L’Amérique dans le regard de Toni Morrison, toujours d’actualité

« Pour nous aimer, nous avions besoin de nous réapproprier notre passé, nos racines » [Toni Morrison]

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REYNOLDS MICHEL

 

Il y a une année, dans la nuit du 5 au 6 août 2019, à l’âge de 88 ans, Toni Morrison, la grande voix de la littérature noire américaine et lauréate du prix Nobel en 1993, tirait sa révérence avec un sentiment de révolte inentamé. Depuis son premier roman, L’œil le plus bleu, paru en 1970, jusqu’à son onzième et dernier roman, Délivrances (en anglais : God Help the Child – 2015), en passant par la trilogie : Beloved (1987), Jazz (1992) et Paradise (1994), la grande romancière n’a cessé d’évoquer et de restituer les traumas, les blessures, les souffrances et les luttes de ses sœurs et frères noirs des États-Unis. Cette évocation-restitution des traumas et blessures de l’esclavage, de la ségrégation et des discriminations avait pour but de rendre quelque chose de ce passé-là afin d’y « faire face, et comprendre afin de transcender », précise-t-elle dans une émission de France Culture, A voix nue, en 2012.

 

Tous les romans de Toni Morrison, à une exception près, se déroulent dans un temps révolu, au temps de l’esclavage et/ou de la ségrégation. « À défaut de changer l’avenir, je change le passé », lance-t-elle dans une boutade. Plus sérieusement, elle croit aux vertus de la mémoire : « Plonger dans le passé, c’est habiter sa maison, écouter les ancêtres, être fier de soi. L’histoire des Noirs américains a longtemps été pensée par les autres. Il s’agit aujourd’hui de reprendre en main les rênes de notre imagination. D’autant que cette histoire, cette culture recèlent une richesse, un pouvoir, une couleur incroyables » (Interview au Journal  La Croix, 5-6/12/1993).

Une enfance bercée par les revenants et la musique

C’est pour introduire une voix noire et féminine dans cette histoire et « traiter des conséquences du racisme, traiter de la douleur que suscite le fait de découvrir que vous n’êtes rien à cause de la couleur de votre peau » que Toni Morrison débarque en littérature, comme elle l’a confié au Magazine Littéraire en janvier 2013. Elle voulait, après une carrière d’enseignante et d’éditrice, faire entendre une voix féminine qui vient de l’intérieur de la communauté intellectuelle et militante noire. Toni Morrison, Chloé Wofford de son vrai nom (celui du planteur, « maître » de ses grands-parents), connait le milieu de l’intérieur. Née le 8 février 1931 à Lorain dans l’Ohio, elle a passé son enfance dans cette petite ville sidérurgique proche de Cleveland, « dans un quartier de travailleurs où l’on trouvait des gens de toutes nationalités, des Polonais, des Italiens… », selon ses dires. Son père est ouvrier dans la métallurgie et sa mère femme de ménage. Anthony, abrégé en Toni, est le nom de baptême, en mémoire de St-Antoine de Padoue, qu’elle prend à 12 ans lors de sa conversion au catholicisme.

C’est dans une famille modeste de quatre enfants de l’Ohio que Chloé Anthony Wofford, la cadette de la fratrie, a donc grandi, et à une époque où la ségrégation était toujours en vigueur. Son père qui n’aimait pas les Blancs a vu, à l’âge de 14 ans, avant de quitter la Géorgie, deux hommes se faire lyncher. La peur d’être lynché pour les hommes ou violé pour les femmes, était présente, mais dans cette ville mixte où il n’y avait qu’un lycée « nous étions entourés d’abolitionnistes », déclare-t-elle. La joie de vivre était également présente. Avec une grand-mère éprise de tout le folklore des Noirs du sud et des histoires de revenants, un grand-père violoniste et fervent lecteur de la Bible et une mère qui chantait tout le jour Ella Fitzgerald, le blues et des arias de Carmen, Chloé Anthony Wofford a eu également une enfance bercée par des songes et la musique, tout en étant tournée vers des livres. « À 12 ans, j’ai travaillé dans une bibliothèque, je lisais tout le temps et je parlais des livres comme une adulte », déclare-t-elle. (Magazine Littéraire, n° 527, janvier 2013). Boursière, elle fait de brillantes études.

Introduire une voix noire féminine

La ségrégation, dit-elle, c’est quand je suis partie à l’université à Washington que je l’ai rencontrée vraiment. « Là, il y avait des séparations entre les gens de couleur et les Blancs ». En fait, c’est en 1954, après son diplôme universitaire qu’elle découvre la terrible violence de la ségrégation dans le Sud, sans toutefois faire encore le lien avec la situation générale, avec les meurtres d’Afro-Américains. La forte prise de conscience de la situation d’injustice faite aux Noirs et le combat pour sortir du silence assourdissant des femmes noires sont venus peu après, au cours de sa carrière d’enseignante et d’éditrice chez Randon House. Entretemps, elle a épousé Harold Morrison, un architecte qu’elle a connu à Howard. Elle divorce six ans plus tard, après avoir eu deux enfants avec lui, tout en gardant son nom d’épouse. Toni Morrison devient alors son nom de plume.

