La pré-histoire de la littérature mauricienne (2e partie)

Le développement de l’Isle de France s’affirme sur plusieurs plans parmi lesquels une structuration coloniale appelée à être pérenne, le développement d’une imprimerie publiant des documents visant à donner une quadruple vocation à l’île (informer, convertir, enseigner et divertir), l’évolution intellectuelle de sa société soucieuse de regrouper les intellectuels en des cercles de réflexion… Pour aboutir à des résultats tangibles, ce développement doit s’appuyer également sur un lectorat et sur un début de production littéraire.

- Publicité -

Le développement d’un lectorat

Les informations disponibles sont fragmentaires et ne peuvent permettre de dire avec précision qui lisait quoi. La population est restreinte : le recensement de 1797 donne 59 020 habitants dont 49 080 esclaves, 3 703 libres et 6 237 blancs. Le lectorat, difficile à chiffrer, y était probablement limité tant les commentaires des voyageurs font état d’un analphabétisme régnant en maître et d’une éducation balbutiante reposant sur des enseignants aux compétences relatives. Des livres et des journaux d’Europe circulent cependant, les célèbres Mercure de France et Edinburgh Review entre autres. L’historien Toussaint note qu’en 1791, 250 abonnements avaient été recueillis pour un journal officiel à créer, ce qui, par extrapolation, permet de supposer que les premières productions journalistiques locales tiraient à trois ou quatre cents exemplaires au moins. La revue Archives de l’Ile-de-France fera le point fin 1818 sur sa première année de parution et soulignera le handicap que constitue « une colonie de peu d’étendue où (…) la partie lettrée de la population est peu nombreuse » et « où un journal privé de toute ressource accessoire ne saurait compter plus de 250 abonnés. »

Les librairies existent : Toussaint évoque une première librairie qui daterait de 1787, quatre libraires qui vinrent s’installer entre 1790 et 1803 et un cabinet de lecture à partir de 1810. Lorsqu’un des frères Baron qui tenaient une librairie à la Place d’Armes meurt en 1807, son frère hérite d’un fonds de près de 10 000 volumes en plusieurs langues : parmi les titres (Archives nationales, cote NA38, vol 25a), des abécédaires, une centaine de dictionnaires, des encyclopédies, près de 150 livres d’histoire, une cinquantaine de récits de voyage, plusieurs mélanges littéraires, trois œuvres de Bernardin de St Pierre… Par ailleurs, une étude menée par Olivier Caudron sur 146 inventaires après décès montre que 49 de ces inventaires mentionnent des livres, souvent « des collections (…) de nature encyclopédique », des ouvrages d’histoire de France, de philosophie, d’histoire naturelle, du Beaumarchais, du Diderot, du Molière, du Montaigne, du Montesquieu, du Rabelais, du Rousseau, du Voltaire, … 

Le livre n’est donc pas un objet rare à l’île de France. Les librairies et cabinets de lecture sont importants et nombreux : l’Almanach de Maurice de 1837 évoque une Librairie de Maurice qui « contient 40 à 50 000 volumes et reçoit chaque année les ouvrages nouveaux qui paraissent en France et en Angleterre ». On peut également y emprunter des livres et la librairie est ouverte tous les jours de 6h00 du matin à 6h00 du soir. Un cabinet de lecture est attaché à cet établissement… La même publication mentionne cet autre cabinet de lecture existant à quelques centaines de mètres du précédent et offrant, lui, « 2 500 volumes des meilleurs auteurs » et des journaux de plusieurs pays. Autre exemple enfin, toujours de 1837 et extrait du même Almanach : il existe un cabinet littéraire fondé « par souscription », animé par des pasteurs anglicans et ayant un total de 125 membres.

La production littéraire

La littérature produite durant cette période reste relativement pauvre en quantité. Entre 1800 et 1839 paraissent 19 textes littéraires : 9 pièces de théâtre, 9 recueils de poésie (dont 2 publiés hors de Maurice) et 1 œuvre en prose. Les pièces de théâtre en question sont en général des vaudevilles ou des comédies entremêlées de chants. Mais le nombre de pièces écrites localement à cette période (dont deux en créole) est important et reflète bien l’intérêt des Mauriciens pour cette forme d’expression. S’agissant de la poésie, les 9 recueils recensés offrent un aperçu intéressant de cette créativité littéraire en devenir :

