La lucidité du père et l’euphorie du fils

UMAR TIMOL

Il y a bien sûr cette petite voix en vous, qui vous empêche d’y croire, qui vous rappelle à la lucidité, qui vous dit que cette île a trop l’habitude de la médiocrité, de l’asservissement, de la bêtise pour qu’il puisse se produire un quelconque changement. Cette manifestation est un élan de l’inutile, d’ailleurs on parle déjà de tentatives de récupération et de manipulation, difficile, dans les circonstances, de discerner le vrai du faux. Et cette figure du Sauveur, qui vient de nulle part, suscite chez vous la vigilance et le scepticisme. Cette illusion durera sans doute un temps avant d’être ensevelie sous le poids de nos habitudes mortifères. Cette petite voix vous rappelle que si vos compatriotes sont descendus dans la rue ce n’est pas tant parce qu’ils sont des idéalistes mais parce que la conjoncture économique est catastrophique, ce qui les motive ce n’est pas tant l’utopie d’une vie meilleure mais les virtualités de la faim et de la précarité. Vous ne les connaissez que trop bien, l’île de l’hyper religiosité où l’on vénère l’argent et le pouvoir où tous les coups bas sont permis pour réussir, quelle blague, quelle blague monstrueuse, l’île qui pratique savamment l’art sadique des hiérarchies, nous avons érigé sur l’autel de nos compromis des idoles politiques, on prend les mêmes et on recommence, remplacer le pire par le moins pire et le moins pire par le pire, la domination avec la complicité des dominés, nous célébrons notre mauricianisme mais nous sommes une société divisée, hiérarchisée, segmentée, le citoyen mauricien, celui qui serait toujours ‘communaliste’ sans y paraître, nous avons au bout du compte la société que nous méritons. Elle vous dit qu’il n’y aura de changement que s’il y a un projet et que cette débauche d’énergie, cet enthousiasme des corps et des cœurs risquent de mener à rien, on n’invente pas un nouveau monde, avec des cris, aussi passionnés soient-ils. Elle vous dit aussi que les structures de la domination sont vastes et systémiques, qu’elles sont enracinées dans la chair du monde, que la domination vécue ici est inscrite dans d’autres formes de domination ailleurs, que nous sommes, dans un certain sens, dans un état de guerre permanente où les puissants veulent, pas tous les moyens imaginables, perpétuer leurs privilèges, que cette pathologie du pouvoir est tenace et viscérale et qu’il en faudra bien plus pour en venir à bout.

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Il y a bien sûr cette petite voix. Puis il y a le visage de votre fils. Il est jeune et il y croit.

Et sa voix est celle de l’euphorie, celle du lyrisme de ces dizaines de milliers de corps réunis, une vaste marée humaine qui scande l’humain, le citoyen mauricien, une même appartenance, enfin, au-delà de toutes les différences, au-delà de toutes les hiérarchies. Et sa voix vous dit que si le monde est chaotique, que nos mains sont toujours sales et si on ne peut toujours espérer le meilleur on peut tout au moins empêcher le pire. Et elle vous dit que cette manifestation est une victoire, aussi infime soit-elle, qu’elle est un signal fort, que le peuple est éveillé et conscient, de ses droits et de ses rêves et qu’il ne se laissera pas faire désormais. Elle vous dit que les critiques n’ont pas tout à fait tort, il est utile et nécessaire de procéder à la mise à nu analytique d’un mouvement populaire, en connaître les ressorts pour qu’il n’y ait pas de dérives mais qu’on ne peut, au nom d’un quelconque puritanisme idéologique ou de je ne sais quelles théories complotistes et fumeuses perdre de vue l’ampleur du phénomène et cette énergie des possibles. Elle vous dit qu’il faut comprendre que toutes les personnes qui ont défilé, – le citoyen lambda, ordinaire, innocent à la limite –, ont certes des agendas différents mais qu’ils ont en commun un même sentiment de ras le bol, de dégoût et qu’ils ne sont pas, comme certains intellectuels, vraisemblablement égarés dans les labyrinthes de l’hyper intellectualisation, veulent le faire accroire, des idiots qu’on manipule ou des fascistes. Elle vous dit que c’est une nouvelle page dans un vieux livre qui n’en contenait plus et c’est à nous, à nous tous, avec nos moyens dérisoires, d’écrire cette page et d’altérer ainsi le sens de l’Histoire.

Vous lui dites de tempérer son enthousiasme. De ne pas se faire trop d’illusions. Tu devras aller ailleurs pour que tu puisses t’épanouir. Il vous répond que peu importe où il sera, ici ou ailleurs, il ne se satisfera pas de la médiocrité parce qu’il a la rage d’exister, cette rage qui dit l’euphorie lumineuse de l’insoumission, la forme la plus aiguë de la lucidité.

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