La pré-histoire de la Littérature Mauricienne (3e et dernière partie)

Depuis le passage à l’administration britannique en 1810, une nouvelle exigence a vu le jour pour les colons d’origine française ayant choisi de rester : consolider la place de la langue et de la culture française. Certes, un article de l’acte de reddition préalable à ce changement de tutelle affirmait que langue et religion pratiquées seront maintenues… Mais, lorsque le congrès de Vienne de 1815 confirme que l’île Maurice restera anglaise comme l’avait décidé le traité de Paris de 1814, cet acte lié à la capitulation militaire est de facto caduc : rien ne peut empêcher l’administration britannique de renverser les choses au profit de la langue anglaise, ce qu’elle commencera d’ailleurs à faire dès les années 1830… On peut expliquer la floraison ultérieure de journaux, de revues et de productions littéraires par le souci d’une frange de la population de maintenir à tout prix la langue française comme la langue mauricienne par excellence afin d’éviter une anglicisation à outrance. D’autres colonies britanniques préalablement françaises ont eu moins de chance en la matière, comme l’île de Sainte-Lucie aux Caraïbes. Il y a donc urgence à développer – entre autres – une créativité littéraire pérenne et, pour cela, il faut sortir des balbutiements littéraires, capitaliser davantage sur les acquis en matière logistique et entrer en littérature par la grande porte… Le Keepsake mauricien de 1839 – première production littéraire post-abolition – va jouer ce rôle.

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Le KEEPSAKE MAURICIEN, un manifeste littéraire et culturel audacieux

Le Keepsake Mauricien

En 1839 est publié ce qui peut être considéré comme un moment décisif de la production littéraire mauricienne : le Keepsake Mauricien signé d’un collectif d’auteurs sous la houlette de deux personnalités de l’époque, Hyacinthe Husson, d’origine française, et Hutton Rowlandson, d’origine anglaise, formant avant l’heure une sorte d’entente cordiale. Le terme ‘keepsake’ a été mis à la mode par le romantisme français et désigne une publication, souvent à numéro unique, comparable à des annales et dans lequel les genres sont mélangés. L’utilisation d’un terme anglais fait partie de ces nombreux emprunts ‘exotiques’ propres aux romantiques. Le Keepsake mauricien ne dérogera pas à la tradition : l’édition de 1839, riche de 25 textes dont 6 en anglais, contient des poèmes, des contes, des récits historiques, des réflexions philosophiques portant, pour la plupart, sur Maurice, ses paysages, ses lieux de promenade pittoresques, ses mythes, ses curiosités et ses réalités. L’objectif réel de ce collectif de textes devient, en fait, plus évident à la lecture du texte stratégiquement placé en postface et signé d’Eugène Bernard, auteur préalablement d’un Essai sur les nouveaux affranchis de l’île Maurice (Maurice, Imprimerie du Mauricien, 1834), Eugène Bernard était également membre de la Société d’Émulation Intellectuelle de 1805 aux côtés de Charles Thomy Pitot qui avait en son temps hébergé le navigateur anglais Matthew Flinders lors de sa détention à l’Isle de France. La contribution de Bernard au Keepsake est intitulée « Aux Jeunes Mauriciens ». Sur 24 pages, avec des mots inhabituels pour l’époque et une lucidité appréciable quant à la situation des arts et des lettres dans la société mauricienne d’alors, ce texte est à la fois cri d’alarme et appel. Le ton employé et l’empathie générale du texte relèvent clairement du manifeste littéraire, genre que Stendhal avait adopté une vingtaine d’années plus tôt pour défendre et imposer avec succès les ambitions esthétiques du romantisme. Le Keepsake mauricien est en fait le premier manifeste littéraire mauricien et constitue une initiative audacieuse.

Le Keepsake Mauricien-1839

« Je conçois, ô jeunes Mauriciens, » peut-on y lire, « que vous vous intéressiez peu à ce qui vous entoure. Comment les comparaisons désespérantes que l’on a faites si souvent de votre île avec l’Europe n’auraient-elles pas comprimé votre imagination ou même fait disparaître tout à fait à vos yeux les sublimes beautés que votre pays offre à chaque pas ! » Regrettant, d’une part, que « le goût de la littérature » ne soit pas « plus vif et plus général à Maurice » et, d’autre part, que l’école n’y soit pas un facteur d’encouragement, Eugène Bernard constate et déplore que « malgré la tendance générale au perfectionnement intellectuel, nous ne nous sommes point encore débarrassés de cette malheureuse préoccupation qui nous fait croire qu’on ne peut se livrer avec succès à l’étude des sciences et des arts hors de l’Europe. (…) L’esprit, le jugement, le savoir, le génie n’ont point de patrie spéciale, ils appartiennent à tous les peuples parvenus à un haut degré de civilisation. »