parce que le premier recueil poétique mauricien est finalement le fruit d’une initiative anglaise dans un pays ayant été français pendant 95 ans: sorti en 1814 ce recueil porte le titre de Fugitive and Miscellaneous Verses in English and French ; son auteur est « an English Gentleman residing at the Mauritius » ; il est édité quatre ans seulement après la conquête de l’île; et, en modèle de fair-play, il fait part égale aux deux langues, l’anglais et le français ;

parce que la troisième publication poétique (la deuxième est en français) sera en créole : Les Essais d’un bobre africain de François Chrestien en 1822 fait entrer sur la scène littéraire locale la population noire même si celle-ci est alors toujours assujettie à l’esclavage en utilisant sa langue pour adapter librement du La Fontaine ou pour décrire certaines situations insulaires spécifiques. François Chrestien, qui devint interprète de créole auprès des tribunaux, faisait œuvre utile et attendue : il réédita ses Essais enrichis d’une dizaine de nouveaux poèmes en 1831 et de nouveau en 1838, signe d’un intérêt manifeste suscité dans le lectorat d’alors (le Creole Speaking Union a récemment donné une nouvelle vie à ce texte) ;

parce que l’envie d’écrire en poésie se développe et ceci principalement à travers des alexandrins ou d’autres formes classiques dont les auteurs respectent scrupuleusement les exigences: l’île Maurice anglaise produira ainsi, dans une édition parue en Philadelphie mais sous la plume d’un éminent fonctionnaire local (Hubert-Louis Lorquet était professeur au Royal College of Mauritius), un des plus beaux et des plus lyriques poèmes sur Napoléon ;

parce que les recueils publiés en 1832 et en 1837 de Charles Castellan et l’édition posthume en 1832 de textes de Pitot et de quelques autres sont de parfaits exemples de ce que des rimailleurs peuvent produire en bons sentiments et en mauvais vers, même s’ils choisissent d’évoquer le pays natal.

Quant à la prose, elle se limite, en cette phase de pré-histoire, à une œuvre : le roman épistolaire déjà cité, Sidner ou les dangers de l’imagination, racontant des amours tragiques aux accents goëthiens, se déroulant dans une contrée lointaine, froide et brumeuse.

Les freins de l’agenda politique et social

La pauvreté de cette production trouve peut-être un élément d’explication dans l’agenda politique et social de l’île particulièrement dense en ce début de siècle et qui laisse peu de place au divertissement littéraire, à savoir: – en 1810, une défaite militaire et un changement drastique de tutelle politique avec, en filigrane, la forte et régulière pression anti-esclavagiste de nouveaux maîtres, – en 1825, la formation d’un Conseil de Gouvernement composé uniquement de fonctionnaires anglais nommés, – en 1829, la reconnaissance des droits civils et politiques de la population de couleur, à savoir mulâtres et métis; – en 1831, l’abolition de la censure qui pesait sur la presse; – en 1832, l’élargissement du Conseil de Gouvernement à des membres nommés issus des rangs des planteurs et négociants; – en 1835, l’abolition de l’esclavage et le paiement d’une compensation monétaire concédée par l’Angleterre aux propriétaires sucriers; – dès 1835, l’afflux de travailleurs indiens qui seront, jusqu’en 1909, importés massivement surtout pour travailler sur les propriétés sucrières; – en 1836, la libéralisation de l’éducation permettant à des écoles privées de fonctionner en toute liberté … 

Dans ce contexte, comment s’étonner qu’en 1816, une revue, L’Écho des journaux, se donne pour devise : « On peut à défaut d’esprit / Emprunter l’esprit des autres » en proposant au lectorat d’alors des nouvelles d’Europe et de France, des extraits de la Gazette du Gouvernement sur les esclaves et marrons recherchés, des charades, énigmes et logogriphes ainsi que des couplets ! Quand son successeur, les Archives de l’île de France, voudra « chercher à instruire les colons de Maurice de ce qui se passe de plus intéressant sur les scènes politiques et littéraires de l’Europe », un lecteur sera prompt à réclamer « non pas de la science » mais « de l’amusement » à travers poèmes, énigmes, charades, épîtres et couplets. Fournir de l’amusement sera l’objectif d’une autre revue qui en 1822 paraît tous les 5 jours : les Annales des modes, des spectacles et de la littérature récréative dédiées aux dames, créé pour parler « de ces riens agréables qui assassinent l’ennui, en charmant les instans (…) [de] spectacle, littérature, une jolie fable, un conte, une agréable sornette ; l’anecdote du jour (…), l’aventure de la veille »

Cette phase de pré-histoire de la littérature mauricienne va atteindre enfin son seuil avec le Keepsake mauricien de 1839 et, plus particulièrement le manifeste qu’y signera Eugène Bernard.

 

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -