De l’Hégémonie

Nous avions conclu dans notre précédent article intitulé « De l’Universel et du Particulier », et publié dans ces mêmes pages le 14 novembre, qu’il nous semblait nécessaire de penser à une autre logique de l’agencement des identités dans la construction des idéologies et des mouvements politiques à Maurice.
Cette logique s’articule autour du problème de la construction de l’hégémonie dans le champ politique, et donc dans l’espace public. L’hégémonie a une longue histoire dans la pensée moderne et dans les luttes d’émancipation. Le concept fut souvent associé aux revendications de la lutte ouvrière, plutôt d’inspiration marxiste. Mais l’hégémonie ne se laisse pas réduire au simple statut d’appareillage conceptuel marxiste – heureusement d’ailleurs. Sa visée est beaucoup plus grande, définissant le terrain sur lequel toute relation politique se trouve effectivement constituée. Ceci est devenu particulièrement vrai après la chute de l’hypothèse communiste et le triomphe de l’idéologie unique du capitalisme devenu néolibérale. Le concept d’hégémonie s’est alors retrouvé pris dans le débat, qui fait toujours rage dans les grandes démocraties contemporaines, entre le rôle de l’universel et du particulier dans la construction des identités politiques.
Nous pouvons observer là deux vecteurs tendanciels qui nous semblent important d’analyser. Le premier est la tentation d’aller toujours plus loin dans la particularité, à travers les luttes pour plus de reconnaissance pour les minorités. Cette démarche est nécessaire car elle permet également de mettre en place des processus rectificatifs d’injustices historiques, et de développer une approche inclusive qui comprend toutes les composantes de la société. Par exemple, les revendications autour de la créolité, entre autres – comprise comme particularité – est un exemple fort de cette logique.
L’autre vecteur serait la tendance à l’universalité pure, c’est-à-dire au fait d’inscrire la totalité des individus qui composent la société dans une norme unique. Cette démarche fut, grosso modo, sur quoi s’est construite l’idée du peuple et de la Nation dans les États modernes – et notamment en France.  
Différence et similitude
Si nous devions résumer simplement, nous avons d’un côté une logique hétérogène et de l’autre une logique homogène de la citoyenneté. D’un côté, le citoyen est appréhendé par le prisme de la différence et de l’autre par le prisme de la similitude. Chacune de ces logiques, si nous les poussons jusqu’à leurs conclusions logiques, peut avoir des effets fâcheux dans les pratiques politiques d’une société. Une approche trop universelle se transforme souvent en diktat d’une majorité sur les minorités – quelque chose comme un racisme d’État même ; les débats autour de l’imposition de la laïcité en France en sont un exemple marquant. Une approche trop particulariste a, elle, toujours tendance à créer trop de frontières entre les individus – frontières qui peuvent parfois déboucher vers des formes de « guerres des identités », et qui dans la majorité des cas a la fâcheuse tendance à « communaliser » le débat politique. Dans le premier cas, nous avons comme une impossibilité d’exister en tant que minorité, et dans le deuxième cas, ce serait plutôt dans l’impossibilité d’exister en tant qu’un peuple qui poserait problème.
Or, ce choix entre exister en tant qu’une minorité ou exister en tant qu’un peuple, nous pouvons le refuser. Pourquoi devons-nous choisir entre deux options qui sont toutes deux à l’origine d’un blocage de la démocratie et du débat politique national ? Il nous semble qu’une voie médiane est possible. Or, c’est là – dans cette médiation – que la logique de l’hégémonie pourrait nous sembler salvatrice.
Ainsi, il nous semble que la construction des idéologies politiques à Maurice repose sur une logique exacerbée du particularisme. Cette logique est une trace toujours vivante d’une logique mise en place par l’idéologie coloniale britannique. Or, penser la trace devrait toujours vouloir dire penser son effacement, sa disparition irrémédiable ; non pas par accident, mais comme condition nécessaire à l’ouverture de l’horizon démocratique.
Ce travail de l’effacement de la trace coloniale et de la construction d’un autre modèle de société nous semble, pour l’instant, mal engagé. Nous ne devons ainsi pas nous étonner de la multiplication – jusqu’à en devenir extravagante – des revendications identitaires particulières sur le terrain politique mauricien. Ce que nous nommons à Maurice le communalisme est une logique de la pure particularité, logique qui tend à être poussée jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au démantèlement de toute possibilité du commun. Or, le rôle d’un fondement universel est justement de poser les bases de la possibilité du commun comme le lieu sur lequel reposerait le particulier. C’est exactement à cette pratique qu’oeuvre l’idée de l’hégémonie.
Le canevas
L’hégémonie définit ainsi le terrain sur lequel toute relation politique se trouve effectivement constituée par le fait que la relation hégémonique détermine le terrain commun à partir duquel les particularités peuvent éclore. Pour dire les choses autrement, l’hégémonie est le canevas sur lequel doivent prendre racine les pratiques politiques et sociales particulières, afin que ces pratiques ne prennent jamais le primat, la priorité, sur le fondement. Ce fondement doit se présenter comme une universalité qui se laisserait contaminer par la particularité.
Concrètement, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Ou, si nous posons la question différemment : sur quoi pouvons-nous refonder un moment politique qui respecterait l’espace des pratiques particulières, mais sans pour autant entraver la marche en avant de l’universel ?  Quel est le commun sur lequel le particulier doit reposer ?
Risquons nous à une hypothèse : il nous semble qu’être Mauricien, dans l’Ile Maurice de l’après Indépendance, c’est être un individu particularisé qui adhère à un contrat social qui repose sur la construction d’une logique de la solidarité universelle. Etre Mauricien, c’est vivre dans une société qui considère que l’accès à l’éducation, l’accès à la santé, l’accès libre au marché du travail, le respect de la dignité de la personne dans la vieillesse – et tout ce qui fait que les injustices qui prennent racine dans les différences puissent être rectifiées – est le droit inaliénable de tous ses citoyens sans distinction de race, de classe ou de caste.
Voilà ce que nous avons tous en commun. Voilà le terrain universel de notre société. Voilà le point de départ de toute construction hégémonique. C’est à partir de ce lieu que nous devons comprendre que notre société est une société du particulier, mais où la particularité ne devrait jamais avoir le primat politique sur l’universel.
Ainsi, il ne s’agit pas pour nous d’abandonner nos particularités. Il s’agirait plutôt de tendre vers une logique toujours plus grande de l’inclusion dans un modèle public de la providence qui doit se réinventer dans les conditions néolibérales et écologiques de notre temps ; tout en permettant aux particularités de s’exprimer sur le terrain privé de la culture.
Ce serait là une voie possible de la réinvention d’autres pratiques politiques à Maurice.

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