La déportation des Juifs à l’île Maurice en 1940 : entre Histoire et littérature

DR. SONIA DOSORUTH

Il existe un pan de l’Histoire de l’île Maurice qui demeure peu connu. Il revêt pourtant une importance particulière et nous rappelle que, pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’île, alors colonie britannique, héberge 1580 prisonniers refoulés au port d’Haïfa – alors sous mandat britannique – en Palestine. Nathacha Appanah cristallise cet épisode de l’Histoire dans Le dernier frère (2007), roman qui sera récompensé des prix suivants: le roman FNAC (2007), les lecteurs de L’Express (2008), Culture et Bibliothèques pour tous (2008) et Fondation France-Israël (2011/2012). Raj, jeune Mauricien fera la rencontre de David Stein, jeune détenu juif. L’amitié qui naît entre eux ne connaît de fin qu’à travers la mort de David, atteint de malaria et de dysenterie. Dans son précieux ouvrage Le Shekel mauricien (2014, [1998]), Geneviève Pitot retrace les circonstances dans lesquelles des réfugiés juifs d’Europe centrale furent déportés à l’île Maurice entre 1940 et 1945 et décrit leurs conditions de vie à Maurice. Entre dire l’Histoire, sa transformation en fiction, et les leçons à tirer, il s’agit surtout de saisir le processus d’entrecroisement.

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Dire l’Histoire

Le 20 novembre 1940, on apprend à Maurice que, « 1600 émigrés juifs vont nous arriver bientôt du Proche-Orient »  (Pitot, 19), puisque le Livre Blanc de 1939 avait rendu illégale l’entrée en Palestine de ces réfugiés, juste après Les lois de Nuremberg de 1935 qui, tout en protégeant les Allemands, accentueront l’antisémitisme hitlérien. Parmi les répercussions, on retrouve le rajout du second prénom « Sara » sur la première page du passeport des femmes et celui d’ « Israël » sur celle des hommes, sans compter la lettre « J » (« Juif ») au tampon rouge sur le passeport des Juifs allemands (United States Holocaust Museum). Allemands, Autrichiens, Polonais et Tchèques se dirigeront vers la Palestine. Comme le précise Geneviève Pitot : « C’est de Vienne que partirent bon nombre de convois qui, entre mars 1938 et septembre 1939, réussirent à faire débarquer ‘‘illégalement’’ environ 17000 immigrants Juifs en Palestine » (Pitot, 35),  le 12 septembre 1940, à l’aide des vapeurs Astrea, Uranus, Helios, Schönbrum et Mella. Cependant, une fois arrivés à Haïfa, « [l]es passagers reconnurent tout de suite le Pacific et le Milos qui les avaient précédés de trois semaines […]. Ils remarquèrent également un gros paquebot gris, ses cheminées fumant » (Pitot, 82).  L’île avait accepté de recevoir les 1770 passagers du Milos et du Pacific (Pitot, 104) et le Patria était à sa capacité maximale. On officialiserait la « déportation » des Juifs après le départ du Patria mais ce dernier est « victime d’une explosion et coule dans le port d’Haïfa » (Bruno Cunniah, 2012, 121), ce qui sonne le glas des rêves des futurs détenus de Beau-Bassin. Le Johan de Witt et le Nieuw Zeeland seront alors les « deux navires […] détournés d’une mission moins importante pour emporter vers Maurice le pitoyable troupeau humain que l’on avait évacué d’Atlit » (Pitot, 133).

De l’Histoire à la fiction

La fiction semble puiser de la réalité historique même si la transformation des faits réels en matière romanesque peut donner lieu à des paradoxes féconds. L’incipit du roman de Nathacha Appanah, un flashback, fait allusion à David, lorsque Raj dit : « J’ai revu David hier. J’étais dans mon lit, j’avais l’esprit vide, le corps léger, juste une douce pesanteur là, entre les yeux » (Appanah, 7), comme s’il faudrait s’armer d’interrogations pour en dégager le sens. La fiction – ce « royaume des métamorphoses » (André Petitat) – s’autorise une dimension esthétique que la réalité pourrait ne pas cautionner. Tout n’est qu’un jeu de miroirs et de perspectives clivées. Il y a la violence du père de Raj et « une grande partie de [sa] vie et de [son] énergie avait tourné autour de cette violence-là » alors qu’il reconnaît « que ce n’était pas ce qu’il y avait de plus important » (Appanah, 94).