À l’idée, fausse, que Maurice, « injustement frappé(e) de prosaïsme », est dans ses dimensions et son existence coloniale « si informe » qu’il y manque des sujets inspirateurs, Bernard entreprend, avec force et lyrisme, de démontrer que tout l’environnement mauricien se prêterait à être des thèmes d’écriture : « Mais quoi ! vos rapports continuels avec les deux premières nations de l’Europe, vos communications fréquentes avec l’Inde et une partie de l’Afrique, votre ciel si beau, si pur, vos ouragans périodiques, vos montagnes si curieusement découpées, cette vaste mer qui vous entoure, ces nombreux vaisseaux qui vous arrivent des différents points du globe, ces Indiens, ces Arabes, ces Chinois, ces Madécasses, hommes de costumes et de mœurs bizarres, que vous voyez circuler autour de vous, tout cela, ô jeunes Mauriciens, ne parle-t-il pas vivement à votre imagination ? Votre île n’est-elle pas aussi une terre toute de poésie, terre nouvelle pour les arts, terre qui peut inspirer des pages éloquentes, des tableaux remplis de beautés pittoresques et de vérités sublimes, de descriptions fidèles et gracieuses, dont chaque ligne sera un hommage rendu à la patrie ? » Le ton est donné et la large place accordée aux citations de la contribution d’E. Bernard au Keepsake est justifiée car il s’agit d’une véritable exhortation à l’écriture par quelqu’un du cru. En effet, pour la première fois, un Mauricien fait l’éloge de l’île, passe en revue des thématiques identitaires et s’appesantit sur le lien devant exister entre écriture et patrie, patrie voulant signifier ici l’île habitée, vécue, aimée. « Vous n’avez pas besoin de vous préoccuper des sensations que l’on éprouve dans la vieille Europe, qui est loin de vous, que vous ne connaissez pas ; (…) l’île qui vous a vu naître a aussi sa poésie, ses charmes, ses souvenirs historiques, et que de tels sujets d’émotions doivent vous être plus chers que tous les autres… Ah ! on aurait pu vous amener plus tôt à ces idées aussi touchantes que naturelles : on ne vous a pas assez parlé de votre pays. »

Ce texte marque, dès lors, un tournant et déclenche une prise de conscience nouvelle. La phase de pré-histoire va céder la place progressivement à une production de plus en plus abondante, de plus en plus structurée, de plus en plus centrée sur l’île. La période d’émergence d’un champ littéraire mauricien commence.

Le temps de l’émergence

Tout porte à penser que l’appel du Keepsake a eu l’effet escompté : les décennies suivantes allaient être témoins d’une productivité littéraire accrue, principalement en poésie. De 1840 à 1900 sont publiés pas moins d’une soixantaine de recueils de poèmes, une quinzaine de pièces de théâtre et une dizaine de textes en prose (en général des nouvelles ou des contes). Peuvent y être ajoutées, peut-être, les romances (au nombre d’une trentaine) rédigées et publiées localement accompagnées des partitions nécessaires, la musique étant souvent composée par des mélomanes mauriciens… À titre documentaire, il convient de noter cet opéra intitulé Cromwell et Charles II publié en 1843 et composé par les Mauriciens Anatole Olivier, Numa Bouton, Isidore Lolliot. Parmi ces poètes, certains ne publieront qu’une seule œuvre, comme Moïse Constant (1854), Volcy Delafaye (1858), Victor Jubien (1842), Saint-Greux Lavoquer (1863), Roquefeuil-Labistour (1881) par exemple. D’autres publieront de nombreux recueils tels Artus Orieux (2 recueils en 1858), Henri Lavignac (1859, 3 recueils en 1860, 1871), Fernand Duvergé (6 recueils en 1876, 1880, 1882, 1887, 1889), Charles Gueuvin (3 recueils en 1883, 1891, 1897), Thomas W. Blackburn (3 recueils 1880, 1889, 1894), Léoville L’Homme (10 recueils en 1877, 1881, 1888, 1892, 1897). Les pièces de théâtre seront des drames, des vaudevilles et des comédies. L’une d’entre elles (Pas possible, comédie en un acte, 1891) est due à un Anglais, Jerningham, qui occupait les hautes fonctions de Gouverneur de Maurice. Il a publié, en outre, un roman qui fut traduit par Marie Leblanc en 1893, 3 compositions musicales et une farce en un acte (1895) ainsi que trois séries de lettres aux Mauriciennes (1897). Quant aux textes en prose, ils datent surtout d’après 1882, le déclencheur ayant été les Lettres à ma cousine signées Le petit chose, pseudonyme d’Ange Galdemar.

L’émergence est bien en voie avec cette production littéraire accrue.

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