce qui était déjà quelque part le cas à l’époque avec Infinity. Sur le master plan, je suis sur la même longueur d’onde que l’actuel gouvernement.
lVous pourriez finir par devenir le conseiller de sir Anerood Jugnauth en matière de technologie…
Après la précédente expérience que j’ai vécue dans ce domaine, vous comprendrez qu’il est hors de question que je m’approche de la politique. Je suis plus qu’échaudé et j’ai tiré les leçons du passé et de ce que j’ai laissé comme image.
lCe passé et cette image jouent-ils un rôle négatif dans votre troisième retour définitif à Maurice ?
Évidemment, et pour une raison très simple : je n’ai plus aucune crédibilité à Maurice. Vous savez comment ça se passe, je ne vais pas aller taper à la porte d’institutions bancaires ou para-étatiques. J’ai été blanchi certes, mais la mauvaise perception qu’on a de moi reste, une perception que je dois en partie aux médias. Oui, c’est une réalité dont j’ai dû tenir compte dans l’équation de démarrage. Mais j’arrive ici avec un savoir-faire, avec des commandes, des clients et donc du chiffre d’affaires. Nous sommes en train de démarrer l’entreprise, qui est installée à Pointe-aux-Sables depuis quelques semaines.
lVous avez commencé à recruter ?
Oui, et là on tombe sur un sujet très délicat. Arriver avec de nouveaux métiers à Maurice n’est jamais quelque chose de facile. Le recrutement que vous faites est rarement en adéquation avecvos besoins et il faut donc fabriquer les compétences, comme à l’époque d’Infinity. Biotechnologies arrive avec de nouveaux métiers et il va falloir former des gens prédisposés avec des programmes très pointus. Le problème c’est qu’avec nos commandes, nous avons besoin de beaucoup de main-d’oeuvre pour l’ensemble du secteur. Nous sommes opérationnels depuis quelques semaines avec une vingtaine de personnes et une augmentation régulière au fur et à mesure. Nous voulons recruter les meilleurs et surtout ceux qui ont l’ambition de ne pas rester dans le BPO mais d’évoluer vers le KPO.
lVous allez accepter les ex-employés d’Infinity s’ils postulent pour ces postes ?
Oui, ceux qui ont été honnêtes. On m’a souvent accusé de ne pas avoir été honnête, mais force estde constater que certains des ex-employés d’Infnity ne l’ont pas toujours été. Je ne vais pas recruter certains pour ne pas refaire les mêmes erreurs. J’assume les miennes, ce qui ne m’empêche d’analyser les faits pour savoir pourquoi j’en ai commis. Parmi les graves que j’ai commises, c’est que je n’ai malheureusement pas su bien m’entourer. J’avais une confiance absolue, naïve même, dans les gens, mais il n’y a rien de plus compliqué à gérer que des hommes et des femmes. Parce que c’est une machine qui évolue. Vous pouvez avoir affaire à quelqu’un d’exceptionnel un jour et demain cette personne a évolué, elle a eu d’autres éléments dans sa vie, ce qui a fait qu’au bout de quelques années elle n’est plus la même. C’est également mon cas. Ne pas réaliser à quel point il fallait être présent et vigilant, ne pas se disperser et que la confiance n’excluait pas le contrôle ont été des erreurs qui ont contribué au crash d’Infinity.
lPour Biotechnologies vous n’allez pas commettre les mêmes erreurs que pour Infinity ?
Je vais me concentrer, me polariser exclusivement sur le développement de Biotechnologies.
lVous avez des partenaires mauriciens dans Biotechnologies ?
Oui, mais je ne peux malheureusement pas vous révéler leur identité.
lQuelle a été la principaledifficulté de ce retour ?
Je m’y étais préparé et je me sens très bien à Maurice. Les premières réactions quand je suis arrivé ont été polies et cordiale, c’était la bonne surprise. Maintenant, il va falloir faire preuve de discernement entre ce que disent les gens et ce qu’ils pensent réellement. Mais nous sommes opérationnels, nous recrutons, nous formons, nous travaillons, nous facturons. Nous sommes installés et pour rester. Avant aussi j’étais là définitivement, mais les choses ont fait que je redémarre tout à zéro après avoir tout perdu. J’en ai tiré les leçons, j’espère  en tout cas, avoir  analysé ce que j’avais fait de bien, ce que j’avais mal fait. J’espère maintenant bien faire mes devoirs.
lPlus d’envie de montres chères, de puissantes voituresou de motocyclettes qui faisient partie de votre image ?
Je suis épicurien dans l’âme. Dès que j’ai eu les moyens de me payer de belles choses que j’appréciais, je me les suis offertes. En France on ne m’a jamais reproché de profiter d’une partie de ce que mon travail produisait, c’est à Maurice qu’on me l’a reproché. En oubliant que j’avais eu la chance de très bien gagner ma vie. Honnêtement. Et croyez-moi, il ne suffit pas d’être pauvre pour être honnête, c’est plus compliqué que ça.
lVous pensez que cette troisième tentative de retour à Maurice sera la bonne ?
Ce sera la bonne. Il est hors de question que ce ne soit pas le cas. Même si elle ne devait pas marcher cette troisième fois, je reviendrai autant de temps qu’il le faudra. Je n’arrêterai jamais,je veux vivre et travailler à Maurice et je ne vois pas pourquoi on me l’interdirait. Partout où je passe, j’arrive à faire des choses. Ce serait un comble incroyable de ne pas être capable de faire quelque chose de positif à Maurice. Et en plus, je suis entièrement en phase avec les réalités macroéconomiques de Maurice. Ce pays est dans une situation urgente de créer des emplois dans un environnement sclérosé. J’arrive avec des emplois à créer. Le marché est là, les commandes sont là, les clients sont là,tout le monde nous attend . Ifaut juste travailler.
lLe mot de la fin de cette interview ?
Je redémarre ma nouvelle vie, riche de l’expérience de mes erreurs passées, mais aussi de mes réussites, de mon énergie intacte et mes ambitions pour hisser le secteur IT mauricien à un autre niveau, un niveau supérieur. Aujourd’hui, je relis Side Kipling et j’espère être devenu “alors un homme”, être devenu cet homme que je crois meilleur, moins fougueux et orgueilleux, moins pressé et plus solide, plus mûr et plus doux, moins naïf mais toujours déterminé. Aimant mais pas aveugle.
 Interview réalisée par
Jean-Claude Antoine

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