La précarité à Maurice

AVINAASH I. MUNOHUR

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Politologue

Afin de commémorer les 20 ans des émeutes de février 1999 – qui avaient produit à la Résidence Mère Teresa des scènes malheureuses –, l’Ong Projet de Société a choisi d’investir les rues de ce quartier avec une installation composée de fresques murales de divers artistes mauriciens et étrangers, une statue de Nirmal Hurry mettant en scène le chanteur Kaya, ainsi que l’aménagement d’un espace vert, qui fait aujourd’hui office de petit parc pour les habitants. Cette initiative, nommée Sime Lalimier, avait pour but revendiqué de faire de Résidence Mère Teresa un musée à ciel ouvert. Ce lieu et ses habitants ont souvent été les victimes d’un certain regard négatif et stigmatisant, associant volontiers l’ensemble des résidents à des comportements indignes, comme dans beaucoup d’autres quartiers de notre pays malheureusement. Nous sommes bien forcés de constater que, même en 2019, lorsque l’on représente une cité – par exemple dans les médias ou sur les réseaux sociaux –, les images liées à la délinquance, au chômage, aux addictions et à l’exclusion sont souvent celles mises en avant. Nous avons ainsi le fâcheux réflexe d’opérer une généralisation qui assimile tous les habitants de ces lieux à ces images négatives – chose qui participe à la production d’une distance, voire même d’une frontière, entre eux et nous. Ce réflexe n’est pas anodin, tant circule sur ces quartiers un regard lourd de préjugés, issu de constructions mentales qu’il est grand temps de déconstruire et dont les habitants ont bien du mal à se défaire.

Sous couvert donc d’installer un musée à ciel ouvert à Résidence Mère Teresa, l’objectif de Projet de Société n’était pas seulement d’embellir ce quartier mais également de permettre à ce lieu, qui est comme une enclave au cœur du village de Triolet, d’ouvrir ses portes invisibles aux regards extérieurs. L’objectif d’une installation comme Sime Lalimier n’est ainsi pas uniquement la transformation esthétique d’un lieu, mais de produire également une ouverture de l’espace même du lieu, où se situe l’installation vers l’extérieur. L’art devient ainsi une invitation à construire un lien avec l’Autre là où l’aménagement urbain avait produit une frontière dont l’objectif était de garder cet Autre enfermé et isolé (1). Le simple fait de marcher le long des ruelles où se succèdent les belles fresques colorées produit presque naturellement un changement de regard sur la Résidence Mère Teresa, car c’est bel et bien elle-même que nous sommes invités à explorer à travers cette installation. Et au lieu d’y voir ce que les préjugés nous ont appris à voir, nous découvrons un lieu de vie qui n’est absolument pas différent des autres. Un lieu habité par des personnes qui travaillent, par des enfants qui vont à l’école, par des femmes affairées aux tâches ménagères dans leurs maisons, par des adolescents qui jouent sur le terrain de football aménagé à cet effet, qui s’adonnent à la danse ou à la musique, ou qui socialisent tout simplement entre eux.

Entraves à l’inclusion

Comme tout quartier, Résidence Mère Teresa vie ses joies et ses peines. Il ne s’agit en aucun cas d’un lieu de misère–chose qui n’existe heureusement que très peu aujourd’hui à Maurice – mais, en parlant aux habitants, nous comprenons vite qu’une certaine précarité y règne. Il ne faut pas confondre la précarité avec la pauvreté ou la misère. Il s’agit d’un phénomène social et économique différent, qui est la conséquence directe de la multiplication des barrières et des entraves à l’inclusion de toutes les composantes de la société à la logique du développement dans les pays développés ou en voie de développement. En d’autres termes, la précarité n’est pas un phénomène issu des économies du sous-développement ou des économies de misère, mais une production sociale propre aux économies riches et prospères.

Joseph Wresinski, prêtre diocésain, intellectuel public et ardent défenseur des Droits de l’Homme, définit la précarité comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux – droits à la sécurité, au logement, à l’éducation, à la santé… »

La précarité affecte ainsi toute une multiplicité des domaines de la vie, ceux notamment liés à la possibilité même de garantir la dignité des conditions de vie dans une société moderne. Ceci signifie que même si des individus travaillent, ont un logement adéquat, ont un pouvoir d’achat correct, vivent dans un environnement sain et ont une situation familiale stable, ils ne sont pas à l’abri de basculer dans une spirale les menant vers l’exclusion et la misère. D’ailleurs, dans les conditions sociétales modernes, absolument aucun individu n’est à l’abri d’un tel basculement car la précarité ne relève pas d’un manque originel de ressources ou de moyens mais d’une séparation entre les individus, les ressources et les moyens leur permettant de construire dignement leurs vies – grâce notamment à l’accès à la sécurité d’emploi, la propriété privée, à un système de santé et à une éducation de bonne qualité. Et dans ce système, le déclencheur de la spirale peut être n’importe quoi : la perte d’un emploi, un accident, une addiction, le surendettement, un désastre environnemental ou même un drame sentimental peuvent faire entièrement basculer la vie d’un individu dans une spirale incontrôlable, où ce dernier peut glisser inexorablement vers la misère, l’exclusion et l’insécurité.

Il a été démontré en France que le milieu social dans lequel évolue un individu a d’ailleurs un effet direct sur la résilience aux phénomènes de précarisation. Il en découle que les individus issus de la classe ouvrière ou de la petite classe moyenne sont plus exposés aux risques d’un glissement sans possibilité de retour vers une situation stable de sécurité, alors que des individus issus des classes plus aisées ont en général les moyens d’un redressement efficace. Il s’agit là, pour reprendre le terme d’Émile Durkheim, d’un « fait social total », ce qui signifie que « la multiplicité des paramètres, qui produisent un monde social, joue chacun un rôle déterminant dans la forme et la nature que prennent les processus de précarisation chez un individu dans une société donnée ». Ceci veut tout simplement dire que les données et les facteurs économiques, écologiques, sociaux, familiaux, linguistiques, religieux, ethniques, culturels ou encore politiques, dans lesquels évolue un individu, peuvent se conjuguer pour produire des situations de précarisation.

Le jeu de l’inclusion et de l’exclusion

Il s’agit là d’un point essentiel car des phénomènes qui peuvent sembler indépendants en surface, comme l’addiction aux drogues, les grandes inondations liées aux “flash floods”, la destruction de notre patrimoine écologique, le communalisme et la corruption sont en réalité des faits sociaux intimement liés par le fait de jouer un rôle moteur dans la production de la précarité dans notre pays. La haute financiarisation du capital, les métamorphoses du marché de l’emploi et de la nature de l’endettement des ménages (devenue principalement dette à la consommation), les bouleversements écologiques, ou encore la multiplication des phénomènes liés au crime et à l’insécurité redessinent toute une cartographie sociale que nos gouvernants ont encore du mal à appréhender à Maurice. Cette nouvelle cartographie possède ses processus et ses tendances propres, et la précarité y est un élément causal essentiel dans le jeu de l’inclusion et de l’exclusion des individus.

Il est donc impératif d’agir à partir de cette nouvelle donne, afin d’en contrer les effets négatifs sur les Mauriciens. C’est tout un ensemble de pratiques politiques et institutionnelles qu’il s’agit ici de revoir au plus vite. Nous ne combattrons pas efficacement les fléaux que sont la pauvreté, l’exclusion, l’insécurité, la délinquance, le chômage, le mal-logement ou encore l’addiction à Maurice aujourd’hui sans des mesures qui viennent également contrer les processus de précarisation.

Ces mesures passent par la modernisation efficace de nos politiques de santé publique, d’éducation, d’aide à l’emploi, de logement, de relance de la productivité, de modernisation de la police et des prisons, de lutte contre l’insécurité, de protection de l’environnement, d’assistance aux individus victimes d’addictions ou de violences diverses. Il est également urgent de combattre toutes les frontières et tous les obstacles identitaires – qu’elles soient communales, castéistes, ethniques, raciales ou religieuses – qui participent à la production de la division sociale et à la stigmatisation de certains individus – stigmatisation dont le résultat est de pousser ces individus dans les marges de notre société. Par delà l’injustice sociale et l’impératif moral, il s’agit d’un frein intolérable au développement humain et au développement économique dans une île Maurice, qui se dit pourtant tournée vers l’avenir. La question de l’égalité citoyenne et sa mise en pratique deviennent ainsi une obligation pour nous tous car notre modèle de la multiculturalité – qui n’est pas sans ses mérites – est aujourd’hui entièrement exposé au risque de devenir un ralentisseur de croissance, un frein au développement humain et un producteur de précarité pour un nombre croissant de nos concitoyens – toutes communautés confondues.

Le combat est donc double : institutionnel, à travers la modernisation des politiques publiques; et représentationnel, à travers le combat pour l’égalité de tous. Des initiatives comme Sime Lalimier s’inscrivent clairement dans cet objectif d’aider à faire tomber les barrières et les frontières, en changeant notre regard sur nos concitoyens et en aidant à déconstruire les clichés et les préjugés que nous cultivons si bien, et depuis si longtemps, l’Un envers l’Autre à Maurice.

Note

1) Le film Lonbraz Kann du réalisateur David Constantin est un sublime exemple de l’introduction d’un regard extérieur dans cette logique de la production de l’enfermement à Maurice : https://www.lemauricien.com/article/lonbraz-kann-genese-de-la-logique-de-lenfermement-a-lile-maurice/

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