Aussi, lorsque les Juifs demandaient « sans cesse quand repartait le bateau pour Eretz » (Appanah, 86), nous percevons comme un écho à l’ouvrage de Pitot : « Ils avaient beau s’être habitués au climat et aux fruits tropicaux, ils avaient beau admirer les paysages et la végétation qu’ils commençaient peu à peu à découvrir, de nombreux réfugiés n’aspiraient néanmoins qu’à une chose : partir ! » (176). L’œuvre d’Appanah met en exergue le tragique dans tous ses états ; la mort des deux frères de sang du narrateur, la violence d’un père alcoolique et la mort de son frère d’âme. De plus, l’atmosphère étouffante de la prison débouche sur des abus physiques et psychologiques. Comme le précise Michel Foucault (1975), il existe une relation directe entre l’espace carcéral et les corps « contraints », ce qui donne lieu à « de la colère aussi » où des « malades envoyaient les plateaux contre les murs, crachaient et hurlaient […] leur haine contre cette prison, cette île » (Appanah, 86-85). Alors que Raj n’arrive pas à rencontrer son ami, l’habitude de le voir et d’aller dans la forêt résonne comme une « drogue et à chaque inspiration, une bouffée de sérénité et d’espoir [le] remplissait » (Appanah, 101).

Au-delà du fait historique

La construction de l’imaginaire d’un écrivain est un acte intime. Le travail d’écriture – un processus en mouvement – exige certaines qualités pour permettre à la magie du maniement des mots d’opérer. Dans À bientôt Eretz Israël !, Ruth Sander-Steckl raconte son expérience de détenue à Maurice à 17 ans. Certains documents ayant appartenu à des détenus permettent de comprendre leur quotidien comme des autorisations accordées aux femmes pour avoir accès au camp des hommes ou des photographies qui saisissent des instants vécus à Maurice (Yad Vashem) et agissent comme un puissant outil de témoignage permettant de scénographier une histoire collective. Les artéfacts, ustensiles, souvenirs, poèmes écrits à Maurice, portraits et caricatures (Beit Lohamei Haghetaot Archives) agissent comme des empreintes chargées d’émotion. Au cinéma, La Dérive de l’Atlantic (2002) de Michel Daëron relate l’histoire d’une détenue à Maurice de 1940 à 1945. Le dernier frère quant à lui donne lieu à un brouillage narratif où se mêlent parfois narrateur invoqué et narrataire extradiégétique. Les personnages-enfants qui évoluent dans un univers où l’impossible devient possible donnent lieu à une forme de déréalisation vécue par Raj et David et placent l’œuvre dans la perspective du roman d’apprentissage. Un personnage en marge de la société (pauvre, orphelin, et Juif) est mis en avant alors que les deux enfants semblent mener une vie où certains éléments convergent comme par effet de miroir. À la mort de David, Raj récupère « sa chaîne avec l’étoile de David » pour la lui restituer « après soixante ans » (Appanah, 189), en la déposant, dans sa boîte rouge, « entre le granit noir de sa tombe et la terre » (Appanah, 211). Symboliquement, pour rejoindre les 126 Juifs enterrés au Cimetière St-Martin, le plus jeune étant un enfant mort-né, inhumé le 13 juin 1943 et la plus âgée ayant 74 ans, inhumée le 13 mars 1941(Pitot, pp. 271-272).

Conclusion

Au-delà de sa référence à l’Histoire, le roman de Nathacha Appanah nous pousse à réfléchir aux marges ou encore à la relation extrêmement complexe de la domination et de la périphérie. Il a paru pour l’auteure nécessaire de légitimer sa démarche en démontrant dans son roman les nuances de ces interactions. Mais, entre Histoire et littérature, existe-t-il une ligne frontalière ou peut-il exister un rapport dialogique ; comment (re)dire l’Histoire alors que la distance spatio-temporelle rend l’exercice ambivalent ; et, jusqu’où peut-on esthétiser l’horreur du passé ?

Remerciements

Mes remerciements vont à Yad Vashem, l’Institut international pour la mémoire de la Shoah (Jérusalem, Israël), au Beit Lohamei Haghetaot Archives (Ghetto Fighters’ House museum) (Galilée, Israël) ainsi qu’au Docteur Alain Bouaziz, à Paris, pour leur soutien indéfectible dans le cadre de mes recherches.

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Dr. Sonia Dosoruth

Docteur en Littérature et civilisation françaises de l’université Paris-Sorbonne, Sonia Dosoruth est Senior Lecturer au département de français de l’université de Maurice. Elle est également Maître de conférences qualifié par le Conseil National des Universités en France (Section CNU : 9°- Littératures francophones).

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