Pour combler une absence, la voix d’une femme noire, et faire revivre la mémoire de l’esclavage et les multiples et durables séquelles de la ségrégation, Toni Morrison écrit L’œil le plus bleu (en anglais The Bluest Eye en 1970). Elle a alors 39 ans et une longue pratique de la lecture et de l’enseignement. « Quand j’ai écrit L’oeil le plus bleu, c’était pour introduire cette voix [la voix d’une femme noire] dans la littérature et traiter des conséquences du racisme, traiter de la douleur que suscite le fait de découvrir que vous n’êtes rien à cause de la couleur de votre peau » (interview d’Alexis Liebaert, Magazine Littéraire, janvier 2013). The Bluest Eye est l’histoire tragique de Pecola Breedlove, une gamine de 11 ans privée d’amour maternel et violée par son père adoptif qui rêve d’avoir les yeux bleus à la Shirley Temple. Sa soif d’exister sous le regard de l’homme blanc la conduit à la perte de sa personnalité et elle finit aveugle et folle…

Dès le premier roman, tous les thèmes qui vont traverser son œuvre sont présents. La difficulté d’être noir.e dans une société où la question raciale est omniprésente. Les rapports de domination fondés sur la culture et le genre ou comment vivre dans une société où règnent l’intolérance, le rejet de l’autre et la violence ? Le rapport compliqué de la communauté afro-américaine avec l’identité. La remise en cause de la culture masculine noire et le thème de l’amour et ses distorsions : la haine, la trahison…

Des récits poignants  sur la condition noire

En exhumant le refoulé de l’histoire des Noirs Américains, les écrits de Toni Morrison abordent dans des récits poignants toutes les problématiques susmentionnées. Sula (1973), le deuxième roman de Morrison, raconte, au cœur de l’Amérique profonde des années 20 et d’un quartier de relégation, l’amitié de deux fillettes noires qui s’inventent, au cœur de la dure réalité qui les entoure, une autre vie, une vie plus belle et plus libre. Le Chant de Salomon (1977), son troisième roman, qui vaut à l’auteure le Book Critic Award est l’histoire d’un adolescent qui, pour fuir l’atmosphère haineuse et raciste de sa petite ville, part pour le Sud à la recherche d’un hypothétique trésor en ayant pour guide sa tante Pilate. Il finit dans sa quête par retrouver ses origines africaines. Jadine, l’héroïne de Tar Baby (1981), son quatrième roman, est mannequin de haute couture. Elle est attirée et déchirée entre l’Europe et l’Afrique. Instruite, belle, assimilée au monde blanc, elle est profondément insatisfaite et cela s’inscrit dans son corps.

Toni Morrison est déjà célèbre aux États-Unis quand elle publie Beloved en 1987 (prix Pulitzer en 1988). Mais en France, c’est à partir de là qu’elle est vraiment connue. C’est l’histoire d’une femme esclavisée, Sethe, qui reçoit la visite du fantôme de sa fille, sa fille qu’elle a elle-même tuée quelques années auparavant pour la délivrer de l’esclavage et qui revient solliciter l’affection maternelle. La maison hantée ‒– « Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé » (le début de Beloved, p 11) ‒– doit être ici lue comme métaphore de l’esclavage et de ses traces continuant de poursuivre les affranchis et leurs descendants. Toni Morrison essaie de restituer l’histoire afro-américaine en faisant revivre une mémoire dévastée et la tentation de l’oubli.

Après Beloved, Toni Morrison continue dans Jazz (1992), Paradise (1994), Love (2003), Un Don (2008) et Home (2012) de réécrire comme romancière l’histoire de la communauté africaine américaine en s’inspirant parfois des faits historiques. « La littérature, dit-elle, est une forme de transmission, de connaissance ». Dans God Help the Child (Que Dieu vienne en aide à l’enfant), son onzième et dernier roman paru en 2015, et le seul situé à l’époque actuelle, Toni Morrison revient sur la ségrégation et le racisme. Dans Délivrances, le titre français du roman, tout comme dans L’oeil le plus bleu, Toni Morrison dénonce la ségrégation fondée sur la pigmentation de la peau, dénonce le « colorisme ».

Ici, c’est la maman et non la fille qui est asservie au regard dominateur des Blancs. Toni Morrison décrit l’effroi d’une mère « au teint clair » qui accouche dans les années 1990, en Pennsylvanie, d’une petite fille noire, Lula Ann. Elle croit avoir péché en mettant au monde cette Lula Ann qui « lui fait peur tellement elle est noire ». Noire « comme la nuit, noire comme le Soudan, noire comme le goudron ». Lula Ann, qui, jeune femme se fait appeler Bride, pourra-t-elle se délivrer, se libérer du regard de l’autre ? Pourra-t-elle se remettre d’une enfance dévastée ? C’est l’idée que Toni Morrison explore dans ce roman où l’on retrouve nombre des thèmes qui  irriguent son œuvre (Cf. Florence Noiville, Toni Morrison, Libératrice,  In Le Monde, 28/08/2015).

Toni Morrison nous laisse une œuvre immense : 11 romans, mais aussi des essais dont Playing in the dark où elle s’interroge sur les représentations du Noir dans les œuvres de Melville, Edgar Poe, Mark Twain, Faulkner et autres, des livres pour enfants, deux pièces de théâtre et même un livret d’opéra sur son roman Beloved.  Lors de la remise du Nobel, l’Académie suédoise saluait dans l’œuvre de Morrison « une puissante imagination, une expressivité poétique et le tableau vivant d’une face essentielle de la réalité américaine ». Toni Morrison est une voix essentielle, puissante et libératrice de la littérature américaine. Elle fait suite à d’autres grandes voix noires de la littérature afro-américaine : Zora Neale Hurston, Langston Hughes, Chester Himes, James Baldwin, Maya Angelou… Poursuivre les combats contre le racisme et pour la mémoire de l’esclavage est le meilleur hommage que nous puissions rendre à Toni Morrison.

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